Édito 

Joe le juste

d'Lëtzebuerger Land vom 16.04.2021

« En une minute, Joe Biden a mis tout le monde d’accord ». Sur France Inter mardi, l’économiste Daniel Cohen commente la rupture historique provoquée par la réforme fiscale du nouveau président américain. En deux mots ici, le démocrate inverse la tendance baissière de l’imposition sur les sociétés, en prévoyant un passage du taux de 21 à 28 pour cent, et impose aux firmes originaires des États-Unis un impôt minimal de 21 pour cent sur les bénéfices réalisés à l’étranger.

Alors oui, ces décisions tiennent en effet avant tout à des considérations de politique interne, peut être aussi à une volonté de se distancier de la politique de l’ancien résident de la Maison Blanche Donald Trump. Mais elles créditent le sentiment de justice fiscale, parent pauvre d’une idéologie néo-libérale promouvant la concurrence fiscale via la course vers le bas de l’imposition sur les sociétés (et qui dans les faits, sur plusieurs décennies, n’a cessé de creuser les inégalités de patrimoine). Dans un article paru en 2014 dans le recueil Histoire du discours fiscal en Europe (« Sociologie de l’impôt légitime : contre les poncifs économiques de l’incivisme fiscal »), le sociologue Marc Leroy développe la thèse selon laquelle « l’efficacité du discours idéologique contre l’impôt dépend de la capacité de son système d’argumentation à mobiliser des savoirs économiques pour créer des poncifs sociaux ». L’auteur constate que le fil du raisonnement découle d’une exagération idéologique des théories économiques. Pour ce qui est du nouveau libéralisme, la primauté de l’ordre spontané de Friedrich Hayek ou la méfiance envers la loi tirée de Milton Friedman et d’Arthur Laffer sous-tendent l’idée selon laquelle la hauteur de l’impôt sur les sociétés serait inversement proportionnelle à la compétitivité d’un pays (un argument qui peut se discuter sur le terrain académique et statistique). 

Dans The Triumph of Injustice : How the Rich dodge Taxes and How to Make Them Pay, Gabriel Zucman et Emmanuel Saez (2019) reviennent sur cette croyance partagée que des juridictions chercheront toujours à proposer une fiscalité plus avantageuse que ses voisins si cela va dans leur intérêt. Elle est entretenue par les Big Four de l’audit qui voient dans la compétition fiscale un outil pour juguler la puissance des gouvernements, écrivent les économistes de Berkeley, lesquels remarquent au passage :« Without tax competition, their business would not be much of a business ». L’ancrage d’une telle croyance se vérifierait dans le Traité sur le fonctionnement de l’UE qui, avec la règle de l’unanimité, muselle les États s’ils souhaitent réformer la fiscalité à l’échelle continentale. « Luxembourg, 600 000 inhabitants, çan dictate its will to 500 million Europeans », écrivent Zucman et Saez.

Or, depuis son arrivée au gouvernement fin 2013 et au milieu des scandales (Luxleaks, Panama Papers ou encore OpenLux pour ne citer que ceux-là), le libéral (!) Pierre Gramegna répète à l’envi la bonne volonté du Luxembourg en termes de transparence et de lutte contre l’optimisation fiscale. « Sou oft, wéi de Finanzminister dat gesot huet, muss ee sou lues awer ufänken dat ze gleewen », relève le fiscaliste Alain Steichen sur la radio 100,7. Le même ministre a aussi d’ailleurs instillé plus de justice dans la politique du logement dans la dernière loi de budget. Malheureusement l’activisme (à relativiser toutefois) du locataire de la rue de la Congrégation se dissout dans l’attentisme de la coalition (seulement troublé par le ballon d’essai de Dan Kersch, LSAP, sur la Coronastéier) qui a déjà pour horizon la campagne des législatives de 2023. Celle-ci doit marquer l’ouverture d’un vrai débat sur la justice fiscale et la compétitivité. Mais vu la vigueur de l’opposition, l’émulation pourrait s’avérer limitée.

Pierre Sorlut
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