Rencontre avec deux collectifs actifs sur la scène artistique eschoise à une semaine de l’ouverture officielle de l’année culturelle

Participatif pluriel

L’équipe de noc.turn participe au montage de l’exposition de Xavier Mary à  la Konschthal
Photo: Konschthal
d'Lëtzebuerger Land du 18.02.2022

Mal aimée « Esch est une ville paradoxale : elle est sujet de fierté pour ses habitants alors qu’elle est mal aimée au niveau national ». Pour Soushyanes Shokoufeh (dit Soushy), membre du collectif noc.turn, la Métropole du fer est une « belle endormie » prête à se réveiller. Il pointe le quartier du Brill comme le symbole de cette image multiple. « C’est la place de la diversité, comme un pique-nique à ciel ouvert. » Cette conviction s’est renforcée depuis la résidence du collectif au centre d’art Konschthal Esch, implanté dans le quartier et qui entend jouer un rôle dans le contexte socio-culturel et local pour devenir un lieu d’échange. Depuis mars 2021 le noc.turn participe activement à l’organisation des événements dans ces lieux, notamment par l’accompagnement dans les volets communication, technique, événementiel. « Une occasion de s’ouvrir l’esprit avec la rencontre d’artistes ».

Rien ne prédestinait Soushy et ses collègues à s’intéresser à l’art contemporain et ou à collaborer avec un centre d’art. Les débuts de noc.turn remontent à 2017 et à la création de Conscious and Cultural Student Association (CCSA asbl) par quelques étudiants qui regrettaient l’absence d’espaces d’échanges, de socialisation, de rencontres entre les différentes communautés à Belval. « La motivation de départ découlait d’un désir plutôt festif, car il n’y avait pas grand chose proposé aux étudiants. Se constituer en association nous permettait d’avoir plus de poids face à l’institution universitaire qui n’affichait ni soutien, ni motivation, ni envie de voir les étudiants se prendre en main. » Ce groupe très international comprenait des étudiants en histoire, informatique, littérature, génie civil ou philosophie. Dès les débuts, la volonté est de sortir des circuits de divertissements conventionnels et commerciaux « dans un environnement où le collectif est peu pris au sérieux et peu valorisé ». S’éloignant du cadre strict de l’université, l’association est devenue noc.turn, dont le nom part d’un acronyme pour nobody owns culture. Aujourd’hui, une dizaine de personnes travaille activement autour du trio Jewels Laifa, Soushyanes Shokoufeh et Charlie Calluaud. Cette idée du « nobody » leur tient particulièrement à cœur et sous-tend un processus créatif plutôt marginal : pas de convention, pas d’emplois fixes, pas de signature, mais un esprit solidaire et débrouillard, jumelé à un flair et un talent pour repérer et s’entourer des bonnes personnes. Inspiration mutuelle, expression collective, échange entre disciplines, espace public sont ainsi les moteurs de la joyeuse bande qui réussit à rassembler « un certain nombre de citoyens, amateurs ou non, artistes émergents ou confirmés autour de nos projets ».

Des ponts Dans l’expectative de l’année culturelle, la Ville d’Esch « nous a encouragé à aller plus loin et à soumettre des projets pour créer des ponts entre l’Université et la Ville, les étudiants et les citoyens, les résidents et les frontaliers ». L’enthousiasme s’est heurté à la pandémie où « beaucoup de jeunes ont perdu espoir, se sont trouvés paupérisés et n’ont même plus le souhait de s’imaginer une vie dans ce secteur », puis à l’inadéquation entre le mode de travail spontané du collectif et les exigences administratives de Esch2022. « C’est devenu presque un métier de remplir des appels à projets. Nous, on ne l’avait jamais fait et on ne connaissait pas les codes. Ce qu’on a écrit ne reflète pas ce qu’on est capables de faire », regrette Soushy qui appelle les institutions culturelles à « accorder plus de confiance à la jeunesse ». Cet ancien étudiant en philosophie a encore « du mal à déchiffrer les intentions des organisateurs ». Désabusé, il lit plutôt dans Esch2022 « une volonté de revitaliser économiquement la région, sans tenir compte de la base ».

Cependant noc.turn sera impliqué dans le projet Bloom de KompleX KapharnaüM qui interviendra, au printemps, sur la place du Brill. « C’est un quartier populaire que nous connaissons bien. Il y a énormément de vie, d’expressions culturelles populaires, alors que les installations à l’Annexe22 étaient déconnectées de ce terreau. » Ce terreau, ce sont les artistes locaux (en particulier dans le rap et la danse) qui ne sont pas dans les « réseaux officiels de la culture, mais qui créent, se produisent, ont un véritable public et un écho au-delà des frontières ». Rois de la débrouille, ils ne demandent pas d’aides, ne font appel ni à Kultur:Lx, ni au Rocklab ou à la Sacem. Ce sont eux que noc.turn veut fédérer en leur apportant du soutien artistique, technique et organisationnel pour accéder aux métiers du secteur créatif. « Nous mettons en place un modèle d’économie sociale et solidaire, qui profite à la fois aux artistes et aux jeunes qui ont besoin de premières expériences professionnelles. » En attendant, Soushy va voir ailleurs, aux Pays-Bas pour l’instant, à la rencontre d’autres collectifs, qui brassent d’autres idées. « Je ne sais pas trop à quelle sauce notre génération va être mangée », s’interroge-t-il, perplexe, « on a intérêt à prendre du recul et à être prêts au pire ».

Conventionnés Prêts au pire, les membres de Independent Little Lies (ILL) l’ont longtemps été, principalement au point de vue financier. Né en 1995, le collectif a attendu plus de vingt ans pour être conventionné avec le ministère de la Culture qui, encore en 2015, ne voyait pas d’un bon œil « leur art trop sombre, s’attaquant à des sujets difficiles, politiquement très engagés, afin de montrer du doigt les injustices sociales (surtout celles dites – cyniquement – raisonnables par les pouvoirs en place), bruyants, intellos et vulgaires à la fois », comme le décrit Ian De Toffoli dans la brochure du vingtième anniversaire. Dans la même plaquette, Jill Christophe qui était présidente d’ILL, se souvient que c’est en 2007, pour Mercury Fur, la première grande coproduction internationale que les acteurs et l’équipe ont pu toucher leur premier salaire « professionnel ». Au fil des années, ILL s’est donc professionnalisé, a tissé des collaborations avec bon nombre d’institutions culturelles du pays, y trouvant des coproducteurs, des lieux, des partenaires. La première convention avec le ministère de la Culture date de 2017 alors que celle avec la Ville d’Esch a été signée l’année suivante. Des accords et des subsides qui permettent à l’association de fonctionner aujourd’hui avec trois personnes salariées qui représentent ensemble un seul temps plein. « On peut ainsi respirer et concentrer les efforts et le travail sur la création artistique proprement dite », se réjouit Frédérique Colling, nouvellement vice-présidente. Si pendant longtemps, le groupe n’avait pas de lieu propre, bien que la Kulturfabrik était un peu le bercail où ILL a pris son essor, il bénéficie aujourd’hui de bureaux et d’une salle de répétition au Bâtiment 4, ce tiers lieu culturel récent. Une nouvelle assise qui offre aussi des possibilités à l’association de s’inscrire dans d’autres dimensions.

On est loin des débuts de ILL, issu de la troupe scolaire Namasté du Lycée Hubert Clément à Esch. Les bacheliers sont devenus des adultes et de nouvelles têtes sont apparues. « Bien évidemment, on est passé de no budget à une équipe professionnelle, mais l’esprit Independent reste en permanence dans notre façon de travailler », souligne Sandy Artuso, membre depuis vingt ans. On peut d’ailleurs se souvenir que ILL a le même âge que Maskénada, TNL ou Trois C–L, tous fondés autour de la première année culturelle de 1995, tous passés par des étapes de convention et de professionnalisation, avec des budgets et des conditions d’exercice très variables cependant. Ce qui caractérise toujours ILL, c’est le travail collectif et interdisciplinaire, parfois multilingue, souvent dans des lieux insolites, mettant en évidence des créateurs peu connus et des sujets qui touchent à la politique ou l’actualité. Pas loin de cinquante pièces ont ainsi été créées. Chaque projet se veut unique, spécial ou différent, testant de nouvelles approches, de nouvelles combinaisons avec la volonté de continuer à défier les limites traditionnelles du spectacle vivant. « Les membres qui ont une idée viennent la présenter et la défendre. Les projets sont discutés sur le fond du sujet ou de la thématique, sa pertinence, son actualité, mais aussi sur la forme, le budget, les partenariats possibles », détaille Frédérique Colling. Cependant, de plus en plus de projets sont portés par le collectif et sont développés de manière plus large. « On travaille toujours par essais-erreur, à travers des ateliers, des expérimentations, comme une sorte de chantier », ajoute Sandy Artuso.

Doheem Le terme de chantier correspond bien au projet que ILL poursuit pour l’année culturelle et qui est la continuité d’un programme entamé en 2017 : la Biergerbühn. Au départ, ces ateliers hebdomadaires étaient destinés aux enfants et adolescents avec pour but de leur offrir un espace de rencontre et d’échange où découvrir les différentes facettes des arts scéniques. Écriture, jeu théâtral, danse, mouvement, improvisation donnent, en fin de parcours un spectacle qui reflète leurs interrogations et leurs visions du monde. « La Ville d’Esch a introduit la Biergerbühn dans son plan d’action culturel, ce qui nous donne les moyens de continuer sur le long terme », se réjouit Sandy Artuso qui en est la coordinatrice. Désormais, les ateliers sont aussi ouverts aux adultes. Le projet, cadre on ne peut mieux avec Esch2022 qui a fait de la participation citoyenne son leitmotiv. Aussi, la Biergerbühn est déclinée en deux temps. En octobre dernier, la pièce Der Besuch der alten Dame de Friedrich Dürrenmatt a été jouée au Escher Theater dans une mise en scène de Claire Thill. « La pièce se prêtait bien à l’intégration de citoyens et citoyennes qui pouvaient jouer les rôles des habitants de la ville de Güllen. Alors qu’un atelier de costumes ajoutait une dimension plus manuelle pour celles et ceux qui avaient d’autres envies et intérêts », détaille la coordinatrice.

Le deuxième volet, Doheem – Fragments d’intimités, est en cours de création, à la fois avec des enfants et des adultes. Ce projet de théâtre biographique et documentaire coordonné par Elsa Rauchs et Claire Wagener veut donner à voir la ville d’Esch à travers les yeux de ceux qui y habitent, y travaillent ou y ont passé un temps de leur vie. « Le projet commence par la récolte de voix qui confient le rapport à leur ville, le sentiment d’appartenance, qui expliquent leur ‘chez soi’ ou des lieux publics de référence », relate Sandy Artuso qui précise que le titre du projet avait été développé avant le confinement où le mot Doheem a pris un sens plus fort et plus lourd. Cette récolte de témoignages donne un matériau très fourni sur « ce que veut dire ‘habiter’ dans le contexte actuel de l’optimisation de l’espace, de la recherche de rentabilité où les dimensions techniques prennent le pas sur les aspects humains ». Les différents propos récoltés seront mis en voix et incarnés autant par des comédiens professionnels que par des participants aux ateliers de la Biergerbühn. Le spectacle final aura lieu en juillet au Ferro-Forum et réunira une grande partie des membres d’ILL insistant sur la diversité des compétences. « On a imaginé jouer dans les rues ou proposer un parcours. Le site de la friche Esch-Schifflange réunit ces possibilité de circulation et de scènes ».

Politique Soutenus et bien dans le cadre d’Esch2022, la bande d’indépendants sont-ils rentrés dans le rang ? Jacques Schiltz, le nouveau président, s’en défend : « Même avec un lieu fixe et des conventions, on veut rester en dehors de l’establishment, ne pas être trop carrés. On a un côté edgy, poil à gratter qu’il faut maintenir. » Il considère qu’un engagement politique dans le choix et le traitement des sujets est indispensable, mais préfère, à titre personnel, garder une distance avec les partis politiques. Ce n’est pas une doxa au sein de ILL puisque un des piliers de la troupe, le comédien et metteur en scène Marc Baum (qui est aussi trésorier de l’association) a été député Déi Lénk et reste cadre du parti. ILL observe les chantiers en cours de la politique culturelle et y « apporte son soutien quand ça va dans le bon sens ».

Assagis, peut-être ; matures, sûrement ; mais pas moutons pour autant.

France Clarinval
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