L’Asti change de modèle de gouvernance pour une direction multicéphale, et continue son combat pour la participation citoyenne

L’arbre et la forêt

d'Lëtzebuerger Land vom 04.02.2022

d’Land : Longtemps incarnée par les visages de son fondateur et président durant trente ans, Serge Kollwelter, puis de Laura Zuccoli à la double casquette de présidente et de directrice, pendant douze ans, l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti) a choisi une direction plus large mêlant salariés et bénévoles (voir ci-dessous). Pourquoi ce choix ?

Sergio Ferreira (directeur politique): Il y a deux ans, nous avons réfléchi à la suite à donner en sachant que Laura Zuccoli allait prendre sa retraite de son travail à l’Agence interculturelle et qu’elle n’allait pas rester à la présidence de l’Asti. Nous avons choisi de séparer les fonctions de présidence et de direction pour garantir l’indépendance de l’un vis-à-vis de l’autre. Nous voulions aussi une logique moins ciblée sur une seule personne. C’est ce qui a permis d’aboutir à cette nouvelle équipe dirigeante.

Comment s’articule votre travail entre vos actions sur le terrain, la réflexion et la revendication politique ?

Evandro Cimetta (président): Ces niveaux sont traités de manière interdépendante, avec une véritable synergie entre eux. Notre travail sur le terrain n’est pas celui d’un prestataire de service. Nos actions et projets nous aident à comprendre et identifier les besoins pour faire remonter ces informations et nourrir la réflexion à travers des groupes de travail ou des discussions publiques. Ces réflexions vont ensuite nous permettre de formuler des revendications politiques qui auront une influence sur le terrain.

S. F. : Nous ne sommes pas une grosse structure (l’Asti compte trente salariés et 300 bénévoles, ndlr). Cela suppose que les bénévoles, et notamment les membres du CA, soient impliqués dans certains projets sur le terrain. Ils peuvent faire bénéficier leur expérience et sont concernés par ce qui se passe dans la vie réelle. C’est ce qui nous permet d’être innovant, créatif et plus efficace.

Jean-Louis Schlesser (secrétaire): En général, nos détracteurs pointent nos idées, nos revendications, mais ne connaissent pas, ou font mine de ne pas connaître, notre travail sur le terrain qui donne du sens à nos idées.

Avec l’évolution des migrations, on voit que le T pour travailleurs perd un peu de son sens dans la mesure où les personnes que vous touchez sont justement éloignées du marché du travail.

E. C. : Prenons d’abord les choses dans un sens très large : on peut dire que tout le monde est travailleur, même si pas forcément avec un emploi et un salaire. Dans cette conception, le T n’est pas anachronique. Notre devise – Vivre, travailler et décider ensemble – comprend d’autres aspects que le travail et considère plutôt la citoyenneté comme horizon d’action. Quand on parle des étrangers et des conditions sociales dans lesquels ils vivent, on s’intéresse forcément au travail. Il y a un grand écart entre certaines personnes qui arrivent sans rien et les hauts cadres qui, avant même d’arriver pour travailler, ont les autorisations, un logement, et une école pour leurs enfants. Entre l’expat américain qui vient pour Amazon et le réfugié afghan, il y a une grande disparité de personnes et de profils. L’Asti doit s’adresser à tous. Au fil des années, la composition sociale, familiale, géographique, culturelle, religieuse, académique des immigrés au Luxembourg a énormément changé et pose de nouvelles questions. Nous nous sommes adaptés à ces migrations diverses, aux besoins divers.

S. F. : Ce n’est pas forcément une question de nationalité. Par exemple, je pense qu’il n’y a pas une « communauté » portugaise, mais des Portugais aux destins très différents : le fonctionnaire européen ne vit pas dans la même bulle que l’ouvrier dans le bâtiment ou que le jeune diplômé venu pour un des Big four. C’est une mosaïque.

L’interculturalité est-elle au rendez-vous ? Est-ce que le vivre-ensemble à la luxembourgeoise fonctionne ?

Claire Geier (vice-présidente): Le Luxembourg a beau être unique en son genre par la proportion d’étrangers et le nombre de nationalités, il n’affiche pas de fierté et ne thématise pas vraiment cette question. Le pays pourrait pourtant se positionner comme pionnier en la matière et avoir valeur d’exemple.

S. F. : Le Luxembourg ne s’enorgueillit pas de la situation, car il ne réussit souvent pas à la prendre en compte. Je pense évidemment à la participation citoyenne. Ainsi, on a pris vingt ans – et ce n’est pas encore voté – pour abolir une dérogation européenne quant à la durée de séjour pour l’accès aux élections communales… Il n’y a pas de quoi être fier ! Il y a une tension entre la volonté ou la nécessité d’ouverture, qui est bien là, qu’on constate au quotidien, et le constat d’une société morcelée qui ne vit pas ensemble et où chacun protège son identité. Le Luxembourg ne peut pas vraiment faire la promotion de cette ouverture, même si, dans le Nation Branding elle est mise en avant.

E. C. : Dans le discours officiel, le Luxembourg idéalise la situation et affiche une sorte de fantasme d’une société multiculturelle épanouie et en paix. Les statistiques du nombre d’étrangers sont l’arbre qui cache la forêt, car dans les fait, on est loin d’un réel vivre-ensemble.

J-L. S. : La tension existe entre l’acceptation de la différence et une affirmation identitaire qui a pris de la force ces derniers temps, chez les Luxembourgeois. Je ne parle pas de repli identitaire, mais d’affirmation, qui peut prendre des tons hystériques et démesurés dans certains discours.

S. F. : L’Asti a toujours été conscient de ces tensions et en tient compte. On sait qu’il y a des résistances dans la société luxembourgeoise par rapport à l’intégration des étrangers, alors parfois, on relâche un peu la pression. Cela ne sert à rien d’avoir des revendications démesurées, exagérées ou farfelues.

C. G. : Cela montre que l’Asti est un organisme responsable qui travaille dans la durée...

S. F. : … Tout en n’ayant pas peur de frapper fort quand il faut. Comme ce fut le cas pour obtenir le droit de vote des étrangers à la Chambre des salariés.

On en vient à la question de la participation citoyenne. Le choc du référendum de 2015 est-il digéré ?

E. C. : Le non au référendum n’a pas clos la question du vote des étrangers. Elle doit être relancée. Cela doit rester un sujet. On voit que la participation des étrangers aux élections communales ou aux chambres professionnelles n’a pas changé le visage de ces instances. Les étrangers votent à peu près comme les Luxembourgeois. Il n’y a pas de raison de craindre ce vote. En revanche le droit pour tous de participer à la vie publique est un enrichissement pour tous.

S. F. : Donner le droit de vote aux étrangers n’enlève pas le droit de vote aux Luxembourgeois. La situation démographique particulière du Luxembourg nous donne une responsabilité sociétale qu’on ne peut pas laisser passer ou se faire confisquer par des discours de peur. Malheureusement, on continue de nier la réalité de l’immigration au Luxembourg. Le pays évolue mais la politique a du retard. La réforme constitutionnelle actuelle en est un bon exemple. En ne faisant pas évoluer la mention « Tous les Luxembourgeois sont égaux devant la loi », on a raté une occasion, de mettre en évidence l’ouverture du pays.

Comment allez-vous travailler en vue des élections de 2023 ?

S. F. : On est encore au début du travail de réflexion approfondi sur les différents aspects qui touchent au vivre-ensemble. Nous irons ensuite vers les partis avec des propositions concrètes. Les sujets de l’asile, de l’intégration, de l’accès au travail sont ceux qui nous tiennent le plus à cœur. Ainsi, la loi sur l’immigration doit évoluer et inclure des possibilités de régularisation en conformité avec l’état de droit. Il y a un côté absurde dans la législation actuelle qui a été modifiée des dizaines de fois et est devenue illisible et qui est elle même est à l’origine de certaines irrégularités.

E. C. : On voit qu’il y a des exceptions accordées aux profils hautement qualifiés pour rechercher un travail sans avoir besoin d’une autorisation de séjour. Ce droit devrait être le même pour tout le monde.

S. F. : En Allemagne, un projet pilote autorise la recherche d’un travail sans titre de séjour, l’Irlande vient de lancer des régularisations. Alors qu’au Luxembourg, des gens qui sont là depuis dix ans n’ont pas de papiers. Et qu’on ne me parle pas d’un soi-disant appel d’air : toutes les études internationales montrent que les migrations dépendent des conditions de départ et non d’arrivée. C’est-à-dire que les migrants ne quittent pas leur pays parce qu’un autre serait accueillant, mais parce qu’ils ne peuvent pas vivre dignement chez eux. Ensuite, le choix du pays d’arrivée est déterminé non par les conditions d’accueil, mais par les liens familiaux ou amicaux.

En 2023, avant les législatives, il y aura des élections communales. La réduction de la durée de résidence pour l’accès au vote a été un de vos combats...

S. F. : Le projet de loi pour abolir les cinq ans de résidence pour voter aux élections communales a été déposé. Comme je l’ai dit, c’était une dérogation au droit européen. Cela vient en effet après un travail de longue haleine de l’Asti qui, avec d’autres associations comme le Clae (Comité de liaison des associations d’étrangers) ou le Cefis (Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales, ndlr), a frappé à la porte des partis politiques.

E. C. : Il faut d’urgence que cette loi soit votée pour avoir le temps de mobiliser les gens à s’inscrire pour voter en 2023. Facilitons les inscriptions. Aujourd’hui il faut s’inscrire 87 jours avant les élections, ce qui est compliqué à avoir en tête et trop éloigné du moment où on en parle. Nous avons aussi suggéré que les communes proposent l’inscription sur les listes directement quand la personne s’installe dans la commune.

S. F. : La question plus large de la participation est liée à la culture de l’accueil (Willkommenskultur) pour que chacun qui arrive et qui vit ici sente une appartenance. Or le message qui est donné est souvent « tu n’es pas d’ici, tu n’as rien à dire », message que les étrangers intègrent dans leur esprit.

E. C. : Il faudra aussi voir comment les partis politiques appréhendent la question. On peut faire un parallèle avec l’égalité entre les hommes et les femmes : pendant longtemps, il n’y a eu que peu de femmes sur les listes. Il a fallu en passer par la loi pour obliger les partis à s’ouvrir et aujourd’hui, il y a presque partout des doubles présidences. Peut-être qu’il faudra pousser les partis à présenter des étrangers sur leurs listes de manière plus incitative, via le financement par exemple.

Aujourd’hui, une des préoccupations principales au Luxembourg concerne le logement. Avez-vous des actions et réflexions sur le sujet ?

S. F. : La question du logement n’est pas neuve. C’était même une des raisons de la création de l’Asti quand, dans les années 70, les étrangers se voyaient refuser des logements. Ce problème concerne aujourd’hui tout le monde et est enfin à l’agenda, maintenant que des Luxembourgeois ont aussi des difficultés. Si c’est une question fondamentale, ce n’est pas notre domaine de spécialité. Nous faisons partie de la coalition Wunnrecht où d’autres sont plus habilités sur le sujet. Notre rôle est d’adresser les préoccupations qui concernent plus spécifiquement les étrangers pour qu’ils ne soient pas oubliés.

L’éducation est un des autres sujets historiques où les étrangers connaissent des difficultés spécifiques. Comment travaillez-vous dessus ?

S. F. : C’est en effet une des thématiques qui a été au cœur du travail de l’Asti. Mais, il y a une quinzaine d’années, les bénévoles impliqués sur ce sujet en ont eu marre de voir que les choses ne bougeaient pas et de ne pas recevoir de réponse politique.

C. G. : Le groupe de travail sur le sujet a été réactivé parce que les choses évoluent. Mais la montagne est encore haute. Les inégalités à l’école sont encore très fortes. De nombreux d’enfants d’origine étrangère, pour des raisons linguistiques, sociales, culturelles ou de parcours de migration, partent avec peu de chances de réussite. Il y a encore du pain sur la planche, mais on se sent un peu plus écouté. La nécessité de réformes est entendue, même s’il faut discuter du sens de ces réformes. Il y a des espoirs qui naissent.

E. C. : Je ne suis pas vraiment optimiste sur les questions d’éducation. La problématique de l’orientation reste cruciale. La création d’écoles internationales publiques ne suffit pas comme réponse. C’est une manière de contourner le problème avec une offre qui, dans les faits, instaure une séparation des enfants. Je préférerais qu’on trouve des solutions pour un régime commun qui soit adapté à tous les enfants, où tous les enfants auraient leur chance.

S. F. : Il ne faut pas oublier qu’il y a dans la question de l’école, une question électorale : un tiers des personnes qui votent aux élections nationales travaillent dans ou à côté de l’Éducation nationale. Aucun ministre ne veut mettre à dos cette masse. On revient donc à dire que le droit de vote des étrangers aurait permis de faire avancer les choses plus vite..

Nouvelle gouvernance

Élu président, Evandro Cimetta est avocat à Pétange. Il a été salarié de l’Asti, il y a une trentaine d’années, au sein de la structure d’accueil Kannernascht. Il est membre du CA depuis quatre ans. « Personne engagée », il est également président de l’hebdomadaire Woxx et vice-président de Aide aux Enfants Handicapés du Grand-Duché. Pour la première fois, l’Asti s’est doté d’une vice-présidente en la personne de Claire Geier. Cette française s’est engagée dans la commission d’intégration de la commune de Kopstal avant d’y siéger comme échevine. « Quand on s’intéresse à l’intégration, l’Asti vient forcément sur votre chemin », explique celle qui siège aussi au Conseil national pour étrangers.

L’équipe dirigeante est complétée par Jean-Louis Schlesser, secrétaire, Sara Bolliri, trésorière et deux salariés de l’Asti, Sergio Ferreira, directeur politique et Marc Piron, directeur des projets.

France Clarinval
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