Sur le chemin du remplacement de nos langues maternelles par le globish universel, fait d’anglais approximatif et d’émojis colorés, certaines notions grammaticales des plus élémentaires semblent s’être perdues. La frontière a disparu entre les adjectifs qualificatifs, comparatifs ou superlatifs. Il ne s’agit plus d’être bon, mais d’être meilleur, voire le meilleur. Dans les années 80, le super avait été remplacé par le top, le méga, puis le giga. Aujourd’hui, dans la vie de tous les jours comme dans les médias : on est tous bons, mais il y a des meilleurs.
Un bon ami est devenu un « meilleur ami » – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a qu’un seul – puis « le meilleur ami pour toujours », désigné sous le nom de BFF pour best friend forever, qui peut s’employer même (et surtout) si vous n’avez qu’une expérience limitée de la vie et qu’il est probable que vos BFF s’enchaînent à un rythme qui ferait passer la vie amoureuse de Leonardo Di Caprio pour un modèle de constance.
Le « bon appétit » fait désormais figure d’expression mesquine face à l’inflation promise par « l’excellent appétit ». Et pourquoi pas une « fabuleuse dégustation », un « superbe transit », une « exceptionnelle digestion » ? Espérons simplement éviter la phénoménale addition.
Habitués aux émissions délivrant des titres de meilleur pâtissier ou meilleur forgeron, ainsi qu’aux compétitions mondiales pour déterminer qui saute le plus haut ou court le plus vite, aux classements des meilleurs restaurants du monde (ou du Luxembourg), voire aux sites recensant les meilleures recettes de blanquette au Thermomix, il est toujours étonnant qu’il soit aussi difficile, dans la réalité, de trouver un dermatologue disponible avant 2027, un électricien correct, ou simplement un plombier honnête, compétent, pas trop cher et qui vienne quand la chasse d’eau fuit.
Il faudrait également revoir la phrase de fin des contes pour enfants : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants». On ne comprend pas trop s’ils étaient d’abord heureux, jusqu’à l’irruption de bébés pleurnicheurs et d’adolescents râleurs, ou si la combinaison des deux aspects (bonheur + reproduction de leur patrimoine génétique) constituait la réalisation suprême que pouvaient attendre des héros ayant réchappé à des malédictions, des pommes empoisonnées et autres ogres ou sorcières. On pourrait donc l’actualiser avec une formule plus percutante : « ils vécurent leur meilleure vie ».
Quelle expression étrange, pourtant, que de vivre « sa meilleure vie », comme si l’on en avait plusieurs, tel un chat ou un personnage de jeu vidéo, et qu’on soit en train de battre son record personnel. Bien sûr, cela signifie juste qu’on est en train de passer un bon moment. Oubliez Bouddha, le noble sentier octuple vers le nirvana et les cycles de réincarnation. On peut vivre sa meilleure vie plusieurs fois par mois. Et c’est à chaque fois la meilleure.
En réalité, la notion de vie antérieure a elle aussi été dénaturée et désigne le simple fait d’avoir changé de job ou de conjoint. C’est ainsi que l’on peut dire : « il était vraiment au bout de sa life, il a bien fait de changer de vie » ou, si vous ne voulez pas avouer que vous faites toujours de l’informatique depuis vingt ans : « dans une vie antérieure, j’étais expert en transformation digitale, maintenant je suis data scientist ».
Les différents réseaux sociaux, dont les flux numériques abreuvent continuellement nos cerveaux de vagues successives où l’insondable bêtise n’est concurrencée que par un insubmersible narcissisme, contribuent évidemment au phénomène. Si le jeune pourra être séduit par la figure de l’influenceur qui vit sa best life à Dubaï en vendant des photos de ses pieds (ou d’autres parties de son corps) sur OnlyFans, la définition des « meilleures vies » pour les boomers se trouvera sans doute sur LinkedIn où il s’agira de trouver « très inspirantes » des publications partagées par des collègues « enthousiastes », vraiment excités par leur « dream job », qui leur fait bénéficier de plein « d’opportunités incroyables ». Etonnant de constater quelques mois plus tard que ces mêmes personnes ont décidé de « se consacrer à de nouveaux défis » (comprendre, faire des présentations PowerPoint pour un autre employeur).
Face à une telle déferlante, il ne reste qu’à nous souhaiter de merveilleuses vacances, pleines de moments extraordinaires sous une météo prodigieuse…