Taking the dog for a walk

Liberté, je joue tes notes

d'Lëtzebuerger Land du 23.01.2015

Quelque part dans l’arrière-salle miteuse d’un pub. Des Anglais ordinaires jouent à leur jeu favori, le Bingo, avec tout ce que cela impose comme rituels, dont la dame comme il faut qui énonce les chiffres à l’aide de rimes fantaisistes. Tout est on ne peut plus banal – sauf qu’ici, des musiciens interviennent avec les sons les plus improbables. Ainsi commence Taking the dog for a walk, le nouveau documentaire d’Antoine Prum sur l’univers de la musique improvisée britannique, qui a fêté sa première au Opderschmelz à Dudelange samedi avec une soirée de concerts des hérauts de cette musique méconnue. Dès ce premier épisode du film, on reconnaît le goût d’Antoine Prum pour les personnages bizarroïdes, son don d’observation et son humour décalé.

Taking the dog for a walk est une enquête exhaustive sur cet univers clos qu’est la musique expérimentale et d’improvisation, le fruit d’un tournage de deux ans, se basant sur une foultitude d’entretiens avec les musiciens concernés, dont certains, ceux qui ont participé à la naissance du mouvement dans les années 1960, sont aujourd’hui bien vieux. Leur dieu, le guitariste Derek Bailey, est le fil rouge du film, dans le discours de ses collègues et de ses thuriféraires, mais n’apparaît jamais : il est mort en 2005. En lieu et place de Bailey, un de ses plus grands admirateurs, qui visiblement sait tout sur Bailey et son œuvre, Stewart Lee, plus connu comme stand-up comedian, fera fonction de jonction, c’est lui qui réalise une grande partie des entretiens.

Première règle : « You shall investigate the unfamiliar until it is familiar » énonce le film dès son générique de début. Et celui qui se laisse aller à la découverte de ces sons souvent étonnants, en tirera une vraie admiration pour la liberté intellectuelle et esthétique de ces musiciens, leur complète indépendance du show-business (presque tous sont des crève-la-faim), leur curiosité et leur radicalité. Partant du free-jazz, c’est par la répétition du même qu’ils se sont libérés du carcan de la mélodie et du beau. Réunis autour de Bailey, au Little Theatre Club à Londres, ils développèrent peu à peu un langage musical propre, dicté non seulement par leur désir de liberté, mais aussi par les conditions sociales : vivant dans de toutes petites chambres, ils inventèrent des instruments qui pouvaient y tenir. John Cage n’est jamais loin quand ils trafiquent leurs pianos ou leurs guitares. « Cette musique, soudain, nous donnait la permission de désobéir », dit l’un d’entre eux. « Écouter Derek Bailey était pour moi une épiphanie », s’enthousiasme Thurston Moore, guitariste de feu les Sonic Youth. S’éloignant peu à peu du jazz, la musique expérimentale s’enrichit grâce aux influences de musiciens venus du classique, du rock, de l’électro. Alex Ward (qui joua également à Dudelange avec sa formation N.E.W.), en est un des plus jeunes représentants, multi-instrumentiste de génie derrière ses airs de premier de classe.

Antoine Prum a filmé avec les grands moyens, souvent avec deux caméras, enregistré des concerts dans des clubs, des bars ou sur des bateaux, mis en scène des entretiens dans les décors les plus improbables et nous emmène dans des voyages nocturnes dans le Londres underground d’aujourd’hui, dans lequel subsistent des univers parallèles et subversifs que l’on ne soupçonnait même pas. Hors normes, ses personnages sont aussi humbles qu’érudits, avec cet humour pince-sans-rire très british que l’on retrouve aussi dans leur musique. Le seul reproche que l’on puisse faire au film, c’est justement un trop plein de personnages, la multitude de ses intervenants ne permettant pas au spectateur de construire un lien affectif avec l’un ou l’autre d’entre eux (à part peut-être Alex Ward). Coproduit par la société Ni Vu Ni Connu d’Antoine Prum et Paul Thiltges pour la distribution, Taking the dog for a walk a été tourné sans aucune aide publique , sachant que les lignes directrices du Film Fund sont trop étroites pour des ovnis comme ce film. Disponible en DVD sur Internet (ni-vu-ni-connu.net) en coffret plein de surprises, le film tourne encore dans des festivals spécialisés, comme ce week-end à Londres, puis sera disponible en HD sur Vimeo.

josée hansen
© 2023 d’Lëtzebuerger Land