Le jardin des délices

Exit l’enfer, place au paradis

d'Lëtzebuerger Land du 21.10.2011

Tout le spectacle Le jardin des délices de Blanca Li repose sur des allers-retours entre le cabaret et le tableau éponyme de Bosch, dont les images sont magistralement animées par Ève Ramboz et projetées sur grand écran. Débutons par le sentiment de gêne ressenti par les applaudissements systématiques après chaque tableau ne permettant pas une continuité de la chorégraphie. Ce soir-là, Blanca Li, chorégraphe espagnole de grand talent a obtenu un satisfecit Summa Cum Laude largement surexprimé par un public déjà en posture de « fan » de… ! Le débordement en liesse finale avec lâcher de ballons, rires, acclamations excessives semblaient si décalé… exit l’enfer, place au paradis et au jardin des délires.

La reprise animée de certains des détails du tableau fascinant de Bosch, les décors superbes, les enchaînements ludiques, les formes et portées nombreuses et variées défient l’imagination. Le contraste entre le tableau de ce visionnaire qui donne à penser, le choix d’une chorégraphie amusante mais légère et l’enthousiasme unanime du public sur ce divertissement repose la question de la critique et de la nécessité pour l’art vivant de faire réfléchir ou non ?

Alors que l’illustration de l’univers onirique du peintre atteint un sans-faute esthétique, la démonstration des « visions » qui pourraient être celle de Bosch au XXIe siècle, contraste de par sa légèreté. Le champ de cette pensée est soudainement balayé par une version d’un cabaret trash revisité à la manière d’Alfredo Arias ou des univers de Disney.

À la licorne échappée du tableau de Jérôme Bosch laquelle boit l’eau d’un lac se succède dans la pénombre, un danseur casqué de pointes argentées l’imitant. Éclosion d’une fleur, girafe urinant, corps supplicié dans les cordes d’une harpe… Les neuf danseurs dialoguent avec ces créatures imaginées, il y a plus de 500 ans. La gestuelle animale combine bras, bustes, cous, jambes pour donner naissance à une nouvelle zoologie. Donnée inquiétante, une sensation de réalité se dégage face à cette « faune et flore » qui ressort non pas du passé ou de l’imaginaire, mais qui pourrait être notre futur.

Césure référentielle, Blanca Li apparaît en perruque blonde et boa rose dans ce cabaret en diva loufoque menant la revue. Un pianiste, des tables, un espace vert en fond, le défilé des personnes et des vices actuels ne se fait pas attendre : une Britney Spears, un rappeur accompagné d’une femme-objet, une chanteuse à guitare telle une Carla et son Nicolas, c’est la tyrannie des communications électroniques, les relations superficielles entre les gens et une forme de pavane sexuelle qui sont moqués. Les nouvelles dépendances de nos sociétés ne sont pas critiquées mais ironisées.

Puis les corps aux multi-membres reprennent la danse dans des incrustations chorégraphiques incarnant les anatomies fantastiques de Bosch. Parfois en solo, souvent en « boules humaines » compactées telles de véritables sculptures humaines, ils défilent sans fin dans une multiplicité de combinaisons de nouveaux êtres qui peut donner le tournis. Emmêlées au-delà du vraisemblable, tordus, mi-hommes, mi-animal, ces créatures venues de nulle part illustrent l’intérêt de la chorégraphe pour le corps renouvelé et brisé.

Son pinceau à elle réside dans le tracé du mouvement qui permet au danseur seul de passer vers un rassemblement des corps lequel suppose, outre une technicité extraordinaire, une grande cohésion des artistes. Retour aux scènes de cabaret avec des longueurs parfois… Un défilé de mode inspiré des arts de la table pour lequel chaque vêtement est conçu à partir de serviettes et de vaisselle, des pieds accessoirisés par des verres en plastique placés entre les orteils, des chaussures en guise de chapeaux… il y a tant d’idées à traiter. À moitié nus, les danseurs vont et viennent, volontairement grotesques, dans un simulacre de défilé de mode, jusqu’à la mort...

Le pot-pourri de tendances ambiantes restitué avec talent et drôlerie pose aussi la question du travail de la critique, de ses fondements et surtout de son récepteur, le public. Public conquis, nul doute. Li : danse pure avec brio ! Bosch : 500 ans et pas une ride ! Au vu de la richesse de la vision de Bosch, la chorégraphe en restant dans sa « zone de confort » prenant parti pour l’humour décalé n’est-elle pas tombée dans l’écueil d’une certaine facilité dans sa vision déjantée?

Emmanuelle Ragot
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