Roumanie

L’effet Fata Morgana en Europe de l’Est

d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2022

Un millier de camions avancent à la vitesse d’un escargot à Giurgiu, petite ville située sur le Danube, au sud de la Roumanie. Sur l’autre rive, à Roussé, en Bulgarie, même son de cloche : la file d’attente des camions s’étend sur plusieurs kilomètres. « On peut passer la journée ici, affirme Yordan Dimov depuis le volant de son camion rempli de fruits et de légumes à destination de la Hongrie. Il y a cette frontière roumano-bulgare puis le cirque recommence à la sortie de Roumanie vers la Hongrie. »

La Roumanie et la Bulgarie sont membres de l’Union européenne (UE) depuis 2007, mais les deux pays peinent toujours à entrer dans l’espace Schengen de libre circulation en Europe. La décision de cette adhésion a été repoussée à plusieurs reprises. Bucarest et Sofia espéraient obtenir un vote favorable à l’occasion du dernier Conseil Justice et affaires intérieures (JAI) qui s’est tenu le 8 décembre à Bruxelles. Sur les trois pays candidats – la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie –, seule cette dernière s’est vue ouvrir les portes de l’espace Schengen.

Malgré le plaidoyer de l’Allemagne, du Luxembourg et de la France en faveur de la Roumanie et de la Bulgarie, l’Autriche et les Pays-Bas ont opposé leur véto à ces deux pays. Le chancelier autrichien Karl Nehammer a mis en avant la forte hausse de demandes d’asile en Autriche et redoute que la levée des contrôles aux frontières favorise l’arrivée de migrants. « Parmi plus de 100 000 arrestations de migrants ou de demandeurs d’asile cette année, 75 000 n’ont pas encore été enregistrés », a-t-il déclaré à l’ouverture du Conseil JAI.

Néanmoins les chiffres avancés par les autorités de Vienne ne sont validés ni par Frontex, l’agence européenne des polices des frontières, ni par la Commission européenne. « Ces migrants ne passent pas par la Roumanie, a précisé le président roumain Klaus Iohannis. C’est la route balkanique qui est problématique. Nous sommes au courant de cette situation et nous avons pris toutes les mesures nécessaires pour contrôler les migrations. » Selon le ministère roumain de l’Intérieur, seulement 2,7 pour cent des migrants qui arrivent dans l’Union européenne passent par la Roumanie.

Malgré leurs réticences, les Pays-Bas et de l’Autriche, ont les principaux pays investisseurs étrangers en Roumanie. Selon les données de la Banque nationale de Roumanie, sur les 100 milliards d’euros d’investissements étrangers les Pays-Bas représentent 22, 1 pour cent et l’Autriche 12,2 pour cent. Le véto de l’Autriche et des Pays-Bas a provoqué un tollé de protestations aussi bien à Bucarest qu’à Sofia. « Le gouvernement autrichien a voté non seulement contre la Roumanie et la Bulgarie, mais aussi contre l’Union européenne, a déclaré Marcel Ciolacu, président du Parti social-démocrate (PSD) de gouvernement. C’est un cadeau de Noël gratuit pour Vladimir Poutine. L’unité et la stabilité européennes ont reçu un mauvais coup de la part d’un État qui a abandonné ses partenaires européens pour servir les intérêts de la Russie. »

Même son de cloche à Sofia, la capitale bulgare, où les autorités ont exprimé leur déception face au refus d’intégrer l’espace de libre circulation européen. « Nous traversons tous des crises de sécurité économique et sociale, et il est totalement illogique de maintenir la Bulgarie et la Roumanie hors de l’espace Schengen, a déclaré Rumen Radev, le président bulgare. Les plus grands investisseurs étrangers en Bulgarie sont les Pays-Bas et l’Autriche. Je ne comprends pas comment les leaders de ces pays prennent des décisions à l’encontre de leur propre économie. »

Les grands perdants dans cette affaire géopolitique sont les sociétés de transports qui accusent une perte annuelle de dix milliards d’euros en raison des temps d’attente aux frontières roumano-bulgare et roumano-hongroise. « Chaque camion qui se trouve bloqué à la douane nous fait perdre 800 à 1 000 euros par jour, explique Sergiu Iordache, le directeur de la compagnie roumaine DSV. L’adhésion à l’espace Schengen nous aurait fait gagner vingt pour cent sur notre chiffre d’affaires. »

Le 9 décembre, le ministère roumain des Affaires étrangères a rappelé son ambassadeur à Vienne et convoqué l’ambassadeur autrichien à Bucarest pour protester contre l’attitude hostile de l’Autriche. Le sentiment de révolte est largement partagé par les opinions publiques roumaine et bulgare. En Roumanie les entrepreneurs ont déjà commencé à changer de fournisseurs de services financiers, car deux des principales banques roumaines, BCR et Raiffeisen, appartiennent à des institutions autrichiennes. De plus en plus de Roumains refusent de faire le plein de leurs véhicules chez OMV Petrom, la principale compagnie pétrolière et gazière de Roumanie, détenue elle aussi par des Autrichiens.

La décision de l’Autriche et des Pays-Bas contrarie non seulement les Roumains de souche mais aussi la minorité hongroise qui représente sept pour cent des vingt millions de Roumains. « Le veto de l’Autriche traduit une attitude incorrecte et immorale, a déclaré Kelemen Hunor, président de l’Union démocratique des Hongrois de Roumanie (UDMR). C’est une décision misérable contre chaque citoyen roumain, contre toutes les communautés de Roumanie, contre le bon sens et contre les lois qui gouvernent l’Union européenne. En ces temps de crise ce n’est pas seulement la Roumanie qui a besoin de solidarité, mais l’ensemble de l’Union européenne. » Aujourd’hui l’espace Schengen fait pour les Roumains et les Bulgares l’effet d’une Fata Morgana qui risque d’affaiblir l’unité européenne dans le voisinage de la guerre en Ukraine.

Mirel Bran
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