De l’accessibilité à l’inclusion

d'Lëtzebuerger Land vom 13.10.2023

Si on arrive rue Notre-Dame devant l’entrée du Casino Luxembourg dans une chaise roulante, on sera dirigé vers l’autre côté du bâtiment, sur le boulevard Roosevelt où se trouve un ascenseur. Le site internet du centre d’art prévient « Le premier étage d’exposition est accessible uniquement par l’escalier. ». Au vu de la structure historique du bâtiment, difficile de faire mieux. Tout au plus, « l’équipe d’accueil est à votre disposition pour toute assistance ». Au Musée national d’histoire naturelle, de l’aveu même de son directeur, « l’accès à l’entrée a été mal conçu dès le départ, dans les années 1990 ». Ensuite, dans le parcours muséal, il y a bien un ascenseur, mais un seul : les personnes à mobilité réduite doivent suivre un autre tour que les « valides ». Dans d’autres musées du Luxembourg, construits plus récemment ou dans des bâtiments restaurés et réaménagés, la situation est meilleure, avec des rampes d’accès, des ascenseurs, des portes automatiques… C’est le minimum prévu par la loi sur l’accessibilité des bâtiments recevant du public. Mais la vie culturelle ne commence pas à la porte du musée. Elle comprend une série de zones et d’expériences qui doivent être praticables par tous : accès à l’information sur le site internet, le déplacement jusqu’au musée (transports en commun, parking) et l’accueil, la circulation, la signalétique ou les sanitaires au sein de celui-ci. « Si l’une de ces zones est impraticable ou impossible à passer par le visiteur, la chaîne d’accessibilité est brisée. Quand bien même l’offre culturelle est accessible, le visiteur en situation de handicap risque de ne pas se déplacer jusque dans la structure », martèle l’association Info-Handicap.

En matière d’accessibilité, la Villa Vauban a fait d’importants efforts. En 2017, l’exposition Le cours de la vie qui mettait en évidence toutes les étapes de la vie humaine à travers 80 tableaux, dessins et sculptures issus des collections porte pour la première fois le sous-titre Un musée pour tous. Les outils de médiation ont été spécialement conçus pour donner une lecture originale et souvent ludique de l’exposition. « L’accessibilité pour les personnes en situation de handicap avait été priorisée, mais toutes les stations restaient intéressantes pour tous les publics », se souvient Kyra Thielen, du service pédagogique des deux musées de la Ville de Luxembourg. Au sein de l’exposition, on trouvait des sculptures à toucher, des accessoires pour se déguiser, des loupes ainsi que des transpositions tactiles de deux tableaux majeurs de la collection. La Fête des Rois de Jan Steen et Les joies d’une mère de Paul Delaroche ont été reproduits en bois et en relief, permettant aux visiteurs déficients visuels ainsi qu’à tous les autres de les explorer avec les mains. Dans la salle thématique dédiée aux animaux, les œuvres étaient accrochées à la hauteur des enfants. Le livret de l’exposition utilisait parallèlement les langages standard et simplifié, et ce, dans les trois langues du pays. Le langage simplifié, appelé également FALC (facile à lire et à comprendre) est un langage qui facilite la compréhension aux personnes qui ont de la peine à lire, un handicap intellectuel ou qui maîtrisent mal les langues du pays. On y utilise des mots courants (on écrira « finir » plutôt qu’« achever »), des phrases courtes. On s’abstient de métaphores, de formules de style et d’acronymes. On choisit toujours le même mot pour désigner la même chose.

L’année suivante, la Villa Vauban réitérait avec l’exposition Confrontations qui reprenait le sous-titre et la volonté d’être Un musée pour tous. La présentation inédite des œuvres ainsi qu’une multitude d’outils et de supports spéciaux rendaient cette exposition accessible au plus grand nombre. « L’exposition voulait donner aux visiteurs de tous âges, niveaux d’éducation, en situation de handicap ou non, les clés pour découvrir ce qui distingue des œuvres d’art de différentes époques. », poursuit Kyra Thielen. Aux outils de médiations développés pour l’exposition de 2017, se sont ajoutés des films explicatifs, un carnet de visite pour enfants et une application téléchargeable. Celle-ci fournit des informations complémentaires sur les œuvres et apporte de l’aide aux malvoyants.

Aujourd’hui, la Villa Vauban compte une quinzaine de maquettes tactiles (réalisées dans des ateliers protégés), adapte tous ses textes en langue facile et propose des programmes complémentaires pour les personnes à besoins spécifiques. Les outils numériques, sites web et applications, sont conçus pour être lisibles par les logiciels de lecture d’écran. « Tous ces outils sont conçus et développés en collaboration avec des partenaires », souligne Kyra Thielen. Elle estime que c’est essentiel de travailler avec les personnes concernées sur le terrain. Le service Intégration de la Ville de Luxembourg, Info-Handicap, le Blannenheem ou le collectif Dadofonic (un atelier protégé pour des personnes en situation de handicap mental qui travaillent en tant qu’artistes professionnels) apportent régulièrement leur savoir-faire, leurs considérations. Ils testent les outils et font évoluer les pratiques. « Nous fonctionnons souvent par essais-erreurs pour adapter nos projets », indique la responsable. Selon elle, le plus difficile est de maintenir les actions sur le long terme et de les réévaluer régulièrement. Elle cite en exemple les sites web qui doivent rester accessibles, lisibles par tous, même après des changements ou des mises à jours.

Pour aller plus loin, Kyra Thielen voudrait toucher les publics socialement éloignés de la culture. Une première action a été menée avec le Creamisu de Caritas, un espace dédié à l’expression artistique et destiné aux sans-abris, dans le cadre de l’exposition Best of Posters au City Museum. « Il faut casser cette barrière où des personnes pensent que le musée n’est pas pour eux ». Un premier « petit pas » qui pourrait en appeler d’autres, mais qui exige du temps et du personnel. Le tissus associatif peut être un tremplin pour mettre en place d’autres projets. « Les associations et institutions sont aussi des relais indispensables pour toucher ces publics et les faire venir au musée. Elles savent comment communiquer avec eux et quelles sont leurs contraintes spécifiques ».

L’accès aux établissements culturels n’est cependant que la partie émergée de l’iceberg. Les rendre les accessibles ne suffit pas à offrir une vie culturelle inclusive et confortable aux personnes en situation de handicap ou plus largement aux publics fragilisés par des problématiques médicales ou sociales. Les professionnels du secteur et surtout les personnes concernées fustigent des « pratiques ségrégationnistes », par exemple en ne donnant accès aux lieux qu’à travers une visite guidée spécifique (en langue des signes, en audiodescription…). Créer une offre culturelle destinée uniquement aux personnes en situation de handicap et les mettre ainsi à part des personnes « valides », c’est de l’intégration mais pas de l’inclusion. Sans compter que démultiplier les offres par type de handicap est chronophage et coûteux. C’est pourquoi, lors de la création d’expériences muséales, il convient de créer une offre englobant les besoins de tous, en situation de handicap ou non.

Dans la thèse qu’elle a consacrée à ce sujet1, la sociologue Muriel Molinier précise : « Dans le domaine de la culture, on entend par inclusion, le mélange de tous les visiteurs, quelle que soit leur origine ou leurs capacités, dans une même expérience muséale commune et indifférenciée ». Elle distingue les propositions « intégratives » où la médiation est fragmentée par publics et adaptée morceau par morceau et les démarches inclusives, encore émergentes, où la médiation est repensée dans son intégralité en « conception universelle ». Elle propose une approche transversale qui prend en compte tous les publics, les personnes à besoins spécifiques, les personnes socialement éloignées de la culture, les jeunes, les vieux, les réfugiés, les malades… « En utilisant tous le même objet, nous pouvons plus facilement nous rencontrer car nous sommes tous au même endroit », écrit-elle en donnant l’exemple du Musée de la musique à la Philharmonie de Paris. Au sein du parcours muséographique, ce musée présente des « instruments à toucher », avec une approche multisensorielle : un film en langue des signes, une audiodescription, les textes en langage facile, en braille, des matériaux que l’on peut toucher et sentir. Une approche muséale qui est accessible à tous les publics.

La chercheuse suggère d’augmenter les publics cibles pour que « tous les publics fragilisés soient inclus parmi le grand public et constituent un public devenu universel. Il ne s’agit pas de reculer vers un seul public, car le ‘public universel’ est augmenté, riche de toutes les situations qui ont pu entre temps être identifiées. » Utiliser les chiffres arabes plutôt que romains sur les panneaux historiques (que ce soit pour les siècles ou les rois), placer les dispositifs tactiles au sein du parcours muséal, ajouter des audiodescriptions sur les applications… ne nuira à personne et améliorera l’expérience ce chacun. Pour produire des dispositifs fonctionnels et inclusifs, il faut travailler de concert avec les publics. Cela évite d’oublier des besoins, ou de viser à côté en pensant bien faire. L’exemple de l’usage du braille sur les cartels est significatif : Selon une étude du musée de Beaux-Arts de Lille, sur la totalité des visiteurs malvoyants ou aveugles, seuls dix pour cent lisent le braille. « Beaucoup de visiteurs malvoyants ont simplement besoin que ces textes soient rédigés en gros caractères », conclut cette étude.

Pour aller plus loin, Muriel Molinier cite des pistes innovantes vers une « médiation universelle transversale » qui mettent en avant la sensorialité, la simplification, le récit, l’évocation personnelle, le temps long. Elle insiste aussi sur l’importance de l’implication des personnels à tous les niveaux et sur la réflexion à mener au niveau de l’architecture et du design, par exemple pour éviter les salles ou les accès séparés. « Le public fragilisé pourrait s’attendre à obtenir une information qui prend en compte sa problématique, sans avoir à se justifier où à demander des ajouts, sans chercher un pictogramme qui le stigmatise ou une activité réservée : il serait libre et autonome », conclut-elle.

1 La voie de l’inclusion par la médiation au musée des
beaux-arts : des publics fragilisés au public universel, Université Paul Valéry, Montpellier, 2019

France Clarinval
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