Xavier Bettel réajuste sa campagne à droite pour continuer à gouverner avec la gauche

« Gleeft mer et ! »

Discours de Xavier Bettel à Junglinster, ce lundi
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 06.10.2023

Xavier Bettel s’est retrouvé coincé en pleine campagne, pris entre un Luc Frieden ouvertement libéral et une Paulette Lenert paisiblement progressiste. Du coup, le Premier ministre endosse le rôle du défenseur du statu quo, de celui qui ne participe pas à « la surenchère » de droite et de gauche. Il continue à faire l’éloge de la prudence budgétaire, d’une politique climatique sans contraintes et d’une fiscalité n’importunant pas le capital. À quelques jours du scrutin, le nouveau DP rappelle l’ancien CSV ; tandis que le nouveau CSV ressemble à l’ancien DP.

Quelques membres fidèles du DP attendent l’arrivée du Premier ministre, ce lundi soir au Centre culturel « Am Duerf » de Junglinster. D’un air expert, ils causent arithmétique électorale et circo Est : La difficulté du CSV de compenser les 12 000 voix de Hetto-Gaasch, la loterie des Reschtsëtz, l’improbabilité de voir le DP gagner les dix points de pour cent nécessaires à un troisième siège. Peu à peu, la salle se remplit. 130 personnes prennent place pour écouter Xavier Bettel. Chez la majorité des membres et sympathisants rencontrés ce lundi soir, la préférence va vers une coalition avec le CSV. Ici, une réédition de la coalition sociale-libérale n’a pas les faveurs du public.

Sur le perron du centre culturel, un « chef de deux entreprises » (« l’une dans la logistique, l’autre dans l’éducation ») estime qu’on risque moins « de se disputer à deux qu’à trois ». Un jeune libéral évoque « des objectifs positifs partagés » entre DP et CSV. « Ech weess net, ob dat eng drëtt Kéier gutt ass », dit un autre membre du parti. Puis de fustiger les socialistes qui seraient partisans d’un impôt sur les successions (en réalité, ils n’en veulent pas) et surtout Déi Gréng, « déi kaschten ons just Suen ». Ce ressentiment viscéral contre le Verts est largement partagé : « Ils veulent qu’on renonce à tout », balance un ancien candidat aux communales.

Certains auditeurs – et surtout auditrices – plus âgés, expriment par contre une antipathie à l’égard du CSV, toujours identifié à une politique familiale conservatrice. Une quinquagénaire lance : « On s’est battus pour se débarrasser de lui ». Une dame d’un certain âge verrait d’un bon œil une nouvelle reconduction « blo-rout mat gréngen Tëppelcher ». La perspective de Luc Frieden Premier ministre « grujelt mir », ajoute-t-elle. Un fonctionnaire de l’Enregistrement, « proche du DP mais pas obstiné », voit dans le Spëtzekandidat du CSV le porteur « d’idées qui ont à peine fonctionné il y a dix ans, et qui sont maintenant un no-go ».

Xavier Bettel sait titiller les sentiments de son auditoire. Par moments, son propre pathos finit par l’émouvoir. « Gleeft mer et ! », a-t-il lancé une douzaine de fois au cours de la soirée. Il loue l’effort collectif (« ouni eppes z’imposéieren ») pour faire face à la crise énergétique de l’hiver dernier : « De Lëtzebuerger weess schonn, wann et muss sinn, di mir vläicht ee Pullover un a maachen zwee Grad manner ». Il a tenté de se moquer des promesses électorales : « Je pourrais vous dire que vous allez travailler moins, mais gagner plus, et que vous allez aussi payer moins d’impôts. Peut-être une nouvelle voiture ? Une maison ? Dites-moi de quoi d’autre vous avez besoin ! »

Pour conclure son discours, Bettel revient sur son récent déplacement à l’Assemblée générale de l’Onu. Il y aurait rencontré des chefs de petits États insulaires, dont l’existence même est menacée par la montée des eaux : « Gleeft mer et, déi hunn aner Probleemer wéi déi, déi mir hunn ». Un silence consterné s’installe dans la salle. En même temps, le Premier affiche fièrement son ignorance des détails de la transition énergétique. À Junglinster, il parle ainsi de « Heizloftpompel-Schnick-Schnack-Holz-Feuerungsanlagen, an all déi Dénger do », que les ménages modestes ne pourraient s’offrir. De ce bredouillage, Bettel en a fait un élément de campagne. Face à Reporter, il évoquait déjà le « Holz-Schnitt-Feuer-Dir-wësst-wat-ech-mengen… deen Déngen do ».

Cette désinvolture, que Bettel cultive, est censée passer pour sympathique. Mais, pour un autoproclamé « Klima-Premier », elle paraît surtout paresseuse. Car la transition énergétique ne relève plus des grands appels, mais du « Bohren harter Bretter ». Ce lundi, le déphasage entre les paroles et les actes devient apparent lorsqu’un auditeur s’empare du micro pour s’enquérir d’une nouvelle circulaire. Publiée le 15 septembre par les ministères de l’Environnement, de l’Énergie et de l’Intérieur, celle-ci invite les communes à faire le toilettage de leurs règlements des bâtisses, afin de faciliter les rénovations thermiques et l’installation de pompes à chaleur ou de panneaux photovoltaïques. Le maire DP de Mondorf, Steve Reckel, prend alors la parole pour expliquer qu’il n’appliquera pas cette circulaire qui ne ferait que « provoquer des plaintes » et « pénaliser le citoyen ». (Interrogé par le Land, Reckel argumente en prenant l’exemple d’un propriétaire de Mondorf qui vient de monter une pompe à chaleur sur le toit : « D’un point de vue esthétique, c’est affreux ».)

Xavier Bettel est un DJ des discours politiques. Ses samples, il les mixe en fonction de l’atmosphère et de l’audience. À Junglinster, une des quinze communes les plus riches du pays, il s’attaque aux socialistes et à leur impôt sur la fortune. Puisque celui-ci frapperait entre autres les héritiers, ce serait « eng verstoppten Ierfschaftssteier ». Et puisque sa levée nécessitera l’abolition du secret bancaire, il finirait par créer de « gliesene Bierger ». L’abolition du secret bancaire voudrait dire « dat jiddereen weess… nee, net jiddereen… mee ee weess ob mannst, wat dir op de Konte alleguerten hutt ». Plus tard, lorsqu’un auditeur accuse le LSAP de vouloir introduire les droits de succession (en ligne directe), Bettel reprend son rôle de Premier ministre (« capitaine bleu ») qui défend « [s]es collègues rouges », précisant qu’un tel impôt sur l’héritage ne figure pas dans le programme du LSAP. Le débat autour de l’impôt sur la fortune est en fait largement fictif. Il est évident que le LSAP n’a quasiment aucune chance de le faire passer contre l’opposition farouche du CSV et du DP. Les socialistes trahissent d’ailleurs leur manque d’ambition dans leur programme, où on lit que le LSAP veut tout au plus « analyser la possibilité » d’un impôt sur la fortune. Sa fonction principale est de permettre aux socialistes et aux libéraux d’affûter leurs profils politiques respectifs et de consolider leurs bases électorales.

Devenu le parti du ventre mou de la classe moyenne, le DP a purgé son programme des éléments les plus agressivement néolibéraux. Ces dernières semaines, Xavier Bettel a réajusté le discours à droite. Il envoie des signaux aux électeurs wirtschaftsliberal tentés par le vote Frieden, ou du moins par le panachage. Les petits patrons, commerçants, avocats et médecins forment l’assise historique du parti. C’est cette frange qui risque de migrer en masse vers le CSV. Sur RTL-Radio, face à Paulette Lenert, Bettel a donc dégainé une de ses phrases ready-made : « Et huet een heiansdo d’Gefill, dass wann een Erfolleg huet, een sech schumme muss. Ech fannen dat traureg. » Quelques jours plus tard, face à Reporter, il persiste et signe. Le « concept » même de l’impôt sur la fortune lui occasionnerait de la gêne. On causerait un « sentiment de culpabilité » : « well’s de verdéngs, well’s de méi schaffs, well’s de hei, well’s de do, ass dat nët gutt ». On commencerait par opposer les riches aux pauvres et on finirait par opposer les Luxembourgeois aux étrangers. À plusieurs reprises, le Premier fait un signe égal entre « fortune » et « Leit, déi méi schaffen ». Alors que le Luxembourg est en train de virer vers une société de rentiers et d’héritiers (notamment immobiliers), cette vision méritocratique paraît quelque peu biaisée. Or, l’élément de langage n’est pas nouveau. « Ech si frou, Premier an engem Land ze sinn, wou een houfreg ass, wann ee Succès huet », proclamait Bettel en janvier déjà au pot du Nouvel An de son parti.

Le Premier est entré dans sa midlife-crisis politique. Au bout de dix ans au pouvoir, l’image du réformateur dynamique a perdu en éclat. Sur la dernière ligne droite, le Premier semblait vanné, irrité par moments. Sa mauvaise maîtrise des dossiers ne pardonne pas face à un Frieden ou une Lenert, et il a laissé des plumes dans ses face-à-face avec ces deux concurrents du LSAP et du CSV. Le 26 septembre, un Premier blême assurait aux auditeurs de RTL-Radio avoir « l’énergie, l’envie et la motivation ». Sans faire de lien direct avec cette piètre performance médiatique, Xaver Bettel a expliqué à Junglinster avoir été vacciné le 25 septembre contre le zona, une immunisation à laquelle il aurait mal réagi : « Jusqu’à mercredi, j’avais de la fièvre et je n’étais pas bien ».

Luc Frieden a réussi à imposer sa proposition-phare à la campagne : Réduction des impôts à gogo. Malgré la pression montante, Xavier Bettel a décidé de garder le cap, refusant de faire des promesses fiscales. Il n’a donc pas grand chose à offrir, sauf une individualisation « à moyen terme » et « par étapes ». Il refuse stoïquement de s’avancer sur les détails de cette proposition, que ce soit sur son calendrier ou son coût. Bettel ne veut même pas se fixer sur un modèle. « Das weiß ich selbst noch nicht », avoue-t-il dans le Wort de ce mardi. Ce flou artistique l’expose à la critique. « Verschidde Leit hun d’Gefill : de Bettel a Steierpolitik… Deen huet keng Anung », dit le concerné face à Reporter. Puis d’expliquer que s’il ne donnait pas de détails sur une future réforme fiscale, « da kënnt Dir mech och net kritiséieren ». Bettel se réfugie derrière la Tripartite qui pourrait discuter d’une réforme fiscale encore avant la fin de l’année. En 2022, il a découvert les mérites de cette institution néo-corporatiste, de sa dramaturgie et de son opacité.

Les programmes du CSV et du DP sont très proches en matière fiscale et économique. Tout comme sur la question sécuritaire. Lors du dernier « City Breakfast », la maire libérale de la Ville Lydie Polfer cachait à peine sa préférence pour une coalition noire-bleue. Face au Land, elle rappelle que l’introduction d’une police municipale se trouve aussi bien dans le programme du CSV que dans celui du DP. Et de sous-entendre : « J’espère que les personnes avec lesquelles nous aurons à faire après le 8 octobre vont avoir de la compréhension pour les problèmes [de sécurité] ». La petite phrase a peu réjoui la direction du DP. « Personne ne m’a fait une quelconque remarque », affirme Polfer. Son outing pro-CSV exprime également la proximité du Stater DP avec les promoteurs immobiliers qui considèrent #Luc comme un de leurs derniers relais politiques.

Le lendemain de la sortie de Polfer, le ministre DP Marc Hansen était invité à une table-ronde du Tageblatt. « Marc Hansen meinte sogar, dass er so wählen würde, dass die jetzige Koalition gestärkt werden würde – die einzige klare Aussage für den Fortbestand der Dreierkoalition im diesjährigen Wahlkampf », rapportera le quotidien d’Esch. Venant de la part du plus fidèle des lieutenants de Bettel, cette déclaration sonne comme un signal. C’est un secret de polichinelle que le Premier préfèrerait continuer à gouverner dans la constellation actuelle. À la dernière Elefanteronn des quatre Spëtzekandidaten, diffusé ce mardi sur RTL-Télé, la coalition a largement fait bloc, faisant apparaître Luc Frieden comme isolé. Tout en s’affichant « constructif », Bettel ne s’est pas privé d’attaquer son contender chrétien-social. « Ech gi lo net op d’Ierfschaft an, déi Dir ons hannerlooss hutt mat den ëffentleche Finanzen. Ech fänke domadder guer net un ». Après avoir asséné ce crochet, il a ajouté : « Kommt mir si konstruktiv ». Une semaine plus tôt sur RTL-Télé, Bettel s’est vanté de son amour pour « les gens ». Puis d’ajouter : « Den Här Frieden wor bei enger Bank op enger Chefetage ». Lorsque celui-ci l’a invité « op e Patt » pour faire connaissance du nouveau Luc, « Xav’ » est resté de marbre. Visiblement, le courant ne passe pas. Mais les libéraux redoutent l’opportunisme du LSAP, qu’ils savent au moins équivalent au leur. D’autant plus que Luc Frieden s’est dit prêt à mettre le poste de Premier à disposition. Trahir avant d’être trahi ; c’est par ce dilemme du prisonnier que la majorité actuelle pourrait sauter. La nuit du dimanche pourrait livrer une étude de cas en théorie des jeux.

Bernard Thomas
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