Chroniques de la Cour

Havre de paix

d'Lëtzebuerger Land du 12.03.2021

Malgré le Covid-19, la Cour de justice l’assure, la machine est bien huilée. Les arrêts sont rendus, tout va bien. Son dernier communiqué, « digne de la Pravda », commentent certains au sein de l’institution, cache toutefois une réalité. Les juges au Tribunal européen n’ont pas de travail. Et le sujet est soigneusement occulté. Petit rappel :  un juge au Tribunal est juge rapporteur ou bien juge assesseur. Un juge rapporteur est désigné par le président pour mener une affaire à son terme. C’est lui qui se saisit d’un dossier, en supervise la procédure écrite, participe à l’audience des parties, rédige un projet d’arrêt qui sera discuté, au sein de la chambre à laquelle il appartient, par ses collègues les juges assesseurs. Le niveau d’implication d’un juge assesseur dans une affaire varie d’une personne à l’autre. Certains sont très impliqués pour trouver une solution aux problèmes juridiques soulevés et apportent une réelle contribution. D’autres le sont beaucoup moins et se contentent d’un service minimum en votant le projet d’arrêt. Il est donc normal que la Cour, chaque année, dresse la liste des affaires attribuées à chaque juge en tant que juge rapporteur, ce qui donne une indication valable de sa charge de travail.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ils font pâlir d’envie les magistrats nationaux qui croulent sous les dossiers dans des bureaux miteux. Lorsque les derniers juges prévus par la réforme de 2015 sont arrivés en septembre 2019, ils se sont vu attribuer la rémunération en vigueur de plus de 20 000 euros mensuels et quinze pour cent d’indemnité de résidence. Certains croyaient qu’ils venaient à la rescousse des juges en place pour les aider à attaquer une montagne d’arriérés. C’est le discours officiel, celui qui a prévalu lors de l’adoption de la réforme. Or, que voit- on ? Depuis son arrivée, la juge Porchia n’a réglé, en 2020, que deux ordonnances d’irrecevabilité et aucun arrêt ! Le juge Sampol Pucurull, deux arrêts et huit ordonnances. La juge Skvarilova-Pelzl, neuf arrêts et cinq ordonnances, le juge De Baere, dix arrêts en 2019, mais seulement deux en 2020. Le rythme de travail du Tribunal a dû surprendre l’ancien président de la Cour des droits de l’homme de Strasbourg, Dean Spielmann, lequel, en 2018, a réglé 19 affaires dont treize arrêts, puis l’année suivante 17 arrêts et six ordonnances et enfin en 2020, seulement cinq arrêts et six ordonnances. Un arrêt tous les deux mois…. Le juge Jaeger, ancien président du Tribunal a signé 32 ordonnances en 2019. Ce qui est normal pour un président, seul habilité à s’occuper d’ordonnances de référé à la demande de parties qui veulent des mesures d’urgence. En 2020, devenu simple juge, il a réglé cinq arrêts et deux ordonnances d’irrecevabilité. Le Covid-19 n’y change rien. Dans son communiqué sur ses activités en 2020, la Cour additionne les affaires introduites chez elle et au Tribunal pour expliquer qu’il y a eu baisse due à la crise. Mais si l’on regarde les chiffres pour chaque juridiction, on s’aperçoit que la baisse ne concerne que la Cour. Au Tribunal, les chiffres restent constants. Des « paquets » d’affaires identiques mais portant des numéros différents peuvent, d’une année sur l’autre, créer l’illusion d’une augmentation ou d’une baisse. Pour être plus précise, la Cour aurait dû publier dans son communiqué les statistiques de 2015, l’année qui a précédé celle de la réforme. Celles-ci révèlent que lorsque le Tribunal travaillait à seulement 28 juges, ces derniers  avaient grosso modo la même charge de travail qu’actuellement, sans stress particulier. Le même volume de dossiers est maintenant traité par 54 juges. Il est normal que le travail manque.

La pénurie était prévisible et prévue. En 2015, les opposants au projet avaient vu venir cette « armée mexicaine » qui tous les trois ans élit son président, lequel lui distribue les affaires. Ils avaient expliqué qu’afin de faire passer cette réforme, pour des raisons essentiellement politiques, la Cour et ses amis, les parlementaires européens dans les partis majoritaires, le Conseil de l’UE et la plupart des États membres, confondaient sciemment arriéré (backlog) et charge de travail normale (stock of cases) pour expliquer que 28 juges supplémentaires étaient nécessaires. Ils se fondaient aussi sur des arrêts rendus avec beaucoup de retard à l’époque, d’un grand laisser-aller dans la gestion des dossiers qui n’avait plus cours en 2015, à la suite d’une restructuration interne. Cette réforme avait suscité une telle animosité chez ses adversaires que le Conseil avait prévu qu’au plus tard le 26 décembre 2020, la Cour de justice devait soumettre un rapport sur le fonctionnement du Tribunal au Parlement européen, au Conseil et à la Commission. Ce rapport devait se focaliser sur « l’efficience du Tribunal, sur la nécessité et l’efficacité de l’augmentation à 56 juges (les Britanniques sont entretemps partis, ndlr), sur l’utilisation et l’efficacité des ressources … » Ce rapport a été effectivement publié sur le site de la Cour sans publicité exagérée. Il conclut qu’en gros tout va bien. Sera-t-il discuté au Parlement ? En attendant le budget de la Cour continue d’exploser.

Dominique Seytre
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