Le choc trumpiste a un effet désinflationniste sur la zone euro. Explications

La désinflation s’invite

d'Lëtzebuerger Land vom 13.06.2025

« Le spectre de la déflation », tel était le titre de l’éditorial du quotidien économique français Les Échos le 6 juin. Qui aurait pu croire qu’une telle crainte puisse être exprimée, trois ans à peine après que l’Europe a connu un pic d’inflation inédit ? En juin 2022, le rythme annuel de la hausse des prix en zone euro s’établissait à 8,6 pour cent, du jamais vu depuis quarante ans. En mai 2025 il est déjà retombé à 1,9 pour cent, soit le même niveau qu’en juin 2021, ce qui a permis à la BCE d’annoncer le 5 juin, pour prendre effet le 11 juin, une nouvelle baisse de ses taux directeurs. Plusieurs éléments intervenus depuis le début de l’année donnent à penser que l’inflation pourrait encore diminuer, suscitant les inquiétudes des milieux économiques.

Comme toujours, le rythme de la hausse des prix, en glissement annuel, n’a pas été le même selon les pays : l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie et le Luxembourg se retrouvent dans une fourchette allant de 1,7 à 2,1 pour cent, très proche de la moyenne. L’Irlande (1,4 pour cent) et surtout la France (0,7 pour cent) ont fait mieux mais les Pays-Bas ont dérapé (3,3 pour cent). En mai 2024 la progression annuelle était de 2,4 pour cent pour la zone euro. Bien qu’ayant atteint et même dépassé son objectif de hausse des prix, immuablement fixé à deux pour cent depuis sa création, la BCE a poursuivi la baisse de ses taux directeurs, pour la huitième fois en un an. Par rapport à leur niveau maximum atteint entre fin septembre 2023 et début juin 2024 ils ont été divisés par deux : le taux de dépôt est désormais de deux pour cent, celui des opérations principales de refinancement (ou « refi ») atteint 2,15 pour cent et celui de prêt au jour le jour tombe à 2,4 pour cent, des niveaux comparables à ceux qui prévalaient à l’automne 2022.

Pourtant cette nouvelle réduction a été accueillie par plusieurs critiques. Selon certains experts comme le financier Marc Fiorentino, la décision de la BCE arrive trop tard. « Nous avons perdu un an car dès 2024 les signes du ralentissement de l’inflation étaient évidents » à cause de la stagnation de la consommation des ménages (en partie liée à la modération des hausses de salaires) et de la baisse du prix de l’énergie. Pour lui, la BCE « ne peut pas continuer à réagir avec un ou deux ans de retard ». Elle devrait imiter la Banque d’Angleterre qui a mis en place « un audit de son modèle de prévision et de son mode de décision pour analyser les causes de ses échecs ». Par ailleurs, les marchés financiers n’ont pas apprécié l’annonce du 5 juin. En effet, Christine Lagarde avait cru bon de l’accompagner d’une déclaration laissant entendre que cet allègement serait parmi les derniers. « Au niveau actuel des taux d’intérêt, estime-t-elle, nous arrivons à la fin d’un cycle de politique monétaire qui répondait à des chocs cumulés, dont le Covid-19, la guerre en Ukraine et la crise énergétique ».

Toutefois, pour de nombreux analystes, les propos de la présidente de la BCE signifient surtout qu’elle ne voit pas d’urgence à baisser à nouveau ses taux. Mais elle pourrait devoir le faire dès le début de l’automne pour faire face aux risques accrus de déflation ou plus précisément de désinflation. La déflation impliquerait une baisse des prix, très improbable au niveau européen même si certains pays peuvent la connaître : ce fut le cas de la Suisse (hors UE et hors zone euro) en mai 2025 avec une baisse de 0,1 pour cent depuis mai 2024. La politique mise en place par Donald Trump depuis son retour aux affaires, combinant hausse des droits de douane et affaiblissement du dollar, aura de ce côté-ci de l’Atlantique des effets directs et indirects qui vont tous dans le sens d’une baisse de l’inflation.

Le protectionnisme des États-Unis (qui pèsent 25 pour cent du PIB de la planète et près de trente pour cent de la consommation) impactera la conjoncture mondiale et par là même la demande étrangère à la zone euro, qui ne devrait augmenter que de 1,7 pour cent en 2026, soit deux fois moins vite qu’en 2024. Le PIB des pays membres de la zone euro ne devrait croître que d’un pour cent en 2026. L’atonie économique et la baisse du dollar devraient aussi affecter le prix du pétrole. Aux environs de 67 dollars le baril mi-juin 2025, après une baisse de treize pour cent en quatre mois, il pourrait passer sous la barre des soixante dollars l’année prochaine. Pour l’Europe, de façon plus générale, la dépréciation de la monnaie américaine (de neuf pour cent par rapport à l’euro depuis le retour de Trump à la Maison-Blanche) diminue les prix de ses importations, puisque la moitié de ses achats, pétrole compris, sont libellés dans cette devise.

Autre effet secondaire de la politique américaine : les produits chinois qui ne trouveront plus preneurs outre-Atlantique pourraient se déverser sur le marché européen, à des prix encore plus faibles que ceux qui prévalent aujourd’hui. Ainsi, le constructeur de voitures électriques BYD, après avoir annoncé des baisses de prix sur des modèles existants, s’apprête à lancer en Europe une voiture à moins de 20 000 euros (un prix qui pourrait encore baisser, car elle est vendue 10 000 dollars en Chine).

Le « choc trumpiste » aurait finalement un effet désinflationniste pour les pays européens, surtout les vingt membres de la zone euro, où la hausse des prix annuelle tomberait à 1,6 pour cent en 2026. Or, une inflation en trop fort recul et trop rapidement aurait des effets délétères sur la croissance, en générant une attitude attentiste de la part des consommateurs et des entreprises, qui attendent que les prix baissent davantage pour acheter ou investir, ce qui les fait encore plus baisser. Comme l’UE aurait du mal à se sortir d’une situation « à la japonaise » (croissance annuelle moyenne du PIB de seulement 0,78 pour cent entre 1995 et 2024 et très faible inflation) par son dynamisme démographique ou l’amélioration de sa productivité, la BCE pourrait être conduite à réduire davantage ses taux, jusqu’à un niveau encore difficile à estimer.

Cette évolution met sous pression la Fed. La réserve fédérale américaine avait relevé ses taux dès mars 2022, quatre mois avant la BCE, pour les porter en plusieurs fois dans une fourchette de 5,25 à 5,50 pour cent en juillet 2023, la hausse la plus brutale connue depuis les années 1980. Mais malgré un niveau final plus élevé que celui atteint dans la zone euro, elle s’est montrée plus réticente que la BCE à les baisser, sauf à deux reprises fin 2024, contre huit fois en un an pour son homologue européenne. Depuis, elle les a maintenus dans une fourchette de 4,25 à 4,50 pour cent — deux fois plus qu’en Europe — suscitant la colère de Donald Trump qui ne cesse de citer la BCE comme l’exemple à suivre, car l’inflation reste pour le moment contenue aux États-Unis (2,3 pour cent en rythme annuel). La Fed justifie son attitude par les anticipations de hausses des prix au second semestre quand les effets des droits de douane et de la baisse du dollar se feront sentir. Son opinion a été confirmée par une voix autorisée, celle d’Elon Musk lui-même, qui, à l’occasion de son départ tonitruant, a « vendu la mèche » avant de se rétracter. Pour lui un rebond de l’inflation est inévitable dès le début de l’été. En fait il se serait peut-être déjà produit car des doutes sérieux affectent les chiffres publiés. Dans un article du Wall Street Journal paru le 5 juin des économistes américains s’interrogeaient sur la fiabilité des données sur l’inflation. En effet, le ministère du Travail, qui publie l’indice, subit les conséquences des coupes budgétaires massives opérées par le Département d’efficience gouvernementale (DOGE) dirigé jusqu’à récemment par Elon Musk, et le manque de personnel a réduit sa capacité à mener son enquête mensuelle dans les conditions habituelles.

Baisse modérée pour l’immobilier

À partir de l’été 2022, la hausse des taux d’intérêt de la BCE et sa répercussion par les établissements financiers a provoqué un effondrement de la distribution de crédits immobiliers, grâce auxquels sont réalisées entre 40 et 80 pour cent des transactions en Europe de l’Ouest. En 2024 le nombre annuel de transactions, ainsi que leur valeur globale, était inférieur de 15 à 25 pour cent, selon les pays, à son niveau de 2021. Depuis mi-2024, les acquéreurs s’attendaient à une baisse des taux pratiqués par les banques. Cela a bien été le cas, mais moins vite et moins fort qu’espéré, ce qui continue de gripper le marché immobilier surtout dans le neuf. La raison de cette situation, perçue comme anormale par les acheteurs potentiels, qui gardent en mémoire les taux très faibles des années 2017 à 2021, est que les taux des crédits immobiliers ne sont pas en réalité indexés sur les taux directeurs de la BCE, qui sont des « taux courts », mais sur les « taux longs » avec comme référence le taux des obligations d’État à dix ans. Or ces derniers restent élevés et ont même tendance à augmenter. 

Georges Canto
© 2025 d’Lëtzebuerger Land