« Le nom de Schengen aux accents magiques de palais viennois », s’émerveillait en 1991 un magistrat de la Cour constitutionnelle française. Quatre ans plus tard, la Commission européenne croyait devoir préciser que Schengen n’était pas le nom d’un nouvel État membre. Dans Europe without borders, Isaac Stanley-Becker estime que l’accord signé le 14 juin 1985 aurait conféré une « aura de légende » à un « unremarkable village in Luxembourg ». Or, cette légende reste ambivalente. Dans les milieux libéraux, Schengen est soit considéré soit comme le symbole de « l’Europe des citoyens », soit comme le fondement de la « forteresse Europe ». « Both are too simple, each is incomplete », conclut l’historien et journaliste au bout de 273 pages. Son ouvrage, paru en janvier chez Princeton University Press, décrit l’arrière-cuisine du « treatymaking ». Il se base sur des sources en large partie inédites : mémorandums diplomatiques, PV de réunions, textes officiels et brouillons officieux. (Archivée à la Commission et au Conseil européens, cette paperasse a été rendue accessible trente ans après sa production.)
« Et ass net de Prinzip, datt keng Grenzkontrolle kënne sinn. Et ass de Prinzip, datt Grenzkontrolle kënne sinn. » Xavier Bettel s’est, de nouveau, emmêlé les pinceaux, jeudi dernier. Le ministre des Affaires étrangères venait de se lancer dans une improvisation sur le Code frontières Schengen. Il a fini par retomber sur ses pieds : Les contrôles aux frontières devraient « rester l’exception » ; « fir datt mir net Schengen futti maachen ». Xavier Bettel présentait à la presse le programme pour le quarantième anniversaire de l’accord qui est célébré ce weekend. Ce serait l’occasion de vivre « de Spirit vu Schengen », s’est réjoui le maire du village mosellan, Michel Gloden (DP). Situé dans la rue Robert Goebbels, le Musée européen rouvrira ses portes après un réaménagement de fond en comble. (Le faux-plafond s’était effondré en mai 2016, manquant d’écraser un employé et un couple de visiteurs.) Ce n’est pas à Schengen, mais sur la Moselle, un condominium sous souveraineté partagée, que les cinq secrétaires d’État ont signé l’accord. Racheté par l’État luxembourgeois, le MS « Princesse Marie-Astrid » a été entièrement retapé et électrifié. « It’s coming home », s’est réjoui Michel Gloden.
Son cousin, Léon Gloden, ministre des Affaires intérieures, a convié ses homologues, ce jeudi soir, à bord du bateau de plaisance pour un dîner officiel. Cela fait des mois qu’il répète son nouveau mantra : « Schengen must be alive ». Sur la ZDF, le ministre mosellan a annoncé une « big party » pour le quarantième anniversaire. La presse autochtone se montre caustique : « Die Schengen Party wird zur Trauerfeier » (Wort), « La fiesta tombe à l’eau » (Quotidien). Censés être une mesure de dernier ressort, les contrôles aux frontières se sont banalisés depuis la pandémie. Le Luxembourg a redécouvert la question des frontières comme une menace existentielle, l’Allemagne comme une variable politique. L’accord de coalition entre le CDU et le SPD promettait que les contrôles seraient menés « en concertation avec nos voisins européens ». Léon Gloden revendiquait prématurément un succès du lobbying du CSV auprès de sa Schwesterpartei. Quant à Luc Frieden, il pensait faire jouer ses relations avec Friedrich Merz, son « cher ami » et alter-ego, pour conclure un deal en bilatéral. Une logique dangereuse pour un petit État. Et inefficace : Jusqu’ici, les kuerz Weeër n’ont mené nulle part.
Le nouveau chancelier allemand a non seulement prolongé les contrôles, que son prédécesseur social-démocrate avait introduits. Il les a également durcis, ordonnant de refouler aux frontières tous les immigrés en situation irrégulière, y compris les demandeurs d’asile. La semaine dernière, le tribunal administratif de Berlin a retoqué cette politique. Impénitent, le ministre de l’Intérieur, Alexander Dobrindt (CSU), annonce poursuivre son « Knallhart-Kurs » sur la question migratoire. Début juin, le Bavarois a rencontré son homologue luxembourgeois auquel il a fait miroiter des « smarte Grenzkontrollen », « flexibles » et « optimisés ». Dobrindt lui aurait promis des changements « logistiques », c’est-à-dire un déplacement des contrôles plus loin à l’intérieur du pays, dit Léon Gloden ce jeudi sur Radio 100,7. Le ministre relate le coup de fil qu’il aurait passé à son homologue : « Tu sais que tu m’as promis de faire un geste, surtout sur l’autoroute de Schengen. »
Les bouchons s’y forment le matin et le soir. Les frontaliers coincés peuvent envoyer leurs « doléances » et « commentaires » à grenzkontrollen@gouvernement.lu. Depuis quelques mois, on assiste à des scènes qui semblent issus d’un mauvais western. La Bundespolizei expulse les immigrés illégaux de l’autre côté de la Moselle. « Falls die Luxemburger Polizei dort die Person nicht in Empfang nehme, werde diese aufgefordert, über die Brücke ins Nachbarland zu gehen », expliquait récemment un porte-parole de la police fédérale au Trierischer Volksfreund. Sur Radio 100,7, Léon Gloden rappelle la position luxembourgeoise concernant ces refoulements transmosellans : « Mir huele hei keen op. […] Deen fiert dann op der nächster Passage vun der Grenz nees zréck an Däitschland. »
« Still I wonder about Schengen’s death by a thousand cuts », écrit Isaac Stanley-Becker dans l’épilogue à Europe without borders. Dix des 29 membres de l’espace Schengen ont réintroduit des contrôles aux frontières, certains de manière sporadique, d’autres de manière quasi-permanente. Bien que journaliste de profession (Washington Post, The Atlantic), Isaac Stanley-Becker n’aborde l’actuel backlash nationaliste qu’en passant, sur les toutes dernières pages de son ouvrage. Celui-ci retrace la lente genèse de Schengen mais sans s’attarder sur son actuelle décomposition. Cette impression de déphasage est renforcée par un autre élément : Stanley Becker fait de l’accord Schengen une critique de gauche, qu’on n’est plus habitué à entendre. (Les vociférations de l’extrême-droite européenne ayant rendu ce discours quasi-inaudible.) L’ historien exprime son penchant, très répandu parmi les universitaires américains, pour la French Theory. Il cite ainsi Étienne Balibar qui voyait en Schengen l’expression du « développement d’un apartheid européen ».
Chacun y est allé de sa métaphore, ce mercredi lors du colloque organisé par l’European migration network. Schengen serait « loin d’être mort comme le suggèrent certains », mais aurait simplement été « un peu négligé », a estimé l’eurocrate Tom Snels. Le patient traverserait une « midlife crisis » et aurait besoin d’un « check-up », a diagnostiqué Anne Calteux, la représentante de la Commission européenne. « Tel un phénix, Schengen renaîtra », a prophétisé Robert Goebbels. Présenté comme « le Jean Monnet de Schengen », l’ex-ministre socialiste croit en un « réveil des peuples » face aux contrôles « vexatoires ».
En 1985, les technocrates et secrétaires d’État ne travaillaient pas en vase clos. Isaac Stanley-Becker rappelle la pression populaire, souvent escamotée par l’Histoire officielle et institutionnelle. En février 1984, les camionneurs ont bloqué, une semaine durant, les passages-frontières, empêchant la circulation des marchandises de la Manche jusqu’aux Alpes. Pendant des années, la colère s’était accumulée. Les routiers devaient attendre jusqu’à vingt heures aux frontières. Stanley-Becker a recueilli le témoignage d’un camionneur belge : « Try to imagine : no internet, no cell phones, no toilets. Parking lots – two, three, four hundred big lorries, everybody together. »
L’auteur américain pointe l’ambivalence qui caractérise le projet Schengen depuis ses débuts : « Pan-European humanism joined with both principles of neoliberalism and practices of neocolonialism in the making of Schengen. » Cette tension, l’historien britannique Tony Judt la pointait, il y a vingt ans déjà, dans sa superbe synthèse Postwar : « The Schengen Treaty was a boon for the citizens of participating states, who now moved unhindered across open borders between sovereign states. But residents of countries outside the Schengen club were obliged to queue – quite literally – for admission. » Le corollaire de l’ouverture des frontières intérieures était une surveillance accrue des frontières extérieures.
Le gouvernement luxembourgeois a internalisé cet impératif. Le problème ne serait pas « intra-muros », a assuré Xavier Bettel vendredi dernier. « Il faut éviter que des personnes entrent de l’extérieur dans l’espace Schengen, déi do näischt verluer hunn », proclamait Léon Gloden en février à la Chambre. Il martèle la ligne officielle dans la dernière édition de Télécran : « Ich sage immer ganz klar: Die Außengrenzen müssen effizienter kontrolliert werden ». Tom Snels, le chef d’unité « gouvernance Schengen » à la Commission, a remis la question en perspective, lors du colloque de ce mercredi. Aux 250 000 cas d’immigration illégale (recensés en 2024), il a opposé les 500 millions d’entrées légales, provenant de pays tiers. Et de rappeler qu’il s’agit de « la destination globale numéro 1 » : « Si on peut gérer un milliard d’entrées et de sorties régulières, on peut gérer 250 000 entrées irrégulières ».
Il y a quarante ans, la signature sur le Marie-Astrid était quasiment passée inaperçue. C’est à peine si les grands quotidiens européens y consacraient un entrefilet. La portée de l’accord de Schengen n’est devenue apparente que par la suite, avec la convention d’application (1990) et l’entrée en vigueur (1995). En 1985, aucun des cinq signataires de l’accord n’en mentionnait les annexes. Parmi celles-ci se trouvait une liste confidentielle de pays, dont les ressortissants étaient classés « indésirables ». Sa première version allait de la RDA à l’Afrique du Sud, en passant par l’Algérie, la Chine ou la Pologne. Elle ne cessera de s’allonger pour finir par englober plus de cent pays, la plupart situés en Asie et en Afrique, dont les nationaux doivent passer par une procédure de visa commune. « Particular scrutiny was aimed at migration from former French colonies in Africa, as treatymakers honed the implementation convention as an instrument of racial exclusion », écrit Isaac Stanley-Becker.
Les postes-frontières physiques font place au fichage digital. « Big Brother ersetzt den Zöllner », titre Der Spiegel en 1989. Le Système d’information Schengen est créé en 1995. Stanley-Becker présente cet instrument comme « a panopticon of the information age » : « An unprecedented concentration of power to detect, classify, record and exclude ». L’auteur consacre son sixième et dernier chapitre à la mobilisation des sans-papiers en France et en Allemagne à partir du milieu des années 1990. Les exclus et marginalisés reprennent leur place dans l’histoire de Schengen. Leur mobilisation, écrit Stanley-Becker, aurait constitué « a countermovement to the nationalism that would intensify with the rise of the Great Replacement narrative ».
Ce narratif est devenu quasi-dominant dans de nombreux États membres. Au colloque de ce mercredi, le publiciste Victor Weitzel a constaté que Schengen était devenu « le bouc émissaire » des droites nationalistes et autoritaires. Robert Goebbels a fustigé le ralliement du mainstream politique, des macronistes français aux socialistes danois, aux discours et aux pratiques populistes. Même Anne Calteux a fait une prudente sortie sur « la méfiance » distillée par « différents partis politiques ». En lisant Europe without borders, on se rend compte que dans les années 1985 à 1995 déjà, la montée de l’extrême-droite pesait sur le processus de ratification des accords de Schengen.
En 1986, le Front national réussit sa première percée à l’Assemblée nationale. En réaction, les lois Pasqua (1986 et 1993) restreignent les conditions d’entrée et de séjour. La Commission européenne ne cache pas son étonnement. Jamais auparavant, note-t-elle en 1993, la législation sur l’immigration n’aurait subi des changements si radicaux en si peu de temps. En Allemagne, le début des années 90 voit une remontée de la xénophobie et du racisme. Des skinheads balancent des cocktails Molotov sur des foyers de réfugiés, sous les applaudissements de riverains. Le CSU et le CDU posent la limitation du droit d’asile comme condition à une ratification de Schengen. « Paradoxically, approval of Schengen’s supranational rules led to a new assertion of German sovereignty, designed to turn back the tide of asylum seekers », note Isaac Stanley-Becker.
Schengen aurait un « strange character » relève-t-il : « It was founded as a place without legislature or a judiciary – and yet it would have a powerful transnational security apparatus ». Ce n’est qu’en 1997 que Schengen est incorporé dans les autres traités européens et passe sous la juridiction de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Ce mercredi, lors du colloque sur Schengen, Dominik Brodowski, professeur à l’Université de la Sarre, s’est avancé relativement loin : « Let me put this very clearly, in unusually bold statements for an academic from a legal department : The current German border controls violate European law ».
La réaction luxembourgeoise aux contrôles allemands est restée très timide. Le gouvernement Frieden/Bettel n’a pas osé déposer une plainte devant la CJUE. La procédure prendrait trop de temps, le jugement serait « de la moutarde après dîner », disait Léon Gloden en février. Il faisait alors mine de croire que l’Allemagne limiterait ses contrôles à trois ans, la durée maximale fixée par le Code frontières Schengen. L’argumentaire ministériel est devenu entretemps plus clair. « Das werden wir nicht tun », dit Léon Gloden au Télécran, à propos d’une plainte devant la CJUE. « Deutschland ist ein Partner und ein Freund Luxemburgs, und wir sind auch wirtschaftlich eng miteinander verbunden ». Bref, il faut ménager les susceptibilités du grand voisin. En parallèle, le ministre estime ce jeudi à la Radio 100,7 que le gouvernement allemand aurait beaucoup à perdre politiquement d’une défaite devant la CJUE. Un tel procès pourrait éventuellement être initié « par un citoyen », estime Gloden.
Le Luxembourg s’est jusqu’ici borné à écrire une « lettre de réclamation » à la Commission, envoyée le jour de la Saint-Valentin. « Dat huet ons och Respekt zu Bréissel verschaaft », se vante Léon Gloden ce jeudi. La veille, le juriste Dominik Brodowski pointait pourtant une Commission « suspiciously absent » sur la question des contrôles aux frontières. (« Servilement muette », selon Robert Goebbels). Il lui aurait rappelé « à plusieurs reprises » son rôle de « gardienne des traités », assure Léon Gloden. « Meng Interpretatioun ass ganz einfach », lui lançait, dès février, le député Meris Sehovic (Déi Gréng) depuis la tribune de la Chambre. « Dir maacht heiheem gären op Big Boys, an dann uewen um grousse Parquet pisst Dir awer da mat deene klengen Hënn ». « Wannechgelift, Här Sehovic… », l’admonestait le président de la Chambre. « Entschëllegt », lui répondait celui-ci.