Reportage sur l’École internationale de Differdange, qui veut démocratiser l’accès au bac européen, notamment pour les enfants d’immigrés et de frontaliers

Le retour du tronc commun

L’école européenne de Differdange cette semaine
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 21.01.2022

Dès ses origines en 1953, l’École européenne était perçue comme une concurrence déloyale par le système scolaire luxembourgeois. Le Grand-Duché était le dernier État membre de la CECA à reconnaître, en 1963, le baccalauréat européen comme équivalent au certificat de fin d’études luxembourgeois. « Si l’équivalence entre les deux diplômes était reconnue, il y aurait certainement à redouter un afflux toujours croissant de ressortissants luxembourgeois à l’École européenne », déclarait en 1959 le ministre de l’Éducation, Émile Schaus (CSV). Seulement trente élèves luxembourgeois étaient alors inscrits à l’École européenne, et le gouvernement ne cachait pas sa volonté de « refuser ou du moins limiter le droit des enfants luxembourgeois » à y accéder. Pas question d’« éluder » les examens de Première, dont les exigences étaient jugées « plus encyclopédiques ». Le gouvernement récitait le dogme de « l’unicité » du système scolaire, quitte à s’enliser dans un élitisme de province.

Il aura fallu attendre plus de soixante ans avant que le système luxembourgeois ne commence à s’inspirer du modèle de l’École européenne. En l’espace de seulement six ans, cinq nouvelles écoles européennes agréées, gratuites et entièrement financées par l’État, ont été créées. En 2016, l’École internationale à Differdange d’Esch-sur-Alzette (Eide) ouvre ses portes, suivie par des lycées à Junglinster, Mondorf, Clervaux et Mersch. Un nouveau continent scolaire a émergé. De nombreux professeurs luxembourgeois qui y sont parachutés se sentent déstabilisés, voire vaguement terrorisés. Ils analysent cette terra incognita avec les références qui sont les leurs : c’est-à-dire selon la tripartition classique-technique-préparatoire. Du coup, les écoles internationales leur apparaissent comme des lycées « pseudo-classiques », une hybridation entre l’ES et l’EST, « des chemins du moindre effort » vers le bac.

Le directeur de l’Eide, Gérard Zens, confirme que certains profs luxembourgeois se sentent désorientés à leur arrivée à Differdange : Il faudrait donc les « préparer », « encadrer » et « suivre ». Puis de relativiser : « Notre modèle est moins surprenant pour ceux qui n’ont pas été socialisés dans le système scolaire luxembourgeois ». L’opening manager Zens est fils d’enseignants, a brièvement travaillé comme prof d’économie au lycée, avant de passer au ministère, où il accompagnait notamment les réformes lancées par la ministre Mady Delvaux, réformes qui allaient échouer contre le refus catégorique du corps professoral. La directrice adjointe de l’Eide, Elisabeth Da Silva Rocha, a connu un parcours moins linéaire et plus international. Fille d’un chauffeur et d’une mère au foyer portugais, elle a grandi à Troisvierges. Malgré de bonnes moyennes, elle est orientée vers le lycée technique (à Wiltz), y passe sa treizième, puis travaille comme enseignante dans l’Ösling, notamment dans le modulaire. Ayant vu « trop de barrières et de murs » (notamment linguistiques), elle part en 2004, d’abord à Bruxelles puis à Alicante travailler dans des écoles européennes, avant de revenir au Luxembourg en 2015 pour lancer l’école européenne de Differdange.

Lorsqu’en 2007, le ministère de l’Éducation donna son accord de principe pour la création d’un lycée à Differdange, on songeait encore à un établissement traditionnel, avec un enseignement classique, technique et modulaire en cycle inférieur, puis seulement classique dans les classes supérieures. Or, devenu ministre, l’ancien maire de Differdange, Claude Meisch (DP), charge son fonctionnaire Zens d’y créer « une offre » collant aux besoins de la population locale. L’économiste se plonge dans les données et constate que sur un contingent de 300 élèves differdangeois, seulement trente étaient orientés vers le classique, « et encore… chez les lusophones, ce pourcentage tendait vers zéro », tandis que quarante pour cent des élèves étaient relégués dans le préparatoire, une filière en voie de massification durant les années 2010. (Selon le dernier Bildungsbericht, « moins de vingt pour cent » des jeunes de Differdange étaient orientés vers le classique entre 2014 et 2020, contre un taux de 75 pour cent dans les communes nanties du Speckgürtel entourant la capitale.) « Quand on connaît ces chiffres, dit Zens, on n’a que deux alternatives : Soit on les accepte en se disant que ces enfants sont plus stupides parce qu’ils habitent Differdange ; soit on reconnaît que l’école n’est pas adaptée aux besoins. Nous avons retenu la deuxième hypothèse ».

Pour entrer en septième année de l’Eide, il faut avoir soit le niveau du classique, soit du général (l’ancien « technique »). C’est donc une sorte de « tronc commun », qui garde les enfants unis au lieu de les trier à l’âge de douze ans. (Même si une section préparatoire existe également à l’Eide.) Plus de quarante ans après avoir été hâtivement enterrée par le CSV, la « Gesamtschoul » fait ainsi son retour discret dans le système luxembourgeois. Une revanche historique pour l’ancien secrétaire d’État socialiste à l’Éducation, Guy Linster (mort le 25 décembre dernier), qui avait tenté de l’introduire en 1979. Le corollaire de cette approche égalitaire est l’hétérogénéité des niveaux de compétences au sein des classes. De nouveau, Zens relativise : Les élèves plus avancés pourraient agir comme « multiplicateurs », ce qui, in fine, leur permettrait de « mieux intégrer le savoir ».

Les élèves de l’Eide peuvent choisir entre l’allemand, le français et l’anglais comme langues d’alphabétisation et d’enseignement. Parmi les langues enseignées dès le fondamental se trouve également le portugais (l’italien devrait s’y ajouter prochainement). « Nous considérons que le portugais est une ‘vraie langue’ ; ou plutôt une langue qui peut être utile », dit Gérard Zens. « Pourquoi je dis cela ? Mais parce que beaucoup le contestent, également dans la communauté portugaise. Mais nous, on considère que c’est un vrai avantage de maîtriser cette langue, pas seulement pour suivre des études au Portugal, mais également parce qu’elle est parlée par énormément de monde au Luxembourg. »

Zens évoque l’exemple de Vanessa, une lycéenne actuellement inscrite à l’Eide. Arrivée du Portugal à l’âge de dix ans, elle fut orientée vers l’enseignement technique avec la recommandation de faire des efforts en allemand et en mathématiques. Dès sa première année à Differdange, Vanessa s’inscrit à l’Olympiade mathématique, et se qualifie parmi les finalistes luxembourgeois. « Son problème, ce n’étaient visiblement pas les maths, mais la langue », conclut Zens. L’histoire pourrait paraître anecdotique, or elle illustre le nœud du problème : L’hégémonie de l’allemand comme langue d’alphabétisation et d’enseignement sabote les chances des élèves non-luxembourgophones, et ceci dans toutes les matières.

Le moment de la vérité viendra en juin 2023, lorsque le premier contingent (quelque 70 élèves) passera son bac européen à Differdange. Les résultats de cette génération pionnière seront scrutés de près, et l’échéance provoque d’ores et déjà une nervosité palpable. Gérard Zens dit espérer que le taux de réussite se situera quelque part entre 80 et 95 pour cent, c’est-à-dire entre celui des lycées classiques et celui des écoles européennes. Il paraît plutôt improbable que l’école de Differdange répliquera les scores soviétiques de ses cousines du Kirchberg et de Mamer. Car tandis que ces dernières accueillent quasi exclusivement les fils et filles des technocrates européens (dont l’inscription fait partie du package des parents), l’école de Differdange est beaucoup moins élitiste. Réunissant majoritairement les enfants des communes ouvrières du Minett, l’Eide n’est pas une école d’enfants de riches.

Or, en 2015, le projet de loi initial insistait lourdement sur le déménagement de l’Université à Belval et « l’implantation de sociétés multinationales » qui conduiraient à une « internationalisation » des populations. (Comme si celles-ci n’étaient pas « internationales » depuis un siècle.) Une offre scolaire de « qualité » serait « un élément important dans la décision d’une entreprise, d’un investisseur étranger ou d’experts scientifiques de s’installer ou non au Luxembourg ». Sur les dix dernières années, les écoles privées ont vu leur population doubler. Malgré des subsides étatiques à hauteur de trente pour cent, les minervaux sont exorbitants : 15 000 euros à la Saint George’s et 19 000 euros à l’International School. Intégrés dans les packages salariaux, ces frais de scolarité constituent donc un réel facteur de coût pour les multinationales tentant d’attirer les « jeunes talents » au paisible Grand-Duché. Sans surprise, la création de filières anglophones dans les écoles publiques fut donc une ancienne revendication des milieux patronaux, à commencer par l’American Chamber of commerce.

À son ouverture, les édiles communaux avaient craint qu’un ovni extraterritorial ne vienne se poser sur le Plateau du Funiculaire. Le ministère promettait à la ville de Differdange que la moitié des places seraient réservées aux enfants de la commune. Même si le Conseil d’État avait rayé ces quotas régionaux du projet de loi, l’école a tenu promesse : 31 pour cent des élèves viennent de Differdange, 19 pour cent d’Esch-sur-Alzette, huit pour cent de Sanem et sept pour cent de Pétange. Entre un cinquième et un quart des élèves de l’Eide reçoivent des subventions réservées aux ménages à faible revenu. L’Eide est également un des rares établissements dont la population inclut quelque 200 élèves frontaliers vivant en France ou en Belgique, à Audun-le-Tiche, Villerupt ou Messancy.

La composition sociale de l’école reflète en grande partie celle des villes ouvrières qui l’hébergent. En 2013, le Ceps/Instead avait identifié un « processus ségrégatif » : une « tendance des personnes vivant au Luxembourg à ‘fuir’ les communes urbaines [à part Luxembourg-Ville] pour s’installer dans les communes périurbaines ou à dominante rurale. » Ce « processus de différenciation socio-spatiale » fut confirmé par l’indice socio-économique publié par le Statec en 2017. Des communes « rurales » comme Reckange-sur-Mess, Mondercange ou Mamer accueillent la classe moyenne supérieure, tandis que les villes industrielles de Differdange ou d’Esch-sur-Alzette concentrent une population plus pauvre et précaire, majoritairement immigrée. (Alors que le revenu médian se situe à 2 600 euros à Differdange, il atteint 4 800 à Weiler-la-Tour.)

Les membres du comité d’élèves se disent fiers de « la diversité socio-économique et culturelle ». Thomas, un jeune Belge, trouve « remarquable » que l’Eide soit publique et gratuite : « Cela permet de contrecarrer l’élitisme des écoles européennes… Avant, elles étaient réservées aux riches et aux fils de diplomates ». Diogo est arrivé à l’âge de dix ans au Grand-Duché. Malgré son faible niveau en allemand, ce Franco-Portugais était orienté vers le classique, mais il estimait que l’école internationale et sa section anglophone étaient un choix « plus sûr » ; notamment à cause de « la modularité entre langues » qui permettrait « un mix ». Le Franco-Américain Perceval a passé deux ans dans l’école régulière, un monde qu’il a ressenti comme « très restreint » : « C’est un système luxembourgeois pour les Luxembourgeois ». Il rate sa première année au lycée classique, et décide de s’inscrire à Differdange. Fille de fonctionnaires européens, Martha aurait pu s’inscrire à l’École européenne au Kirchberg ou à Mamer, mais ses parents ont estimé important qu’elle apprenne également la langue du pays. (Malgré ce ton élogieux, les représentants du comité d’élèves critiquent les camarades « qui s’intéressent peu à l’école », n’auraient pas le « right mindset », ou ne « comprennent pas la chance qu’ils ont ».)

En 2015, le directeur Zens et la directrice adjointe Da Silva installaient les premiers bureaux de leur futur lycée à Differdange, « au dernier étage du bâtiment de l’Adem ». Ils parcouraient les écoles primaires pour informer les instituteurs, les élèves et les parents. Ce fut l’époque des commencements, des discussions enthousiasmantes, et des hiérarchies plates, et parmi la vingtaine d’enseignants qui l’ont vécue, beaucoup en gardent un souvenir presque nostalgique. « On attirait des enseignants qui avaient choisi de tenter autre chose que le système scolaire traditionnel », dit Elisabeth Da Silva. Depuis, l’école s’est massifiée ; la croissance a été fulgurante. Entre 2016 et 2022, les inscriptions sont passées de 142 à 1 553.

Une critique récurrente est que l’école aurait été dépassée par son propre succès. Une enseignante de l’Eide évoque trois profils-types de parents inscrivant leurs enfants dans les filières francophones et anglophones : des immigrés lusophones qui auraient peur de l’alphabétisation en allemand, des expats conscients que le Luxembourg ne sera qu’un bref passage dans leur carrière internationale, ainsi que des frontaliers attirés par l’aura du bac européen. Or, il ne s’agirait pas d’une « Elite-Schoul » : la « clientèle » ne serait finalement pas si différente des autres écoles primaires à Esch et Differdange. Tout en louant un système qu’elle trouve « très, très bien », surtout parce qu’il permet aux enfants de choisir une langue première « qui leur convient mieux », elle critique « l’affluence énorme » et les classes surpeuplées (jusqu’à 25 élèves). Comme de nombreux enseignants, elle a tendance à évaluer l’école à travers le prisme linguistique. Le niveau de la deuxième langue ne serait pas comparable à celui dans l’école régulière, estime-t-elle ainsi. Quant aux connaissances en luxembourgeois (dont l’enseignement est obligatoire), elles resteraient trop souvent rudimentaires, ce qui risquerait un jour de barrer l’accès à la fonction publique.

Les syndicats firent une analyse (très commode) des écoles et filières internationales comme expression d’un projet « néolibéral » : « internationalisation » devint ainsi synonyme de « privatisation ». Ils sont quelque peu revenus de la radicalité de ces critiques initiales. Le fait qu’au Lycée Michel Lucius, le ministère a résilié les contrats avec Pearson, un des principaux acteurs mondiaux sur le marché de l’éducation privée, y a sans doute contribué. En optant pour les écoles européennes agréées, Claude Meisch a réussi à désamorcer en partie les soupçons de « marchandisation ».

Meisch a ouvert l’école aux enseignants étrangers et frontaliers. Pour un système fonctionnant largement en vase clos, c’est une petite révolution culturelle. Les 265 nouveaux profs, embauchés sous le statut d’employé, se distinguent de leurs collègues fonctionnarisés, que ce soit par leur formation, leur parcours ou leur habitus. (Ils s’en distinguent également par leur salaire mensuel, inférieur d’environ 750 euros.) Avant d’atterrir au Grand-Duché, certains ont connu un parcours international, « plus aventureux », dit Zens, passant par des écoles privées dans différents pays. D’autres ont décidé de quitter les écoles publiques lorraines et wallonnes : en passant la frontière, ils gagnent facilement deux fois plus. « Notre prof de chimie est française mais a travaillé en Nouvelle-Zélande ; la prof de français est belge mais flamande », relate un élève. Un autre évoque une professeure autochtone et son enseignement « Luxembourg-style » : « She writes stuff on the board and we have to copy ».

Dans les écoles internationales, certains tabous ont été abolis : Des directions ont été introduites dans les écoles fondamentales, les enseignants les plus expérimentés placés dans les classes les plus difficiles et des « native speakers » engagés sous le statut d’employé d’État. Dans les écoles « régulières », ces bastions ont jusqu’ici tenu. Il sera intéressant de voir pour combien de temps encore. La pénurie de profs-candidats en sciences dures forcera peut-être le passage des enseignants ne pouvant justifier la « maîtrise parfaite » des trois langues officielles. À moins que le ministère ne se résigne à rayer les maths, la chimie et la physique des curricula scolaires. Alors que les enseignants étrangers et frontaliers commencent à prendre leur carte aux syndicats, ceux-ci se mettent à en défendre les intérêts concrets, et cela avec un certain succès. Difficile donc de revendiquer aujourd’hui le démantèlement d’une demi-douzaine de lycées et le licenciement de centaines d’employés d’État. L’intégration des « native speakers » pourrait ainsi paradoxalement passer par les syndicats corporatistes qui, initialement, s’étaient opposés à leur venue.

En tacticien politique, Claude Meisch a choisi d’esquiver la mutinerie qu’aurait provoquée une réforme générale de l’enseignement secondaire. La classe moyenne luxembourgeoise (dont l’enseignant constituait une sorte d’idéal-type) ne voit aucun intérêt objectif à changer un système qui a été taillé sur sa mesure. En externalisant les élèves lusophones et francophones vers les lycées internationaux ou techniques, le « classique » pourra donc survivre comme sanctuaire du trilinguisme : « Mir wëlle bléiwe wat mir sinn ».

Alors que les nouvelles écoles internationales ont poussé comme des champignons ces dernières cinq années, elles ont souvent été implantées dans des communes aisées : Junglinster, Clervaux, Mondorf-les-Bains, Mersch, Belair, pas exactement dans les hotspots sociaux. L’école internationale à Differdange pourrait donc n’être que l’exception qui confirme la règle. Les arguments en faveur des écoles européennes agréées restent tiraillés entre deux impératifs distincts : la promotion du Standort d’un côté, et la lutte contre les inégalités scolaires de l’autre. Alors que douze pour cent des élèves du classique sont désormais inscrits dans des sections francophones ou anglophones, le ministère navigue toujours à vue. Il faudra attendre le printemps 2023 pour avoir une première analyse scientifique du nouveau complexe scolaire. Le Luxembourg Center for Educational Training (Lucet) publiera alors une grande étude sur les élèves des lycées publics internationaux, leurs backgrounds socio-économiques, leurs trajectoires scolaires et leurs compétences en maths. À quelques mois des législatives, le rapport sera forcément lu comme un bilan (une « Zensur ») du ministre Meisch.

Bernard Thomas
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