Réfugiés à Don Bosco

L’espoir en sourdine

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2010

– J’adore ce pays. Mais ici, à Don Bosco, c’est pas bon. On ne peut pas rester longtemps. L’atmosphère est trop lourde.

– Moi, j’espère qu’ils vont m’envoyer à Heiderscheid. Là-bas c’est bon. Mais je ne veux aller là où il y a trop de sécurité.

– Mon ami est à Wiltz. Il semble que ce soit un endroit joli.

Ainsi vont les discussions que beaucoup des demandeurs d’asile, qui se trouvent au foyer Don Bosco, au Limpertsberg, mènent. Leur quotidien est tellement marqué par cette situation provisoire qu’ils vivent, qu’ils en tournent en rond. Chacun espère ne pas être envoyé là où il y a les agents de sécurité. Ainsi s’engage tout une histoire autour des « meilleurs » et des « pires » foyers. Les rumeurs circulent rapidement. Dorénavant, on prie pour ne pas être envoyé à Esch ou à Rodange et on envie ceux qui sont au foyer Saint-Antoine de la route d’Arlon.

En effet, l’air est chargé à Don Bosco. On peut presque sentir la lourdeur des milliers de destins qui s’y sont croisés. Car chacun arrive avec son passé, son bagage. S’asseoir sur un des bancs et discuter avec une famille irakienne ou des jeunes algériens signifie s’exposer à des histoires incroyables.

Hélas, le provisoire pèse rapidement. Les tensions se font sentir. Pas assez d’espace pour digérer un vécu souvent dur. Alors, pour mieux gérer le quotidien, la ségrégation semble être une règle non écrite. Les Maghrébins sont entre eux, les Africains de même ainsi que les Européens de l’Est. On se retrouve avec celui avec qui on peut le mieux partager son vécu, histoire de retrouver des repères dans un environnement étranger et déstabilisant.

Une fois avoir quitté Don Bosco, on garde souvent le contact grâce aux amitiés nouées. On se rend visite dans les différents foyers aux quatre coins du pays. Ainsi, sur les 1 300 demandeurs d’asyle, certains sont capables de mieux connaître le pays qu’un Luxembourgeois. Et comme ils ne sont pas autorisés à travailler jusqu’à ce que leur séjour ait dépassé neuf mois, ils ont tout le temps devant eux.

Ce qui n’est pas tout à fait vrai, car le temps est précieux pour eux, comme pour tout le monde. Le provisoire qui dure, peut être très lourd à supporter et « la patience devient une vertu pour laquelle on lutte tous les jours ». On peut effectivement s’interroger pourquoi la barre a été fixée à neuf mois. « Il s’agit d’un compromis artificiel pour satisfaire les uns et les autres » avance Frank Wies, avocat et membre du comité des réfugiés (LFR). « Moins ils travaillent, moins ils sont intégrés, ce qui facilite la tâche de les renvoyer » serait l’attitude de l’administration luxembourgeoise afin de « ne pas donner une image d’un Luxembourg Eldorado pour les réfugiés ».

« Tous les jours c’est la même chose. Nous voulons aller travailler et vivre normalement. » Un père de famille du film documentaire Weilerbach de Yann Tonnar résume les soucis auxquels font face les demandeurs d’asile. Car même après avoir atteint la limite de neuf mois, nombreux sont les patrons qui sont réticents à embaucher un demandeur d’asile. S’y ajoute la lourdeur des démarches administratives qui ralentit l’obtention du permis de travail. Dans son rapport, le LFR met en évidence le peu d’efficacité du système d’accès au travail à travers les autorisations d’occupation temporaires (AOT).

Le temps que les demandeurs de protection internationale (DPI) passent au Luxembourg devrait être mis à profit, dans l’intérêt de tous. Mais, comme le déplore le LFR, afin de décrocher un poste d’apprentissage, les DPI doivent disposer d’une AOT, ce qui alourdit la procédure d’accès à la formation professionnelle. Ainsi, ils réclament les mêmes droits d’accès à l’apprentissage que pour les Luxembourgeois.

Des différences de traitement, il y en a. Entre Luxembourgeois et DPI, mais aussi entre les demandeurs eux-mêmes. Ainsi, le foyer Saint-Antoine passe comme le modèle des foyers au Luxembourg. Le principe y est de « profiter du temps et de développer le potentiel des jeunes » comme l’avance le personnel encadrant. On y organise des ateliers, des cours de langues sont offerts, etc. Évidemment, un tel encadrement est nécessairement accompagné d’un certain contrôle. Mais l’atmosphère est plutôt décontractée. Dans le couloir, on se salue, on entend des rires.

Les résidents sont surtout des mineurs, des jeunes, des femmes et des malades aussi. Tous ceux qui auraient besoin d’un encadrement. C’est une population fragilisée qui nécessiterait un suivi, que ce soit au niveau des études pour les jeunes ou au niveau médical et psychologique. On peut néanmoins s’interroger si les DPI n’ont pas tous besoin d’un tel encadrement. Ainsi, dans son rapport, le LFR propose d’élargir la liste des groupes vulnérables.

Au service logement de l’OLAI, l’office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration, on affirme que la majorité des réfugiés souhaitent être laissés tranquilles. Nul ne doute qu’ils ne sont pas fans du côté vigilance – qui le serait? – mais cela n’empêche que la plus grande partie d’entre eux se trouvent déracinés, perdus et profondément fragilisés.

Au foyer Saint-Antoine, jeunes et mineurs peuvent participer au projet Form’Action. Celui-ci s’occupe actuellement de 32 jeunes qui profitent d’un encadrement de proximité. « Il y en a au moins trois fois plus encore qui attendent » avance la responsable de projet. Mais les moyens manquent.

Situation désolante pour toute une population au Luxembourg. À force d’aller visiter l’un ou l’autre foyer, on reçoit une autre image de notre pays tant aimé. Les résidents y vivent souvent dans une précarité sur tous les plans, matériels et non matériels.L’« argent de poche » ne suffit guère pour passer le temps de façon constructive. Chaque DPI a droit à 119 euros par mois s’il vit en pension complète. S’acheter des livres pour s’instruire devient un dilemme.

Un tel refuge peut vite virer au cauchemar. Au Mullerthal, des centaines de personnes sont entassées dans la vieille partie de l’Hôtel des Cascades. Les familles qui y sont hébergées se retrouvent dans un coin perdu du Luxembourg où elles ont du mal à avoir des connections de transport en commun et où il n’y a simplement rien à faire. Des chambres, à la base conçues pour venir découvrir la nature sublime de la Petite Suisse, se retrouvent transformées en séjour provisoire qui peut durer des années.

L’intimité doit se faire attendre : Un père de famille avance: « Ma fille de quatorze ans dort avec ma femme et moi dans la même pièce. Ce n’est pas bon. Ni pour ma fille, ni pour notre couple. » Il s’agit, pour lui, de protéger les espaces de chacun : « Je ne veux pas me plaindre, au contraire. Mais, chacun a ses besoins essentiels qu’il faudrait assurer ». Mais, il aura du mal à faire changer la situation, car toutes les chambres sont pareilles. Ici encore, la patience est une vertu pour laquelle on prie.

Les effets traumatisants de ces conditions de vie sont évidents : rester des années sans rien faire, sans se sentir ni utile ni même exister, laisse des traces néfastes dans le psychisme de beaucoup de DPI. On peut donc se demander s’il faut tout accepter. Par exemple, est-ce normal de faire travailler des enfants dans un foyer ? Il est évident que ses résidents participent à sa gestion, mais demander une charge lourde comme celle de nettoyer cuisine et salle de restauration où mangent des centaines de personnes, à une fille de quatorze ans peut surprendre. Ou bien faut-il accepter que des enfants dorment sur des vieux canapés non convertibles en lits ?

On peut avoir l’impression qu’il s’agit là d’une population non seulement tenue à l’écart mais aussi traitée selon une grille de normes différente à celle des citoyens luxembourgeois. Est-ce que le principe tant chéri de l‘égalité de traitement (hommes-femmes, luxembourgeois-étrangers, hétérosexuels-homosexuels, etc.) ne vaudrait pas pour eux ?

Au-delà des droits et des obligations écrits, les demandeurs n’ont-ils pas le droit de se plaindre, de dire ce qui ne va pas ? Pour les associations qui luttent pour les droits des réfugiés, l’attitude de l’État luxembourgeois serait celle de se dire « ils reçoivent, donc ils n’ont pas à se plaindre».

Une assistante psychologique et une assistante sociale du CLAE essaient de suivre les résidents du Mullerthal du mieux possible, mais ne peuvent souvent que constater leur impuissance. Les résidents eux-mêmes sont souvent résignés. Le propriétaire de l’hôtel qui reçoit 700 euros par mois et par résident « s’en fout » de sa responsabilité. Les réparations nécessaires se font attendre ou sont même refusées.

Pour Frank Wies, « réclamer, c’est comme parler avec un mur ». La communication entre les divers acteurs laisserait à désirer. Non seulement il y aurait manque de communication, mais surtout la communication serait souvent une démonstration de rapports de force. Ainsi, à l’OLAI, on n’aimerait pas voir les associations « se mêler de procédure ». Ils devraient se limiter à leur rôle d’assistance. Mais « quoi dire si un réfugié nous demande de lui expliquer un paragraphe d’une lettre qu’il a reçu ?» Dans ce cas, il devrait contacter l’OLAI ou l’avocat.

Souvent, on peut lire dans les visages des DPI l’incompréhension devant les complexités de l’administration luxembourgeoise. Comme le résume bien un membre de famille du film Weilerbach « notre vie dépend de ces lettres et de ces papiers ». Cette paperasserie, qui est partie intégrante de notre culture, ne l’est pas nécessairement dans d’autres. Ainsi, il peut arriver qu’un message passe sans être remarqué. Comme ce jeune Algérien au foyer sis Grand-Rue à Esch/Alzette qui a été convoqué à l’OLAI pour avoir omis de réaliser sa séance de nettoyage : « Je n’étais pas au courant. Je ne savais pas qu’il fallait lire les notes affichées. Cela ne m’aurait pas du tout dérangé de nettoyer ».

Même chose pour ceux qui passent plus de trois nuits par mois en dehors de leur foyer. Ici, on peut balancer les « pour » et les « contre ». À l’OLAI et au ministère, on va dire qu’il faut empêcher les abus et les dérives. Pour les défenseurs des droits des réfugiés, le système est trop paternaliste et infantilisant : « Qui de nous accepterait de telles conditions ? » demande Frank Wies. « La majorité des demandeurs est très reconnaissante. Mais il faudrait plus de respect », estime une avocate aux réfugiés.

Le système crée des dépendances qui rendent les réfugiés encore plus vulnérables. Dépendances envers une administration qui les dépasse, une culture étrangère, une situation tragique. Dépendances aussi, qui peuvent s’accompagner d’abus. Dans le milieu des associations, on soupçonne des abus de pouvoir de certains fonctionnaires qui se chargeraient de filtrer a priori et de sanctionner a posteriori, avec la tolérance du ministère.

Les décisions seraient souvent prises d’une façon arbitraire. Les membres du LFR ne comprennent toujours pas les critères selon lesquels on envoie les réfugiés dans les différents foyers. Qu’il s’agisse du premier foyer ou d’un changement d’hébergement, ils seraient souvent « mis devant les faits accomplis sans consultation ni explication ». Le responsable du service logement de l’OLAI avance que les familles ne posent pas de problème : « Je laisse mes collègues gérer ces dossiers. Quant aux cas plus problématiques, je les gère moi-même. » Ce sont des jeunes, soupçonnés de venir pour faire du commerce de drogue et autres et qu’on envoie rapidement à Esch ou dans d’autres foyers où les agents de sécurité circulent, foyers qui se trouvent, comme à Rodange, à quelques mètres de la frontière. Une manière comme une autre de leur faire comprendre les règles du jeu.

Comme le jeune Algérien à Esch-sur-Alzette qui a compris qu’il se trouve « parmi des toxicomanes ». Le foyer de la Grand-Rue est connu pour son rassemblement d’intoxiqués : « On y met tous les gens dangereux, ceux qui ont été en prison ». C‘est pourquoi tous ont peur de se retrouver là-bas. Car si on y trouve des petits dealers, il y a aussi son lot jeunes inoffensifs. Il va sans dire que ce foyer est un endroit triste. Une vieille maison vétuste remplie de tensions. Ce n’est pas un endroit adapté pour des jeunes en quête d’un meilleur avenir.

À force d’aller discuter avec les fonctionnaires de l’OLAI, on se rend rapidement compte de l’attitude avec laquelle on y gère la situation des réfugiés. On y parle de bons et de mauvais réfugiés, les bons étant ceux qui racontent la vérité et les autres, ceux qui mentent. On y gère les dossiers, avec dans la tête une attitude de suspicion, comme l’affirme le LFR.

Des abus, on en parle : en gros, on soupçonne la majorité des demandeurs d’asile de n’être venu que pour faire de l’argent et/ou pour profiter du système. Les associations déplorent cette « image de nantis ». Au ministère, on résume que le travail consiste à différencier entre ceux dont la vie est en danger et ceux qui abusent.

Nombreux sont les DPI qui déplorent qu’on ne leur explique pas assez leur situation. Un Irakien bloqué au Müllerthal affirme qu’on l’aurait emmené là-bas sans rien lui expliquer. « Le jour avant qu’on vienne nous prendre, j’ai reçu une note. C’était tout ». Pas de carte du pays, ni d’horaires pour les transports publics. Heureusement qu’il sait lire et qu’il parle anglais. « Je ne sais pas comment font ceux qui ne parlent que leur langue » affirme-t-il.

La sensibilité culturelle manque cruellement au Luxembourg, comme l’estime une avocate. Que ce soit au niveau des différences linguistiques, culturelles ou autres, on a l’impression qu’on ne prend pas assez en compte la situation particulière de ces gens. Mais là on touche à la question des moyens financiers. À l’OLAI on différencie entre les réfugiés « les moins chers » et « les plus chers ». Les premiers sont ceux qui ont le moins d’encadrement et les derniers sont hébergés par exemple au foyer Saint-Antoine.

Mais tout ne se résume pas à une simple question financière. Il y a aussi l’attitude de suspicion par laquelle les DPI sont reçus qui fait barrage au bon traitement de ceux-ci. Au Luxembourg, comme ailleurs, les réfugiés sont une population fragilisée, précarisée, extrêmement dépendante mais en plus stigmatisée et exclue. L’opacité de l’administration aggrave la situation, ce qui fait que les gens se sentent « comme dans une prison », pour reprendre une comparaison subtile entendue dans le film Weilerbach.

Nathalie Oberweis
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