De l’importance de l’expérience située

d'Lëtzebuerger Land vom 13.10.2023

Dans le cadre de l’exposition Woven in Vegetal Fabric qui y a eu lieu au Casino Display en janvier et février 2022, l’artiste Noé Duboutay présentait les ébauches d’un travail de recherche intutilé identity exchange and personal aphrodisiacs. Iel décrit la vidéo comme suit : « Interviews with gender non conforming people on gender, sex, and aphrodisiacs ». Son approche semble à première vue simple : donner la parole, tendre l’oreille et écouter, accepter les propos, opinions et idées de l’autre sans jugement, accueillir chaque expérience, et surtout y voir une forme de savoir unique qui ne s’acquiert que par le biais de l’expérience réelle. Noé Duboutay donnait un point de départ à une conversation qui ne délimitait que très peu quelconques directions ou intentions de sa part, outre ces quelques mots très explicitement exprimés dans la ligne descriptive précédemment mentionnée. Une fois que l’on passe le premier degré de cette méthode, celle de laisser la parole et d’être à l’écoute, on se rend très rapidement compte qu’au fond, ce que Noé Duboutay propose est essentiellement une critique de la valeur de la position et de l’autorité épistémologique de la « perspective de dieu ». Stacy Alaimo, théoricienne associée au mouvement de pensée du nouveau matérialisme, décrit cette « perspective de dieu » comme étant un regard conquérant de nulle part, de nulle part dans le sens où la position de ce regard n’est jamais définie, mais toujours sous-entendue comme étant le système dominant, omniscient et omniprésent. Elle la décrit comme étant au centre d’un dispositif désincarné, qui s’autovalide et se renforce dans un système clos en boucle. Dans identity exchange and personal aphrodisiacs, Noé Duboutay désactive et du même coup annule cette perspective sans pour autant créer un vide, mais en proposant une panoplie de perspectives alternatives qui se base sur des expériences situées. Ainsi, iel fait écho à ce que la philosophe féministe Donna Haraway appelle la connaissance située. Pour Haraway, la prise de conscience de la position, dans le cas de ses recherches, du chercheur ou de la chercheuse, mais depuis de l’artiste, de la personne, que l’on peut atteindre une plus grande objectivité à propos d’un sujet, qui néanmoins, est voué à rester partiel, fluide et en constante révision.

C’est en suivant cette méthodologie que nous nous sommes réunis en visioconférence avec comme point de départ pour la discussion la question de l’inclusion et la représentation d’artistes ou d’œuvres queers dans le monde de l’art contemporain. Ce qui suit est composé d’extraits d’échanges de perspective, de partage d’expériences situées, et d’écoute positive. Il n’y avait pas de direction prédéfinie : nous nous sommes laissés guider par les flots de nos pensées, inquiétudes et appréhensions de la situation actuelle, par les expériences qui se basent sur le vécu. Il s’agit bien sûr d’une version condensée et abrégée d’une conversation que nous avons tenue pendant presque deux heures. Il ne fait pas de doute que certaines idées ont été laissées de côté, mais le but de l’exercice et sa transcription valent tout de même la chandelle. Trois grandes lignes de préoccupation en sont ressorties : la question du vocabulaire, le danger du « tokénisme » et du « pinkwashing », et finalement, l’activisme et ses lieux d’activation.

Contester le vocabulaire

Charles Rouleau : Pourquoi devons-nous parler d’inclusion ? Que pensez-vous de ce terme ?

Emma Dupré : Le mot « inclusion » lui-même se base sur la notion d’exclusion et dépend du fait qu’une autre personne vous inclut. On ne peut pas s’inclure soi-même et ainsi, on devient dépendant du jugement de quelqu’un d’autre. Il s’agit inévitablement d’une personne extérieure qui peut décider de vous inclure. Et ça, pour moi, c’est troublant. C’est aussi pourquoi le mot « inclusion » ne me convient pas et que j’ai du mal à y associer une signification personnelle.

Nadina Faljic : En plus, dans cette idée d’inclusion, il n’est jamais mentionné qui peut inclure, qui a ce pouvoir supposé d’inclusion.

Noé Duboutay : Ce n’est pas mentionné, mais ça ne reste pas moins un sous-entendu et même une certitude, de qui il s’agit. C’est la majorité des gens en position de pouvoir. C’est-à-dire, dans la plupart des cas, cisgenre, blanc, mâle. Et dans cette position, ils ont le pouvoir de décision, de déterminer qui peut ou ne peut pas être inclus.

E. D. : En fait, pour moi, la catégorie « queer » est encore plus troublante.

N. F. : C’est vrai. Inclure le genre ou la sexualité, par exemple dans une exposition, est fondamentalement étrange quand on y pense.

N. D. : Je pense qu’il s’agit d’un sujet et une catégorie de plus en plus présents dans la société en général, mais aussi dans le monde culturel. L’inclusion est un sujet présent en politique, et donc découle aussi dans la scène culturelle. Le problème c’est que, comme artiste, cette nécessité d’inclusion d’artistes queers au nom de la diversité commence à ressembler à une liste à compléter, une obligation. Du moins, en tant qu’artiste, c’est comme ça que je le ressens.

N. F. : J’ai le sentiment que le sujet de l’inclusion de la communauté queer est devenu à la mode, alors que jusqu’à maintenant, leur pouvoir d’expression était refoulé. Ça réplique une certaine spirale qui est à l’œuvre dans nos sociétés dans laquelle les thématiques sont discutées et disséquées pour être par la suite oubliées. Mais les communautés, elles, elles restent et continuent à exister, tout comme elles ont existé auparavant. Cette impression de mouvements et de variations est de plus renforcée, car c’est en quelque sorte une réflexion des changements constants que l’on peut observer sur les réseaux sociaux. Bien évidemment, cela n’enlève rien aux qualités activistes de la présence de ces thèmes sur ces réseaux, en particulier pour tout ce qui tourne autour de la question de l’empowerment, de la mobilisation, etc.

Le « tokénisme » et le « pinkwashing »

C. R. : Il y a un danger inhérent dans ce mode d’opération. Les processus de tokénisme (ou diversité de façade, actions symboliques avec peu de réel engagement) se normalisent, processus par lesquelles les artistes et leur pratique sont utilisés pour représenter une communauté plus grande et diversifiée, et mène à une simplification de l’identité.

N. D. : Ma pratique artistique n’est sans doute pas le meilleur exemple pour ce que je vais dire, mais il n’en reste pas moins que j’ai le sentiment, souvent, que des artistes queers ne sont invité·e·s qu’à la condition que la discussion porte sur leur queerness. Et quand l’artiste queer présente son travail sans aborder cet aspect, il est quand même mentionné.

E. D. : Au cinéma, il y a la notion du « regard queer ». C’est pertinent de par la nature visuelle de ce média. En revanche, surtout dans le contexte artistique, je ne suis pas sûre que, simplement parce que je suis queer et que d’autres personnes le sont, nous avons un regard commun et des expériences de vies identiques pour pouvoir parler d’une seule voix. J’ai l’impression que ça finit par être un amalgame de pratiques et de propos à la mode, qui n’ont pas nécessairement toujours de liens entre eux, outre la notion de queerness.

N. D. : Je suis tout à fait d’accord qu’il y a une effervescence autour de la question queer et qu’elle est parfois abordée justement et tout simplement, parce qu’elle est en vogue. Néanmoins, il y a une urgence et une nécessité dans la mise en place de programmes culturels et d’expositions qui explorent cette thématique. Surtout en ce moment, alors que l’acceptation de nos communautés n’est toujours pas un acquis, que la discrimination se grandissante dans certaines places et surtout qu’une institutionnalisation de cette discrimination est un sujet latent en cette période électorale dans plusieurs endroits en Europe. C’est une réflexion des politiques contemporaines. D’un côté, il y a la légèreté et le caractère en vogue du sujet qui sont complétés par l’impression de n’être invité à performer que pour remplir des attentes préconçues de ce qu’est l’inclusion. De l’autre côté il y a une vraie urgence qui nécessite que l’on en discute et que l’on trouve des solutions pour rectifier la situation.

Activisme et ses lieux d’activation

C. R. : Au fond, tu parles de l’activisme par le biais de la création artistique ?

N. D. : Oui, exactement.

E. D. : Je suis absolument d’accord sur la nécessité de représentation, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir ce sentiment que même si un sujet peut être très intéressant et d’actualité, le fait même de l’exposer le désactive. L’activisme en devient alors moins efficace. Dans ma pratique artistique, j’ai été amenée à questionner et à mettre en doute la nécessité d’aborder la création artistique par le biais de l’exposition. C’est un format que je juge ne pas être efficace pour engendrer un impact concret dans le monde réel. C’est pourquoi je pense que l’on doit se tourner vers d’autres formats qui s’activent hors de l’espace d’exposition, par exemple par d’interventions auto-organisées.

C. R. : Dans cet ordre d’idées, je suis d’avis que les musées et les institutions d’art peuvent agir comme des espaces de contacts et de communications où tout autant les artistes que le public peuvent se rencontrer dans cette renégociation d’idées. Dans cette optique, je pense que ces lieux peuvent en effet servir de plateforme pour certaines formes d’activisme.

N. F. : Oui, mais seulement s’il s’agit d’une plateforme qui est donnée aux artistes, et donc que ça devienne une invitation à la mise en place d’un espace dans lequel différentes voix peuvent émerger.

N. D. : Je ne suis pas tout à fait d’accord que l’activisme ne fonctionne pas dans les espaces d’art. J’ai été dans différentes situations dans lesquelles j’ai proposé une idée et que la réaction à cette proposition était que c’était trop « queer », trop provocant, et alors le·la curateur·rice n’a pas accepté que l’idée soit activée. Je me dis que si c’est toujours le cas que des idées sont trop « queers » pour certains lieux, alors faire des choses provocatrices a sa raison d’être et peut être alors aussi vu comme une forme d’activisme. Par exemple, si certaines formes de représentations du corps ne sont pas encore acceptées par la société, mais sont tout de même présentées dans un lieu d’exposition, alors je pense qu’il y a un certain niveau d’activisme dans cet acte. Et comme ce ne sont pas tous les espaces d’art qui acceptent ou qui sont ouverts à l’idée de présenter ce type de travail, il faut donc repenser la façon d’activer de tel projet.

E. D. : À quels autres types d’espace penses-tu ?

N. D. : Je pense alors qu’il faudrait que ce soit dans des espaces auto-organisés, des « off spaces », ou encore des clubs. Dans tous les cas, il faudrait que ce soit un espace qui est déjà ouvert à une politique de sensibilisation.

N. D. : Et en général, il y a aussi bien sûr une grande différence qui aborde ces sujets. Si c’est une entreprise qui s’approprie les thématiques et les sujets pour d’autres raisons.

E. D. : Oui, le pinkwashing.

N. D. : Oui, et ça nous ramène au problème que nous avons abordée plutôt concernant le tokénisme, l’utilisation par différentes entités, que ce soit une entreprise ou une institution, d’artistes queers pour exprimer un message d’ouverture et d’inclusion est particulièrement problématique.

E. D. : Est-ce que tu as déjà senti que tu étais invité à performer, car tu es un artiste queer ?

(silence, soupir) N. D. : Oui… J’ai été confronté à ce type de situation dans laquelle une personne responsable de la programmation m’a expliqué son idée de ce qu’est la queerness. Le fait d’exprimer une définition bien précise de ce que queerness veut dire pour cette personne qui ne s’identifie pas comme queer, il y a implicitement les attentes de cette personne envers l’artiste qui sont présentées, et ce, sans prendre en compte l’expérience vécue de l’artiste. L’artiste en vient donc à devoir se conformer à ces attentes.

Dernières observations

E. D. : Je ne sais pas si c’est l’expression d’une certaine naïveté de ma part, mais je souhaite qu’un jour ce thème d’inclusion queer ne soit simplement plus un sujet d’actualité, bien sûr qu’il y ait encore des travaux qui traitent de ce sujet, mais qu’à ça devienne une normalité, que la question « devrais-je inclure ces artistes pour satisfaire un certain quota de diversité » ne soit plus posée et devienne une normalité.

N. D. : Et une manière indéniable d’arriver à ce point-là est que des personnes queers occupent des positions décisionnaires et ainsi permettent d’activer un renversement des hiérarchies qui sont en place depuis trop longtemps..

Noé Duboutay est un artiste luxembourgeois qui a participé à l’exposition Woven in Vegetal Fabric – On Plant Becomings (Casino Display, 2022) et présentera une performance intitulée Cute etc les 7 et 8 décembre au Cercle Cité

Emma Dupré est une artiste française qui est présentement en résidence en milieu scolaire au Lycée des Arts et Métiers en collaboration avec la Fondation Sommer et le Casino Display. Elle et participe également au cycle de recherche Milieus of [Fiction] in Milieus qui se déroule au Casino Display

Nadina Faljic est médiatrice au Casino Luxembourg, curatrice indépendante, entre autre de l’exposition Sticky Flames. Bodies, Objects and Affects (Casino Display, 2021), et membre du collectif Mnemozine

Charles Rouleau est le coordinateur du Casino Display, artiste du son et membre du collectif Mnemozine

Charles Rouleau
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