Procès Béjaoui, deuxième semaine

« La caméra, c'est votre assurance vie »

d'Lëtzebuerger Land du 18.10.2001

Dans quelle mesure la prise d'otages aurait-elle pu être évitée ? Cette question se dégage dès le début du procès Béjaoui pour devenir un des sujets centraux du débat. Le profil psychiatrique, la psychose paranoïaque de Néji Béjaoui une fois établie (d'Land 41/01), le centre d'intérêt s'éloigne du personnage pour se fixer sur une question : quelle était l'attitude des personnes  informées de l'imminence du danger ? En cause : le psychiatre traitant Paul Daubach, l'assistante sociale Hoffmann et la substitut du Parquet Anne-Marie Wolff. 

Le médecin avait perdu tout contrôle sur son patient qui ne se manifestait plus et avait arrêté de prendre ses médicaments. Paul Daubach savait que la situation risquait de dégénérer, que sans calmants, les vieux démons de Béjaoui allaient se réveiller et que « le passage à l'acte » de celui-ci serait inéluctable. Douze jours avant le drame, il fait part de ses craintes au Parquet, mais il se trouve devant un dilemme : s'il révèle le nom de son patient, il viole le secret médical et risque de s'exposer - et il prend la décision de ne pas divulguer l'identité de Néji Béjaoui. Il se limitera à fournir des informations qui - à son avis - auraient dû suffire pour cerner le personnage et prendre les mesures nécessaires pour l'interner. 

La substitut ne l'entend pas de cette oreille : le psychiatre n'aurait donné aucune indication sur l'imminence du danger. Notons toutefois qu'elle admet avoir été au courant de l'origine tunisienne du prévenu, de ses anciennes démêlées avec le tribunal de la jeunesse, ainsi que de sa maladie. Le psychiatre lui a précisé aussi que le paranoïaque avait menacé de prendre des enfants en otage, qu'il avait des armes chez lui - entre autres une bombe artisanale. Après ce coup de fil, la substitut consulte d'autres membres du Parquet qui ne peuvent pas l'aider, les données ne suffisant pas pour identifier Béjaoui. Deuxième tentative : le psychiatre contacte l'assistante sociale Hoffmann qui s'occupe de la famille Béjaoui pour qu'elle rédige un rapport qui sera remis au Parquet. Au téléphone avec la substitut, elle explique son refus de fournir ce rapport en raison de l'obligation de discrétion liée à sa fonction. Elle comptait en parler à des confrères et informer ensuite la substitut des décisions éventuelles - réunion devancée par la prise d'otages.

Secret de polichinelle - c'est le terme employé par des avocats des parties civiles désignant ce fameux secret professionnel qui a paralysé toute action qui aurait pu éviter la prise d'otages de Wasserbillig. 

L'un d'eux, Me Gaston Vogel regrette cette « partie de ping pong » où chacun se renvoie la balle pour ne  prendre aucune responsabilité. Me Dean Spielmann précise lui aussi que c'est « un faux problème » puisqu'il s'agissait d'une situation de nécessité qui rendait possible une dérogation au secret professionnel. 

Tout au long du procès, le président de la Chambre criminelle, Prosper Klein, a fait maints efforts pour ramener le débat vers la prise d'otage en soi. Il est vrai que les juges n'auront à se prononcer que sur la responsabilité du ravisseur, le substitut du Parquet Robert Welter l'a bien rappelé dans son réquisitoire. La question de la responsabilité de l'État sera, elle, considérée et jugée dans une autre affaire introduite sous peu par les parties civiles. Mais la ténacité du président à vouloir éviter toute discussion autre que celle concernant les agissements du kidnappeur en soi, lui a valu le reproche - notamment dans la presse - de ne pas être impartial dans cette affaire, d'instruire uniquement à charge de l'accusé. L'avocat de la défense, Me Philippe Penning a d'ailleurs ouvert ses plaidoiries en affirmant que, dès le début, il avait le sentiment que Béjaoui n'aurait aucune chance face au « rouleau compresseur du système judiciaire ». 

Tout au long du procès, le président a fait catégoriquement opposition à toute question concernant la gestion de la crise par les forces de l'ordre, l'intervention du Premier ministre Jean-Claude Juncker, bref tout ce qui touche à la fameuse tactique policière. Me Philippe Penning a finalement fait acter ce strict refus de « mettre en doute les intentions et les démarches des forces de l'ordre pendant la prise d'otages ». Ces actions ont tout de même été sérieusement mises en doute pendant le drame par les victimes elles-mêmes. L'inertie apparente des forces de l'ordre a à tel point exaspéré une éducatrice, qu'elle a pris l'initiative de contacter le Premier ministre Jean-Claude Juncker avec les conséquences que l'on sait (d'Land 23/00). Autre exemple, celui de l'épisode de la voiture : Béjaoui avait revendiqué un véhicule qui l'amènerait à l'aéroport où devait l'attendre un avion pour la Libye. Les forces de l'ordre ont effectivement garé une voiture devant la crèche, mais l'ont enlevée au bout d'un certain temps pour la remplacer ensuite. Les éducatrices ont cru qu'on les menait en bateau, d'autant plus que Béjaoui avait totalement disjoncté à ce moment-là. Il s'est emparé d'un enfant et a menacé de le défenestrer - un acte qui « a traumatisé le gamin pour toute sa vie », dira-t-il lui-même après coup. Là aussi, les actes de la police ont sans doute eu une influence sur le déroulement du drame. 

Autre sujet soigneusement évité au cours du procès : le dénouement de l'affaire. Encore un secret de polichinelle d'ailleurs, puisque la  tactique de la « caméra armée » a été divulguée, dès que Béjaoui a été mis hors d'état de nuire. L'avocat de Béjaoui a mentionné le rôle trouble de certains protagonistes de l'affaire. Dans ses plaidoiries, Me Philippe Penning a notamment relevé la remarque du journaliste et directeur des programmes de RTL Vic Reuter lancée à Béjaoui pendant les négociations : « la caméra, c'est votre assurance vie ». 

Avide de transmettre son message, Béjaoui voulait attirer l'attention de la terre entière sur ses problèmes, il voulait lancer un cri d'alarme. C'est en tout cas l'interprétation par son psychiatre de ce geste criminel. Béjaoui estimait être une victime et voulait crier le tort qu'on lui avait fait sur tous les toits. Il répètera devant la Chambre criminelle que le placement de ses deux enfants en 1994 par le juge de la jeunesse avait été à l'origine de sa maladie. Une semaine avant les faits, il avait d'ailleurs contacté RTL Radio Lëtzebuerg pour déclarer les injustices qu'il avait dû subir. Il paraissait donc évident qu'il se laisserait appâter par un micro. 

Au matin du 1er juin 2000, en plein milieu de la prise d'otage, il contacte à nouveau la rédaction de la radio luxembourgeoise. C'est le début de l'engrenage : à 8h17, Vic Reuter se trouve dans le centre de négociation de la police, en contact avec le ravisseur et lui propose l'interview : « votre garant, c'est la caméra ». Après l'échec d'une première tentative d'appât vers 10 heures, Vic Reuter insiste, propose même de le payer pour l'interview. Selon ses déclarations, RTL en a les moyens : la chaîne américaine CNN paie 1 000 dollars la minute d'images. La deuxième tentative est une réussite - Béjaoui est touché, le cauchemar prend fin. Même si cette tactique était un succès, le rôle de Vic Reuter n'en demeure pas moins contesté : était-il vraiment nécessaire qu'il passe de l'autre côté de la barre pour jouer au journaliste-justicier ?

Toute la vérité, c'est ce que voulaient les éducatrices du Spatzennascht et les parents des petites victimes du drame de Wasserbillig. Certains ont donc persévéré de longues heures debout au fond de la salle d'audience 25 où siège la Chambre criminelle. Ils estimaient qu'ils avaient le droit de savoir, d'avoir une réponse aux questions qui les tourmentent depuis plus d'un an. Le représentant d'une partie des familles concernées, Me Pierre Reuter, a d'ailleurs indiqué lors de ses plaidoiries qu' « il reste un grand point d'interrogation pour les parents » à la fin de ce procès, notamment en ce qui concerne la prévention - possible ou non - du crime. Cela vaut également pour la responsabilité de chacun des protagonistes dans cette affaire telle qu'elle a eu lieu à Wasserbillig et pendant le procès.

anne heniqui
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