Jean-Marc Rochette revient en librairie avec un roman graphique de toute beauté, La Dernière reine qui clôt sa trilogie alpine

Le fils de l’ours

d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2022

Grenoble, 4 heures du matin, dans la prison Saint-Joseph, La Dernière reine, le nouvel album de Jean-Marc Rochette, débute. On lui doit les dessins de grandes séries telles que Edmond le cochon (sur des scénarios de Martin Veyron), Le Transperceneige (avec Lob, Legrand, Bocquet ou Matz) ou encore Dico et Charles (avec Pétillon), mais également le scénario et le dessin de plusieurs beaux albums comme Napoléon et Bonaparte, et surtout cette magnifique trilogie alpine que vient clôturer La Dernière reine après Ailefroide – Altitude 3954 (sorti en 2018) et Le Loup (en 2020).

À Grenoble donc. La grâce demandée par Edouard Roux vient d’être rejetée. La guillotine attend cet homme à l’étrange masque blanc qui couvre son visage. Trois pages à peine, extrêmement sombres, au réalisme glaçant qui dévoilent, d’entrée, la fin du récit mais laissent planer le mystère sur les raisons de cette mise à mort programmée et de cette face bizarre. D’autant que le personnel de la prison qui vient le réveiller pour son dernier matin semble sincèrement attristé par la décision de cette justice dont on ne dit pas pour rien qu’elle est aveugle. Trois courtes pages avant que l’auteur décide de faire un saut dans le temps et un peu plus haut dans les montagnes. Nous voici en 1898 dans le Vercors. La neige recouvre de vastes paysages, quelques hommes descendent des hauteurs. « Ils ont tué l’ours ! », répète fièrement un berger. « C’est le berger Tolozan qui l’a tué ! À la grande cabane », ajoute-t-il. Ce sur quoi, un petit enfant roux répond : « C’est une belle saloperie que de tuer une telle bête, moi, j’vous dis ».

Ce gamin, que les autres enfants du coin appellent « fils de la sorcière et de l’ours », c’est Edouard Roux. On le comprend immédiatement rebelle, ayant horreur des injustices et proche de la nature… « Vous redites un mot sur ma mère et j’vous défonce la tête », lance-t-il aux autres jeunes. Alors, quand le plus grand de la bande n’hésite pas à en remettre une couche, Roux n’aura aucun mal à l’attaquer avec un bâton. « Il finira au bagne ou à l’échafaud » prédit alors le gendarme local.

En quinze pages seulement, le lecteur a déjà droit à deux périodes et deux ambiances. Entre les deux, l’auteur repartira, pendant quelques pages 100 000 ans avant Jésus Christ, quand ours et loups luttaient pour ce territoire, ou encore 30 000 années, toujours dans le Vercors, quand nos ancêtres humains ont commencé à s’installer dans ces montagnes. Il y aura aussi et surtout 1916, dans la Somme, quand la folie de quelques hommes à mis des troufions face à face dans les tranchées à se découper à coup de baïonnettes.

C’est là, dans la Somme, le 17 septembre 1926, que la vie d’Edouard Roux, petit soldat du premier bataillon du 86e régiment d’infanterie, va connaître un tournant sinon définitif, qui va marquer le reste de son existence. Juste après avoir attendu l’arrêt des bombardements allemands, puis être monté à l’attaque avec sa pelle bien aiguisée pour achever quelques « boches » au corps à corps, une bombe explose juste à côté de lui. Le lecteur le retrouve plusieurs mois plus tard, à l’hôpital militaire de Troyes. Les médecins lui expliquent avoir « fait ce qu’on a pu » et lui conseillent de ne « jamais (se) regarder dans une glace ». Il est le seul rescapé de sa tranchée, mais son nez et le côté droit de sa bouche sont restés pour toujours dans la Somme. Son corps reste celui d’un « sacré seconde ligne », comme lui dira un jeune voisin, mais c’est une gueule cassée qui est posée dessus. Une gueule qu’il cache désormais sous un sac. Le voici devenu une sorte de fantôme. Un paria qui survit grâce à sa petite pension d’ancien poilu et à l’alcool qu’il ingurgite tous les jours avec excès.

Une gueule cassée aux idées libertaires, voire révolutionnaires. Un homme frustré et brisé qui refuse de rentrer chez lui, de revoir sa pauvre mère. Mais un jour, une autre gueule cassée, lui parle de Jeanne Sauvage, une artiste de Montmartre qui « refait les visages ». Edouard Roux accepte alors de monter à la capitale et d’aller à la rencontre de cette jeune qui « fait des miracles ». Bien que l’homme soit sans le sou, la jeune femme lui redonnera un visage, et ainsi faisant lui redonnera une vie, une vraie. Et comme il est fort et qu’elle le trouve à son goût, quelque chose de spécial naîtra entre les deux. Elle lui présentera le gratin artistique de l’époque et lui redonnera, un peu, foi en l’être humain malgré quelques mauvaises rencontres du côté de la haute qui ramènera le couple dans le Vercors.

Avec ce roman graphique, Jean-Marc Rochette touche à différentes thématiques, à différents genres. Il y a la guerre, le Paris des années folles et son microcosme artistique, l’histoire d’amour… mais surtout, cette opposition entre l’humain et les animaux et ces grands espaces et ces décors montagnards qui semblent fasciner l’auteur. Cette Dernière reine propose, d’un côté, un récit totalement dans l’univers de Ailefroide – Altitude 3954 et Le Loup et, de l’autre, un univers qui n’est pas sans rappeler Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre et Christian De Metter.

Pour cette nouvelle ode aux montagnes, à la nature, à la planète et aux animaux, l’auteur trouve l’équilibre entre l’horreur de la guerre et la violence éternelle – il nous offre aussi d’autres détours par le Moyen-Âge – et, d’autre part, l’amour et la tendresse qui se dégagent de l’histoire entre Jeanne et Edouard. Il arrive à y saupoudrer de nombreuses problématiques écologiques, des thématiques féministes, des questionnements sociologiques... Le tout avec un dessin à la fois brusque et magnifique, passant des grands espaces au très intime, toujours fin, précis et expressif. Avec La Dernière reine, Rochette nous offre un album sombre et bouleversant qui parvient à résumer, en 240 pages, le pire et le meilleur de l’être humain.

La Dernière reine, de Jean-Marc Rochette. Casterman

Pablo Chimienti
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