Histoire et mémoire

Complexe d’infériorité ?

d'Lëtzebuerger Land vom 26.03.2021

En mal de légitimité alors qu’elle venait de rejoindre le clan des grandes puissances européennes, la Tchécoslovaquie d’après 1918 avait pris l’habitude de désigner pour chaque invention mondiale un inventeur local : la découverte du paratonnerre était attribuée à Prokop Diviš au lieu de Benjamin Franklin, celle de la machine à vapeur revenait à Josek Božek au lieu de James Watt, etc.

Dans la même logique, et au mépris de plus de 200 ans d’études préhistoriques et archéologiques, le Luxembourg a pour sa part son préhistorien proclamé, prétendu découvreur des premiers pas de l’humanité : « En 2006, Michel Pauly montre, à partir de nombreux exemples paléo-archéologiques – notamment un collier de coquillages provenant de la côte atlantique ou méditerranéenne, mais trouvé à Waldbillig – qu’il y a eu des mouvements d’hommes depuis la préhistoire.1 » Mieux encore, M. Pauly aurait inventé un nouveau concept capable de parer le (trop) récent Grand-Duché d’une histoire millénaire qui ferait pâlir les plus anciennes nations d’Europe : l’histoire trans- ou métanationale du Luxembourg.2

Si de telles entreprises s’apparentent à des élucubrations inoffensives qui ont droit de cité dans une société démocratique et pluraliste, les choses se corsent quand M. Pauly se prononce sur la forme que devrait prendre l’enseignement de l’histoire. Dans son plaidoyer pour une réforme de ce dernier publié en 2019 dans la revue Forum, il insiste sur l’urgence d’« émanciper » les Luxembourgeois de leur « sentiment d’infériorité3 ».

Au-delà de l’aberration que constitue la volonté de faire la psychologie de tout un peuple, de tels propos sont révélateurs de l’irrecevable confusion entre mémoire collective et histoire. En effet, la mémoire correspond aux traces et souvenirs qui restent des événements vécus. Comme la mémoire individuelle, la mémoire collective consiste donc en une sélection, plus ou moins consciente, qui s’avère souvent bien éloignée des faits. Visant généralement à donner un sens à la communauté qui la tient en partage et à consolider son identité, la mémoire collective s’oppose par définition au travail de l’histoire qui, lui, vise à reconstituer les faits de manière exhaustive et à les interpréter sans préjugé afin de comprendre le fonctionnement des sociétés du passé.4

De ce fait, il revient en premier lieu à l’historien de distinguer la mémoire de la réalité historique, de réfléchir aux usages mémoriaux pour les déconstruire, de mettre en garde contre les amalgames et de souligner les manipulations qu’ils produisent. Si l’histoire a une utilité sociale, celle-ci n’est pas de rehausser l’image de soi d’un peuple, mais plutôt d’analyser, pour les comprendre, les choix qu’il a pu faire dans le passé, sans omettre de le confronter à ceux dont il serait moins fier5.

Selon les dispositions du système scolaire actuel, les écoliers luxembourgeois apprennent l’histoire par le truchement d’autres modèles, dans un détachement qui permet une prise de recul plus facile par rapport au récit historique dominant, a fortiori quand cet enseignement repose sur deux traditions différentes et met en œuvre, nécessairement, une démarche comparatiste. N’est-ce pas là une formidable ouverture pour ce jeune public qui prend connaissance, dès son plus jeune âge, de l’altérité des cultures, des modèles politiques et des histoires ?

Tel n’est pas le cas selon M. Pauly qui soutient que les programmes actuels seraient à l’origine du sentiment d’infériorité qu’il diagnostiqua à toute la société luxembourgeoise. Pire encore, ce sentiment, serait responsable de la montée des idées d’extrême droite : « Mir hunn d’Impressioun, dass dat feelend Selbstwäertgefill, dee permanente Mannerwäertegkeetskomplex ee vun den Haaptproblemer vun der Lëtzebuerger Gesellschaft ass, deen elo ënnert dem Drock vun der Globaliséierung, vun den offene Grenzen, vun der deeglecher Migratioun ëmmer méi Leit a Panik fale léist. An dovu profitéiere gär gewësse nationalistesch Kreeser fir politesche Gewënn doraus ze zéien.6 »

Effectivement, si l’éducation nationale officialise la conception d’une histoire dispensatrice d’une vision normative du passé, de modèles de comportements et de prétendues racines, l’extrême droite n’aura plus grand-chose à proposer : au lieu de protéger la société luxembourgeoise contre le nationalisme, elle aura légitimé ce dernier. D’ailleurs, la question parlementaire posée par Fred Keup (ADR) le 11 février 2021, juste après que Serge Wilmes (CSV) a retiré la sienne, est la démonstration de cette convergence des vues.

La théorie de M. Pauly part en effet du constat suivant : le territoire sur lequel le Luxembourg s’est développé existe depuis toujours. Les événements qui s’y sont produits relèvent donc du passé de ce territoire et peuvent être intégrés dans le concept d’histoire du Luxembourg. Parallèlement, M. Pauly se défend de proposer un « roman national »7, sans expliquer la notion.

Par cette expression, Pierre Nora désigna à partir des années 1970 l’histoire produite au XIXe siècle et qui consistait en un récit continuiste, remontant le plus loin possible dans le passé et axé sur une filiation fictive avec de présumés ancêtres, en vue de conforter la cohésion nationale en dopant la fierté des Français.8

Pour nous convaincre que telle n’est pas son intention, M. Pauly pense avoir trouvé la parade : il suffirait d’accompagner les termes d’« histoire du Luxembourg » de l’adjectif « transnational » ou, mieux, « métanational ». L’adjectif « transnational » permettrait de dépasser le national. Mais à ce terme trop spatial à son goût, c’est celui de « métanational » que M. Pauly préfère, le préfixe « méta » recouvrant une dimension chronologique qui autoriserait de faire l’histoire de la nation sans en faire, avant son apparition.9

Au-delà du caractère très simplificateur et paradoxal de sa conception des études transnationales qui ne se résument pas à une approche spatiale et servent davantage à désenclaver le national qu’à le fonder, c’est bien une filiation scabreuse entre toutes les constructions sociétales établies sur le territoire, de la culture de Rössen (4 500 à 4 300 av. J.-C.) à nos jours, qu’il soutient – c’est bien un « roman national », un récit continuiste sans fondement scientifique, visant à galvaniser le sentiment national de ses compatriotes et à atténuer leur prétendu sentiment d’infériorité, qu’il compose.

Dans une intervention à la Radio 100,7 du 12 janvier 202110 puis dans un article publié dans la revue Forum au début du mois de février,11 M. Pauly déplorait que l’histoire du Luxembourg ne fût plus enseignée à l’université, comme sa chaire d’histoire transnationale du Luxembourg n’avait pas été reconduite.

Pourtant, à l’Institut d’histoire (qui se concentre sur l’histoire d’avant 1800) comme au C2DH (centre interdisciplinaire dédié à l’étude du contemporain et aux humanités digitales créé en 2015), l’histoire du Luxembourg est enseignée et étudiée. Elle fait en outre l’objet de recherches, les chercheurs ayant pour habitude d’adapter leur terrain à leur situation géographique et de mettre à contribution les sources accessibles sur place.

Le poste de M. Pauly a de surcroît débouché sur la création de deux chaires de professeur d’université, ce qui n’allait pas de soi comme son détenteur était fonctionnaire détaché de l’Éducation nationale et qu’aucun budget n’existait pour lui à l’université.

Le C2DH s’est vu accorder une chaire d’« histoire contemporaine transnationale », transnational renvoyant ici aux interactions et interdépendances de sociétés contemporaines, et non pas à la vision continuiste, rétrospective et centrée sur un territoire luxembourgeois essentialisé de M. Pauly. De même, l’Institut d’histoire a ouvert une chaire d’« histoire moderne » axée sur « l’étude du Luxembourg et de la grande région dans un contexte global ».

De manière justifiée, l’université a refusé, via ses instances décideuses, de renouveler la chaire d’« histoire transnationale du Luxembourg », jugeant que la promotion d’un champ de compétence qui plaçait l’ensemble de la période allant de la préhistoire à nos jours sous le chapeau « histoire du Luxembourg » s’apparentait à du « nation branding ».

La création d’une chaire et de l’enseignement qui s’y rattache doit être motivée par son utilité scientifique. Dans ce cas concret, nous devons nous demander en quoi la perspective trans- ou métanationale, comme la conçoit M. Pauly, enrichirait la compréhension du passé et des sociétés qui ont vécu sur le territoire qui est devenu le Luxembourg. Vu le caractère artificiel (et orienté idéologiquement) du lien, la réponse est simple : en rien.

Depuis sa création en 2003, l’université du Luxembourg s’est professionnalisée, recrutant de plus en plus des enseignants-chercheurs expérimentés, passés par plusieurs institutions internationales et, surtout, étrangers aux débats luxo-luxembourgeois, et s’alignant toujours davantage sur les critères scientifiques internationaux. Décidé cependant à voir sa chaire et son programme institutionnalisés, M. Pauly a réagi en transposant une question afférant à l’organisation de l’université dans la société civile en instrumentalisant (et en attisant) le fantasme de la disparition de l’identité luxembourgeoise, la prétendue disparition de l’histoire faisant écho à celle de la langue.

Dans son plaidoyer pour une réforme de l’enseignement de l’histoire, M. Pauly déplore que le Luxembourg ait un retard d’au moins cent ans sur les autres pays en ce qui concerne l’instauration des dispositifs permettant la recherche en histoire (loi sur l’organisation de la recherche scientifique de 1987, création de l’université en 2003, etc.)12. Il est grand temps que le pays se dote d’un organisme équivalent du « Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire », association française créée en 2006 afin de veiller sur les usages publics de l’histoire à des fins mémorielles13..

Eloïse Adde est historienne, spécialiste de
la nation médiévale. Ses travaux portent en particulier sur le Brabant et la Bohême.
Elle est Marie Curie Fellow, accueillie
à l’université Saint-Louis, Bruxelles.


1 S. Kmec, « Pourquoi et comment enseigner l’histoire luxembourgeoise ? Au-delà de l’amour de la patrie », d’Lëtzebuerger Land du 17.11.2017

2 M. Pauly, « Was unterscheidet die Muschelkette aus Waldbillig von der Igeler Säule? Von der trans- zur metanationalen Perspektive in der Nationalgeschichte am Beispiel Luxemburgs », en ligne sur :
http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de.

3 M. Pauly, « Plädoyer für eine Reform des Luxemburger Geschichtsunterrichts », Forum, 393, 2019

4 M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, 1925 ; P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000.

5 E. Conan, H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, 1994.

6 M. Pauly, « Plädoyer », art. cité, p. 61.

7 M. Pauly, « Plädoyer », art. cité, p. 63.

8 P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III,
Les France, vol. 3, Paris, 1992, p. 1008.

9 M. Pauly, « Was unterscheidet », art. cité,
p. 23 et sqq.

10 M. Pauly, « Hu mer vergiess d’Grënnung vum Lëtzebuerger Staat ze feieren? », dans l’émission « Fräie Mikro » sur Radio 100,7

11 M. Pauly, « Keine Luxemburger Geschichte mehr an der Uni? », Forum, 414, 2021

12 M. Pauly, « Plädoyer », art. cité, p. 61.

13 Ses fondateurs sont les historiens Gérard Noiriel, Michèle Riot-Sarcey et Nicolas Offenstadt.

Eloise Adde
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