Quelle influence a la conjoncture sur le vote

Pizza ou croisière

d'Lëtzebuerger Land du 29.09.2023

« Mir sinn am Moment ganz no un enger Rezessioun. » Xavier Bettel, DP, RTL Télé Lëtzebuerg,
27 septembre.

« Depuis que je suis au gouvernement, je n’ai vécu que des crises. » Paulette Lenert, LSAP, Paperjam,
14 septembre.

« Wir stehen vor einer enormen sozialen und wirtschaftlichen Krise. » Luc Frieden, CSV, Luxemburger Wort, 23 septembre.

« Wir haben aber auch eine Klima- und Biodiversitätskrise. » Sam Tanson, Déi Gréng, Luxemburger Wort, 16 septembre.

Le contexte économique est envisagé à l’aune des calculs électoraux. La notion de crise est ressassée. En médecine, elle désigne « l’ensemble des phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense, mais pendant une période limitée, et laissant prévoir un changement généralement décisif, en bien ou en mal, dans l’évolution d’une maladie », selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales. Quel est l’état du patient luxembourgeois que les Spëtzekandidaten disent malade ? Le Statec a livré bon nombre de diagnostics ces derniers jours.

Le PIB recule en volume Le Flash conjoncture publié mardi, le dernier avant les élections, annonce une légère rétractation du PIB au deuxième trimestre (-0,1 pour cent) après une petit hausse au premier, de 0,6 pour cent. Pour le Statec, dans sa dernière Note de conjoncture, (publiée en juin) le PIB devrait progresser de 1,5 pour cent en 2023 et de 2,5 en 2024. L’OCDE prévoit une croissance de 0,8 pour cent pour 2023 et deux pour cent l’année prochaine, respectivement 0,6 et 1,1 pour la zone euro. (0,7 et un pour cent, selon la Banque centrale européenne). Le commerce, l’industrie, la construction et les services aux entreprises ont vu leur valeur ajoutée reculer. L’économie toussote.

La consommation baisse Le Statec informe cette semaine d’une augmentation du commerce de détail en trompe l’œil. Elle est dopée par le commerce « à distance » (croissance de vingt pour cent) et les débits de carburants. Une fois ces effets importés écartés, le commerce de détail recule de 3,2 pour cent par rapport à l’année passée et s’aligne dans la tendance générale (-2 pour cent en zone euro). Il pèse peu dans le produit national mais son évolution révèle le comportement des agents, entre la dépense et l’épargne. La consommation des ménages évolue légèrement à la hausse (+2,2 pour cent au premiers semestre), mais il se pourrait qu’elle tienne à des corrections conjoncturelles. Des secteurs connaissent un regain de dynamisme comme l’horeca (hotel, restauration, cafés) grâce à la reprise d’une vie post-pandémique où jauges et restrictions sont levées. Le chiffre d’affaires du secteur progresse de quinze pour cent sur un an au premier semestre. Idem pour le tourisme. Il augmente de dix pour cent sur un an. Mais la propension à consommer s’effrite avec l’intérêt croissant de l’épargne.

La faute à la politique monétaire de la BCE qui a une nouvelle fois relevé ses taux le 14 septembre, de 25 points de base, pour atteindre quatre pour cent (pour le taux de facilité de dépôt). Une augmentation initiée au printemps 2022 et menée à une vitesse record pour répondre à une violente et persistante inflation. La prévision d’inflation a été revue à la hausse : 5,6 pour cent en 2023 puis 3,2 pour cent en 2024. L’objectif des deux pour cent ne serait atteint qu’en 2025. Le Statec croit néanmoins à la fin de la hausse des taux à Francfort. « Les taux d’intérêt directeurs de la BCE ont atteint des niveaux qui, s’ils sont maintenus pendant une période suffisamment longue, contribueront de manière substantielle au retour en temps voulu de l’inflation à l’objectif fixé », a annoncé la BCE ce mois-ci.

Le prix des logements chute À ce tableau pas rose, s’ajoute une publication mardi de l’Observatoire de l’Habitat. Les prix des logements, appartements et maisons confondus, baissent de 6,4 pour cent en glissement sur un an. La baisse s’accélère, comprennent les experts du marché. « L’évolution la plus importante est constatée pour les prix des maisons existantes, qui s’effondrent de 13,5 pour cent », notent-ils. Les transactions ont chuté de 43 pour cent par rapport à la fin du deuxième trimestre 2022. C’est la moitié des ventes signées en 2019, avant la crise sanitaire… alors que les biens sur le marché abondent. La baisse des prix s’explique par la nécessité pour les vendeurs de rentrer dans le budget des potentiels acheteurs. Ces derniers sont confrontés à cette hausse des taux inédite, renchérissant l’emprunt de manière spectaculaire. Par conséquent, « le volume de crédits consentis aux non-promoteurs diminue de presque cinquante pour cent sur un an au deuxième trimestre. Aussi bien le montant moyen que le nombre de crédits reculent, ce dernier atteignant son plus bas niveau (sur base des données disponibles depuis 2015) », écrit l’Institut national de la statistique. La baisse des prix ne compense pas la hausse des taux renchérissant le coût du crédit. Et les prix à la location flambent avec un boom des chambres meublées, 11,6 pour cent de l’offre locative, souligne l’Observatoire de l’Habitat cette semaine.

L’emploi ralentit La croissance de l’emploi ralentit aussi considérablement, à 0,5 pour cent au deuxième trimestre. Elle « tombe à un plus bas (hors crise Covid-19) depuis la crise des dettes souveraines en zone euro de 2012-2013 », fait valoir le Statec. Le taux de chômage s’établit à 5,3 pour cent. 16 053 demandeurs d’emploi, c’est 1 903 de plus qu’en août 2022, soit 13,4 pour cent d’augmentation. Le commerce, les transports et l’horeca restent tout juste créatrices d’emploi. Il recule dans l’industrie et la construction, -0,3 pour cent et -0,4 pour cent. Les licenciements dans la construction pèsent dans la baisse du taux d’emploi. Depuis son pic à la fin 2022, l’emploi dans le bâtiment a chuté de 0,7 pour cent. Un fléchissement d’un pour cent avait été constaté en 2009, dernière crise dans le secteur en date. Mais « ce n’est pas fini », croit savoir Bastien Larue, spécialiste conjoncture au Statec. La hausse des taux freine les achats et les nouvelles constructions. Beaucoup de sociétés de construction avaient des carnets de commandes bien remplis. Elles les honorent malgré les problèmes de recrutement. Mais l’impact le plus fort est à venir, explique l’économiste. Les faillites et les pertes d’emplois associées augmentent depuis mi-2022. Pour autant, Bastien Larue ne se soucie guère d’une explosion du chômage. Les effets démographiques et notamment le départ à la retraite des baby boomers préfigurent un taux de chômage bas.

Le pouvoir d’achat augmente Dans une publication parue en fin de semaine dernière, le Statec explique que le pouvoir d’achat a augmenté en moyenne par rapport à 2019, dernière année avant la succession des crises (Covid-19, chaînes logistiques, guerre en Ukraine). Selon l’institut de la statistique (dont le président, Serge Allegrezza, a été mobilisé en marge des Tripartites pour calculer les aides en fonction des revenus), le pouvoir d’achat moyen aurait augmenté de près de 2 000 euros par an depuis lors en moyenne. Renseignement pris : l’augmentation des taux variables subie par une partie des propriétaires endettés se dissout dans la partie charge d’intérêts avec les propriétaires non-endettés, ceux qui ont souscrit à taux fixe et ceux qui ont emprunté il y a un certain temps. Mais des inégalités immenses apparaissent. Les plus hauts revenus voient leurs gains de pouvoir d’achat augmenter vingt fois plus (7 130 euros) que les plus bas revenus (359). Une explication : « la progression froide des impôts et des cotisations sociales (liée à la non-adaptation des barèmes) est substantiellement inférieure aux autres hausses de revenus (hausse autonome des salaires, hausse des transferts sociaux dont les crédits d’impôts, ou encore des revenus du capital) ». L’indexation n’est pas non plus liée au niveau de revenus. « Une tranche indiciaire vaut une pizza pour l’un et une croisière pour l’autre », avait fustigé Frank Engel (Fokus) lors d’un débat à la Chambre de commerce. Le coût salarial moyen-réel au Luxembourg a progressé de six points entre 2019 et 2023, notamment grâce à une inflation plutôt contenue par rapport aux pays limitrophes. Le coût salarial en l’Allemagne et en France ont baissé, respectivement de 3,5 et deux points. Celui de la Belgique, aussi concernée par l’indexation, a augmenté de 1,2 point.

La conjoncture recèle de nombreuses inconnues. Qu’advient-il du secteur financier dans ce contexte ? Le calcul de sa valeur ajoutée est ardu d’un point de vue méthodologique, notamment pour le passage des données en valeur aux données en volume qui servent au calcul du PIB réel. Une information cependant : dans ce contexte monétaire, la diversification du secteur financier paie. Face à la chute de l’encours des fonds, les banques engrangent des revenus d’intérêts. Où va l’inflation ? L’inflation actuelle a pour origine la hausse des prix de l’énergie fin 2021, accentuée par la guerre en Ukraine. Une autre secousse géopolitique testera les nouvelles voies empruntées par les pays de l’OCDE en approvisionnement énergétique (électrification, gaz du Moyen-Orient, économies, etc).

Souviens toi 2009 L’incertitude rappelle 2009 et la crise financière des subprimes. L’étude Polindex publiée en juillet révèle que, pour la première fois depuis 2009, les électeurs s’inquiètent en premier lieu de la situation économique. Dans ce document extrêmement complet sur la composition du corps électoral (réalisé par la Chaire en études parlementaires et l’Ilres), le pessimisme économique est particulièrement élevé parmi les électeurs indécis, soit près de trente pour cent du corps électoral. « C’est l’une des clefs du résultat final des législatives », écrivent les chercheurs associés au professeur Philippe Poirier. La première des préoccupations selon le sondage réalisé auprès de 17 000 électeurs : le logement. Viennent ensuite le maintien du pouvoir d’achat (« plus l’électorat partisan est à droite, plus celui-ci est une préoccupation »), le changement climatique et la santé.

En 2009, les partis avaient également fait des questions économiques leur principaux enjeux de campagne. Tout en haut dans son programme, le DP promettait que sa politique renforcerait le pouvoir d’achat des classes moyennes et des jeunes ménages : « Um die Wirtschaftskrise zu meistern, Arbeitsplätze zu sichern bzw. zu schaffen und die Zukunft Luxemburgs vorzubereiten brauchen wir eine starke Wirtschaft. » Pour le LSAP en 2009, la crise financière avait montré que la globalisation sans responsabilité sociale est dévastatrice. Il plaidait pour une politique économique durable et équitable, passant par le renforcement du secteur financier luxembourgeois, « als Gegenleistung fordert sie Transparenz und eine neue Wirtschaftsethik mit klaren Verhaltensregeln ». Au CSV, le premier tiers du programme De séchere Wee était consacré à l’économie, avec une grande place accordée à l’emploi et la place financière.

La composition du corps électoral permet de comprendre la sélection des enjeux économiques. Selon les dernières données démographiques publiées par le Statec, le Luxembourg compte 660 809 habitants, dont 347 402 Luxembourgeois (52,6 pour cent) et 272 000 en âge de voter. Quelles professions occupent les électeurs ? Le Statec a rassemblé en 2018 les métiers par nationalité (l’institut procède en ce moment au même exercice mais l’étude ne sera publié qu’en 2024). Les nationaux sont surreprésentés parmi les « employés de types administratif », 50,7 pour cent, ainsi que les services directs aux particuliers (plus commerçants et vendeurs), 34,5 pour cent, et les professions intellectuelles et scientifiques (32,9 pour cent). Ils sont en revanche très minoritaires dans les professions intermédiaires et dans les métiers qualifiés de l’industrie et de l’artisanat (14,1 pour cent).

Les turbulences connues en 2009 (suite à la crise financière des subprimes) diffèrent néanmoins de celles connues aujourd’hui. Les premières étaient subites et violentes, les secondes plus pernicieuses, voire naturelles et assimilables à un processus de destruction créatrice schumpéterienne. Elles rappellent celles connues lors des élections législatives de 1974 qui avaient vu pour la première fois dans l’après-guerre émerger une coalition sans les chrétiens sociaux. DP et LSAP s’étaient alliés alors que se dessinait la crise sidérurgique, dans le sillon de la crise pétrolière. La production de fonte avait atteint un record absolu en 1974 avant de s’effondrer de moitié l’année suivante. L’Arbed était jusqu’alors la terre promise des travailleurs luxembourgeois. La crise poussera l’État à recycler les salariés de la sidérurgie devenus inutiles. « Nous étions astreints à économiser. Ministre des Travaux publics, j’étais en charge de ces Divisions Anti-Crise où des milliers d’ouvriers de l’Arbed devenaient employés à des travaux d’intérêt public et donc payés par l’État », se souvient Jean Hamilius dans un entretien avec le Land cette semaine. Mardi matin, le directeur de France Stratégie expliquait à son public eschois dans le cadre de la présentation finale de Luxembourg Stratégie, que le changement le plus fondamental pour nos économies tenait d’abord au vieillissement de la population. Vient ensuite la transition énergétique avec une opportunité immense en termes d’emploi : la rénovation thermique, bien plus encore que la construction. De quoi donner des idées.

Pierre Sorlut
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