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Fred Keup et Alex Penning, ce samedi à la manif dans le quartier de la Gare
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 29.09.2023

En amont, Laurence Gillen aura répété les consignes à la manière d’un mantra : aucun « détournement », aucune « infiltration » ; « ce n’est pas une manifestation partidaire » [sic]. Ce samedi vers midi, alors que le cortège arrive devant la Chambre des députés, la co-administratice du groupe WhatsApp « Quartier Gare Sécurité & Propreté » reprend la parole : « La Gare est constituée à 85 pour cent de personnes non-luxembourgeoises. Ce qui signifie que tout ce que représente les extrêmes, et en particulier l’extrême-droite, n’est pas dans leur, ni dans notre idéologie. » Les applaudissements fusent parmi les quelques 400 manifestants. Les politiciens ADR Kartheiser, Keup & Co. applaudissent eux aussi, faisant mine de ne pas se sentir visés. Une heure plus tôt, quand le cortège s’est mis en mouvement, place de Strasbourg, Laurence Gillen a fait une bévue. Elle a tendu le mégaphone à Sylvie Mischel pour que celle-ci scande les slogans. Sur quelques centaines de mètres, les riverains de la Gare ont donc défilé derrière une candidate ADR (qui habite Käerjeng). À sa droite, le trumpien
Maksymilian Woroszylo (qui habite Niederanven) a, lui aussi, marché en tête de cortège, du moins pendant le premier demi-kilomètre. Interrogée par le Land, Laurence Gillen évoquera une « erreur » : « Ceci est extrêmement fâcheux, car c’était exactement ce que nous ne voulions pas ». Et d’expliquer : « À un moment, je cherchais une personne pour me remplacer au micro et cette femme, que je ne connaissais pas, s’est proposée. Ce n’est que lorsqu’une personne ne participant pas au cortège m’a dit qu’elle était à l’ADR, que je suis revenue au plus vite lui reprendre le micro. » L’épisode témoigne de l’amateurisme militant de Gillen. La candidate du DP aux communales est peu rompue aux techniques des manifs. Mais il relève surtout que l’ADR est prêt à toutes les manœuvres pour récupérer le mouvement des riverains. De Keup à Kartheiser, en passant par Weidig, les populistes de droite sont présents en masse. Beaucoup portent des canadiennes bleues ornées du sigle de l’ADR, « c’est notre corporate identity », blague Alex Penning.

La foule de riverains est politiquement très hétéroclite. Leurs porte-paroles auto-proclamés tentent le grand écart (lire page 13). Parmi les « doléances principales » de la manif figurent ainsi « une police municipale » (que demandent le CSV et le DP), tout comme l’appel d’« adapter des politiques à succès telles que, par exemple, en Suisse ou au Portugal », deux pays pionniers de la dépénalisation des drogues dont veulent s’inspirer le LSAP, Déi Gréng et Déi Lénk. Cela fait longtemps que la Gare est une surface de projection politique. « Und wieder die Sicherheit im hauptstädtischen Bahnhofsviertel », titrait le Wort, en 1977, donnant la parole aux pontes du CSV alors dans l’opposition. La Gare n’a jamais été un quartier tranquille. Mais depuis la pandémie du Covid, la situation sanitaire, sociale et sécuritaire s’y est sensiblement dégradée. Ce samedi, le CSV est présent en force à la manif : du pâtissier Hoffmann au policier Ricquier, en passant par les députés-avocats Elisabeth Margue et Laurent Mosar. Le sujet de la sécurité reviendrait à chaque réunion électorale, dit ce dernier, « même dans les communes rurales ». Le DP a préféré, lui, garder ses distances. À part Alexandre De Toffol, ancien co-gérant du Saumur qui exploite aujourd’hui une pizzeria dans le quartier, aucun candidat libéral ne s’affiche. On aperçoit seulement quelques notables du DP qui habitent le coin, dont la conseillère d’État Héloïse Bock ou l’ancien président du Conseil d’État Victor Gillen (père de Laurence). Dans le cortège, on retrouve également Michèle Detaille, qui précise défiler non comme présidente de la Fedil, mais en tant qu’habitante du Royal Hamilius.

Quelques candidats des Verts sont également présents. Mal à l’aise, ils manifestent à moitié : « en solidarité avec les riverains, mais pas contre le gouvernement ». La conseillère communale Christa Brömmel, entourée de Jean-Marc Cloos et de Gaby Damjanovic (tous les deux actifs dans le suivi de toxicomanes) distribuent timidement une motion Déi Gréng, qui appelle à miser sur la prévention, les infrastructures sanitaires et le réaménagement de l’espace public. Alors que Déi Gréng méta-manifestent, les jeunes de Déi Lénk contre-manifestent. Ils sont postés sur le parcours de la manif, à la hauteur du Rousegäertchen, et lèvent des pancartes sur lesquels on peut notamment lire : « Legalize all drugs – End drug wars ». La veille, Déi Lénk Stad a tenu une conférence de presse appelant à étendre la distribution médicalement contrôlée d’héroïne. Il faudrait agir d’urgence, avant que la vague de Fentanyl n’atteigne le Luxembourg. (Quarante fois plus addictif que l’héroïne, le Fentanyl fait des ravages en Amérique du Nord. Les symptômes de sevrage apparaissent au bout de quelques heures, et les consommateurs ont besoin d’une dizaine de doses par jour.) Gabriel Boisante est le seul candidat LSAP présent dans le cortège. Il participerait « en tant que commerçant », explique le patron de bars. Boisante plaide pour une approche « holistique », tout en avouant son « malaise » par rapport au « teint brun » de certains messages dans le groupe WhatsApp.

Le ministre socialiste Franz Fayot, qui habite le quartier de la Gare (et qui y a grandi), exprime sa « sympathie pour la manifestation » via RTL-Radio où il était un des six invités de l’émission « Background ». « Les gens en ont assez, car c’en est simplement trop », dit-il, avant de brièvement rappeler que la toxicomanie est surtout un problème sanitaire et social. Mais la discussion dévie vite sur la comparution immédiate que revendiquent les partis de droite. Luc Frieden se retrouve isolé avec son plaidoyer. Car avant que le Spëtzekandidat du CSV n’obtienne la parole, Frank Engel a déjà cadré la question : « Eng Comparution immédiate à la parisienne, wou Dir moies um dräi Auer an iergendeen Lach geschleeft gitt, den Affekot den Dossier net kennt, an eng hallef Stonn drop erschéngt Dir virum Riichter : Dat huet mat Justiz näischt méi ze dinn. » L’ex-président du CSV connaît les points faibles de l’argumentaire chrétien-social, et il adore appuyer là où ça fait mal.

Il y a 19 ans, Luc Frieden fut nommé super-ministre pour le law & order, cumulant la Police, la Justice et la Défense. Sa politique s’avéra aussi à droite que maladroite. Ses projets de lois autoritaires (Lex Greenpeace, témoignage anonyme) butèrent sur la résistance de la société civile, et furent discrètement retirés. Or, le nouveau #Luc reste droit dans ses baskets blanches. L’introduction de la comparution immédiate serait « vraiment nécessaire », explique-t-il ce samedi sur RTL-Radio. On pourrait ainsi « facilement » s’inspirer de la France : « Ee Rechtsstaat ouni schnell Strof ass kee Rechtsstaat ». Une peine devrait avoir un « aspect éducatif ». Léon Gloden et Laurent Mosar ont choisi le terme d’« abschreckend » dans une tribune publiée fin juillet au Wort. Une « sofortige Verurteilung », écrivaient les deux avocats d’affaires, ferait de l’effet sur les « Jugendbanden ». Ce samedi, dans le studio de RTL-Radio, Franz Fayot dénonce « une machine à incarcération ». François Bausch rappelle que « all rechtskompetent Leit » au sein du CSV auraient toujours été opposés à ce dispositif. Roy Reding n’arrête pas de hocher la tête. « Ech hat een Aha-Moment ! Ech hätt ni geduecht, dat ech eng Kéier engem grénge Politiker géif sou Recht ginn », s’exclame-t-il. (L’ancien ministre de la Justice, Felix Braz, balance un tweet en direct : « Comparution immédiate = condamnation immédiate ».)

Quoique la proposition figure dans les programmes électoraux du DP depuis 2013, Yuriko Backes fait profil bas. La comparution immédiate pourrait « vläicht anerer ofschrecken », glisse-t-elle, utilisant le même terme que Gloden et Mosar. La comparution immédiate est un des grands dadas de Xavier Bettel, pourtant un ancien avocat pénaliste. Mais qu’il finisse par la citer (sur 100,7) parmi ses trois conditions à un accord de coalition, cela a tout de même étonné. Le bettelisme reste empreint de polferisme. Cela fait presque quarante ans que la maire de la capitale mobilise le sujet de la sécurité pour se faire réélire. Une formule qui s’est, de nouveau, avérée gagnante en juin. La sécurité fait partie du fonds de commerce du DP depuis sa création. Même sous Gaston Thorn, les libéraux de droite tenaient leur ligne. En 1978, une bonne partie de la fraction DP votait ainsi contre l’abolition de la peine de mort.

Chez le CSV, le sécuritaire est une tradition familiale. Avant que Laurent Mosar ne dénonce la « Kuschelpolitik » des Verts, son père Nic fustigeait la libéralisation du système pénal entamée par Robert Krieps. En 2023, le programme électoral du CSV exhibe tout l’arsenal de la répression : tasers, « allgemeiner Platzverweis », surveillance caméra, lutte contre « la mendicité agressive ». Le CSV plaide pour une « repressive Drogenpolitik », et promet : « Der Strafkatalog für Drogendelikte wird verschärft ». L’introduction de la comparution « für kleine Straftaten » figure aussi bien dans le chapitre Police que dans celui sur la Justice, mais n’est explicitée dans aucun des deux. Le CSV propose également de restreindre le droit de manifestation. Il veut ainsi introduire un « Demonstrationsgesetz mit klaren Regeln » qui permettrait de tenir responsables les organisateurs « bei Regelverstößen », voire d’interdire les rassemblements
« unter verschiedenen Voraussetzungen ». Une sorte de « Lex Greenpeace II ».

Le ton de l’ADR rappelle la stridence du CSV de la fin des seventies, avec la xénophobie en plus. Le parti se met en scène comme protecteur « vun deenen éierlech Bierger » face à la « Kriminalitéitskris ». Les étrangers, « déi hei am Land kriminell ginn », devraient quitter le territoire, les Luxembourgeois naturalisés perdre la nationalité en cas de « crime grave ». L’ADR veut également criminaliser les sans-papiers ainsi que ceux qui les aident : « Den illegalen Openthalt hei am Land an d’Bäihëllef zu engem illegalen Openthalt ginn zu Delikter ». En parallèle, le parti veut affaiblir le contrôle sur la police, en diluant le code de déontologie et en plaçant un officier à la tête de l’Inspection générale de la police (au lieu d’un magistrat). Sans oublier les gun freaks (mais uniquement ceux dotés d’une autorisation d’armes) qui devraient « sech am Noutfall a sengem eegenen Doheem däerfe mat dëser Waff verdeedegen ». (En mars encore, Gast Gibéryien s’était formellement distancé de cette idée initialement avancée par Woroszylo.)

Le programme de l’ADR demande des statistiques qui permettraient « eng emfassend soziologesch Beschréiwung » de la criminalité. À en juger par les questions parlementaires de Fred Keup, cette curiosité « sociologique » reste très limitée : seules intéressent la nationalité et la résidence des délinquants, prisonniers et toxicomanes. En janvier 2021, après le meurtre d’un lycéen à Bonnevoie, Tom Weidig se connecta à son compte Facebook pour une partie de Cluedo : « Wat fir Gangs sënn dat? […] Sënn et Stacklëtzebuerger aus dem Stater Bourgeois-Milieu ? Oder dem asoziale Milieu ? Sënn et Portugisen ? Oder Cap-Verdianer ? Oder Jugoen ? Oder gemëscht ? » En mars, Fred Keup promettait au congrès de l’ADR : « Nous allons faire de la sécurité et de la lutte contre la criminalité une des priorités de la campagne électorale, que cela leur plaise ou non ». À en juger par la campagne, dominée par la question du pouvoir d’achat, la sauce n’a pas pris.

Bernard Thomas
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