Chroniques de l’urgence

Quelles narrations font mouche ?

d'Lëtzebuerger Land du 13.06.2025

Conteuse aussi talentueuse qu’engagée, chroniqueuse de la descente aux enfers dans laquelle est aujourd’hui enferrée l’humanité, Rebecca Solnit s’interroge sans relâche : Quelles narrations peuvent aujourd’hui toucher le public, percer le brouillard de la désinformation, générer de l’engagement ? Comment amorcer, à l’aide d’histoires captivantes, l’indispensable bifurcation qui convaincra les terriens de sortir des énergies fossiles et leur ménagera un avenir ? Dans No straight road takes you there, un recueil de courts essais de sa plume rédigés au cours des cinq dernières années, elle s’attache à dégager les techniques de storytelling susceptibles de contrer l’apathie et la résignation.

Solnit admet donc d’emblée qu’il n’y a ni ligne droite ni recette magique. Pour autant, elle illustre la multiplicité des approches disponibles pour qui n’entend pas baisser les bras. Dans « Une trêve avec les arbres », elle retrace l’histoire du violon du fondateur du Kronos Quartet, créé par Carlo Giuseppe Testore à Milan en 1721. L’épicéa dont est faite la table d’harmonie des violons de cette époque poussait dans les Dolomites, dans la « foresta dei violini », et reflète l’histoire climatique de la région : Des décennies d’hivers rigoureux l’avaient rendu plus dense, et de ce fait plus expressif. En même temps, cette petite merveille d’artisanat, griffée et cabossée, que son propriétaire David Harrington utilise avec tant de brio, évoque pour elle un avenir à la fois plausible et heureux. « L’absolue parcimonie d’un instrument qui a duré si longtemps me dit qu’une culture magnifique peut coexister avec une frugalité matérielle, que le monde avant toute notre extraction et combustion de matériaux fossiles pouvait être très élégant, et peut-être que le monde que nous devons créer en réponse au changement climatique peut ressembler à un monde d’abondance, et non d’austérité ». Le joyau joué par Harrington et l’art issu d’un monde pré-fossile témoignent que décarboner, c’est aussi faire, enfin, la paix avec les arbres, ces infatigables extracteurs d’un quart du gaz carbonique que nous émettons dans l’atmosphère.

Face à la menace du chaos et de la dévastation, un antidote efficace contre le désespoir consiste à savoir reconnaître le changement, même lorsqu’il se dérobe aux regards. Souvent, les grandes bascules historiques reflètent de profondes mutations culturelles qui se sont produites dans les décennies qui les ont précédées, sans être nécessairement détectées. Se voyant comme une « tortue à la fête des éphémères », Rebecca Solnit rappelle ainsi que le mouvement Debt Collective (en faveur du pardon des énormes dettes contractées par de nombreux Américains pour financer leurs études) est né dans le sillage du mouvement Occupy, après la crise financière de 2008. Les mesures prises par l’administration Biden en ce sens n’ont fait qu’entériner une évolution des mentalités initiée par des activistes une quinzaine d’années plus tôt. Par nature, les idées radicales naissent dans les marges pour rejoindre le centre : elle les compare à des glands, les campagnes étant de frêles jeunes pousses et les résultats finaux de « puissants chênes », qui prennent la forme de changements dans les lois, les politiques ou la propriété du sol.

« Le désespoir est un luxe », ne pas agir n’étant pas une option pour ceux confrontés à un danger immédiat. Ceux qui le prêchent sont comme ceux qui apportent du poison au banquet, rappelle-t-elle. Entre 1992 et 1995, en tant qu’activiste anti-
nucléaire puis comme militante en faveur des droits des Shoshones occidentaux sur leurs terres, une lutte qui a fini par porter ses fruits, elle a appris que ce sont ceux qui sont censés être dénués de pouvoir – « écrivains, intellectuels, mouvements et organisateurs de base, visionnaires, ceux qui sont dénigrés et ignorés », qui ont « changé le monde encore et encore ».

Mary Wollstonecraft, morte en 1797 et considérée comme la première féministe de l’histoire, pouvait être vue comme une illuminée lorsqu’elle rêvait d’un monde où l’on oserait remettre en cause le pouvoir des maris sur leurs femmes. La preuve, pour Rebecca
Solnit, que « le féminisme ne fait que commencer », alors que dans son pays, les Républicains les plus réactionnaires cherchent à rabaisser à nouveau le statut légal des femmes. Elle rappelle dans ce contexte qu’en 2014, l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin déclarait : « Nous vivons en capitalisme, il semble impossible d’échapper à son pouvoir. Mais tel était aussi le droit divin des rois (...) La résistance et le changement commencent souvent dans l’art. Très souvent dans notre art, l’art des mots ». Aux États-Unis, qui semblent s’abîmer inéluctablement dans une spirale ultra-réactionnaire, les paroles et les histoires des visionnaires, et en particulier celles des femmes visionnaires, conservent leur capacité d’instiller les indispensables sursauts.

Jean Lasar
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