Les Érythréens sont les plus nombreux à obtenir le statut de bénéficiaires de protection internationale. Rencontre avec trois d’entre eux aux fortunes diverses

Un peuple en exil

d'Lëtzebuerger Land du 11.02.2022

288 Dès qu’on passe la porte de l’appartement de Mirhet, il flotte un parfum d’épices. Dans la cuisine, deux casseroles fument, l’une avec une sauce au poulet, l’autre avec une potée de légumes. Elle les servira sur une injera, grande crêpe à base de farine de teff, à des amis luxembourgeois pour lesquels elle a mis « moins de bérbéré, parce qu’ils trouvent ça trop piquant ». Mirhet aime cuisiner et faire connaître sa culture, peut-être un jour ouvrira-t-elle un restaurant, mais « ça demande beaucoup de moyens ». Pour l’heure, la jeune femme consacre surtout son temps à Elim, sa petite fille née en décembre.

Mirhet est arrivée au Luxembourg en 2014 à l’âge de 27 ans, fuyant la dictature sanglante de son pays. Cette ancienne colonie italienne avait été annexée par l’Éthiopie en 1962 et est devenue indépendante en 1993. En trente année, le pays n’a connu aucune élection et n’a vu que le président Isaias Afwerki à sa tête. Dans cette « Corée du Nord de l’Afrique », déserteurs et objecteurs de conscience sont emprisonnés, torturés, violés et battus, tout comme les opposants au régime, des journalistes ou des membres de minorités religieuses. Un tableau tragique qui explique qu’au moins un demi-million d’Érythréens ont quitté leur pays depuis dix ans. Aujourd’hui, près de 1 500 Érythréens vivent au Luxembourg. 255 ont demandé la protection internationale en 2021, soit vingt pour cent des demandes. C’est aussi la première nationalité à l’obtenir : 288 personnes pour l’année écoulée.

Derrière les chiffres, il y a des vies et des parcours avec leur lot de tragédies, de traumatismes, mais aussi de réussites et de succès. L’itinéraire de Mirhet est de ceux-là. Orpheline de père dès ses six ans, elle grandit avec trois sœurs, qui ouvriront la voie vers l’Europe, quittant le pays pour échapper à la dictature et à la prison. La jeune femme a connu l’emprisonnement et jette un voile sur ce passage difficile : « C’est une longue histoire. Ça me fait mal d’y penser. J’ai dû tout raconter lors de l’interview pour avoir le statut. » Comme tous les jeunes, Mirhet a été est envoyée au camp de Sawa pour commencer un service militaire obligatoire, dont la durée est impossible à prévoir. Cet ancien camp d’entraînement du Front populaire de libération de l’Érythrée, base militaire durant la guerre contre l’Éthiopie est devenu le symbole du durcissement du régime. Sawa n’est que le prélude à la violence de la conscription : des années de brimades, viols et mises en danger. C’est ce que Mirhet a fui.

Périple violent Elle rappelle les étapes de son parcours vers l’Europe, que suivent des milliers de ses compatriotes. Cela commence par le passage vers le Soudan, de nuit et à pied, pour éviter les soldats postés à la frontière. Après plusieurs mois, ce sera une très longue traversée du désert au propre et au figuré. « Nous étions dans un camion à 180 personnes. Il était impossible de s’asseoir et on n’avait presque rien à manger », se souvient-elle. Une étape de deux semaines où, rétrospectivement, Mirhet s’estime chanceuse : « Certains ont passé près d’un mois. Certains sont morts de soif. Certains sont tués ou kidnappés. » En Libye, elle se retrouve dans une sorte de camp, qui tient plus de la prison, gardée par des hommes armés « très violents, qui nous traitent comme des animaux ». Après deux semaines, un autre passeur l’amène à Tripoli, cachée dans le bas de caisse d’un camion. Il lui faudra encore deux semaines d’enfermement avant de pouvoir prendre la mer.

Ils ne sont pas loin de 200 sur un bateau de pêche à rejoindre enfin l’Italie. Un trajet qui lui aura coûté pas loin de 4 000 euros, heureusement fournis par sa sœur qui vit aux Pays-Bas. « On a été bien accueillis en Italie, mais je ne voulais pas rester dans ce pays. On m’avait dit que le Luxembourg n’était pas raciste et qu’y obtenir le statut n’était pas rapide, mais bien encadré ». Elle arrive donc, après près d’une demi année de périple, à la gare de Luxembourg. « J’ai passé quatre heures à chercher quelqu’un qui me comprenait. J’allais vers des Cap-Verdiens, parce que je trouvais qu’ils nous ressemblent, mais ils ne parlaient pas ma langue », sourit-elle. C’est finalement un chauffeur de taxi venu d’Éthiopie qui la mettra sur la piste du premier foyer d’accueil au Don Bosco. « Cela faisait des mois que je n’avais pas dormi dans un lit. Je me sentais enfin en sécurité. »

Ce sera ensuite des jours mitigés entre la joie de rencontrer des compatriotes et les angoisses liées aux rendez-vous administratifs. Dates, lieux, événements : sa vie est déballée dans ses moindres détails lors de son interview qui dure près d’une journée. « Je sais que c’est la règle, que c’est normal de poser des questions, mais je me sentais vulnérable et déstabilisée de devoir raconter ma vie et revivre certains moments. J’ai même dû dessiner la prison. C’est violent. » Mirhet vit alors à Redange, dans un foyer pour femmes, « à quatre dans une chambre, sans intimité ». En juin 2015, alors qu’elle va chercher le Stempel mensuel pour sa « carte rose », la bonne nouvelle arrive : la protection lui est accordée. « J’ai gardé le sourire toute la journée, à en avoir mal aux joues : avoir le statut, c’est retrouver la vie. »

Intégration Volontaire et acharnée, celle dont le prénom veut dire « pitié » va enchaîner les cours de français et commencer à travailler. Elle sera tour à tour serveuse, puis en stage dans un boutique de vêtements où elle obtiendra un CDI à temps partiel. « Travailler aide beaucoup à l’intégration. On rencontre des Luxembourgeois, on apprend la culture, les codes sociaux... ». Quitter le foyer pour une colocation a aussi été un pas décisif : « Pour la première fois, je vivais comme une adulte indépendante ». Son français atteint le niveau B1, ce qui lui permet de travailler ensuite comme traductrice à la Croix-Rouge où elle est embauchée en 2019. Elle réussit à mettre de l’argent de côté et parvient même à s’acheter un appartement à Differdange. « C’est le rêve, être chez moi ». Pour parfaire le happy end, Mirhet raconte encore que, via Facebook, elle a retrouvé un garçon qu’elle avait connu à Sawa et qui vit en Allemagne. De loin en loin, ils s’écrivent et se plaisent et en février dernier, ils décident de se marier, « à l’église orthodoxe, selon nos traditions », rembobine-t-elle en montrant un album de photos. La petite Elim est le fruit de cette union et attend maintenant que son papa puisse les rejoindre. « Il a les papiers qu’il faut, ça devrait aller. Il ne parle pas français, mais avec l’allemand, il va sûrement trouver du travail dans son domaine de l’électricité », conclut-elle, en posant le bébé pour aller surveiller les casseroles.

Regroupement Le bel accomplissement de Mirhet ne doit pas faire oublier d’autres situations, moins faciles à vivre. « Dans mon travail, je vois beaucoup d’Érythréens qui sont là depuis moins longtemps et ont du mal à s’intégrer, à trouver un travail et un logement », observe-t-elle. « Et c’est encore plus dur quand la famille est loin ». C’est ce que vit Zahra (nom d’emprunt) qui essaye désespérément de faire venir ses enfants et leur père dans le cadre du regroupement familial. Bénéficiaire du statut depuis avril, elle s’est vue refuser l’arrivée de son compagnon, qui vit dans un camp au Soudan, sous prétexte qu’ils ne sont pas mariés. Cette situation bloque aussi l’arrivée des enfants qui vivent seuls à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne. « Ils ont douze, quatorze et quinze ans. J’ai très peur pour eux car ils ne parlent pas l’amharique (la langue de l’Éthiopie, ndlr) et ils risquent des violences, des discriminations ou même d’être renvoyés vers le Tigré où c’est la guerre », souffle-t-elle en tigrinya, par l’intermédiaire d’un traducteur, en ayant du mal à retenir ses larmes. Zahra a maintenant trois mois pour introduire un recours. Elle espère le soutien du HCR en charge du camp où vit le père de ses enfants pour fournir les documents nécessaires. En attendant, elle vit « très mal, avec beaucoup de stress et de tensions », au foyer de Marienthal où elle suit des cours de français. « C’est difficile de se concentrer quand on sait que nos enfants sont en danger. »

Simon (nom d’emprunt), a reçu la statut de BPI à l’été 2020. Ce jeune homme est passé par des moments d’extrême stress à son arrivée au Luxembourg. Son parcours entre l’Érythrée et l’Italie a été le même que celui des autres. Le même, en pire car il n’avait que seize ans et a subi des violences terribles en Libye qu’il préfère taire. Arrivé au Grand-Duché, il a dû batailler pour ne pas être renvoyé en Italie selon le règlement Dublin. En tant que mineur non-accompagné, il déroge en effet au renvoi dans le premier pays d’arrivée. Mais la présomption de minorité n’est pas toujours appliquée et Simon a eu bien du mal à prouver son âge : il ne disposait d’aucun document officiel, ni d’un passeport. « On m’a fait des examens médicaux pour déterminer mon âge. On m’a posé beaucoup de question sur mon trajet, les endroits où j’étais resté, les violences que j’avais endurées. J’ai eu très peur, c’est beaucoup de stress », raconte-t-il par téléphone dans un anglais hésitant. Simon vit aujourd’hui à Grevenmacher, avec d’autres jeunes. Il est scolarisé et apprend notamment le français et le luxembourgeois. Et après ? « Je ferai n’importe quel travail pour gagner ma vie et m’intégrer ».

France Clarinval
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