Parmi les particularités que nous partageons au sein de l’espèce humaine, il semblerait qu’une vaste majorité d’entre nous souffre d’une certaine propension à conserver inutilement une quantité incroyable de choses, à commencer par les récipients de plastique contenant les plats achetés chez le traiteur indien.
Cette incapacité à se débarrasser de certains objets vient sans doute d’une frustration subie lorsque l’enfant s’aperçoit que tous ses dessins ne finiront pas encadrés dans le salon. Elle se développe ensuite jusqu’à l’âge adulte, nourrie par les injonctions à réduire notre empreinte carbone et notre consommation de plastique, qui ont perfusé jusqu’au plus profond de notre inconscient. Ainsi, un jour, vous décidez de ne pas jeter le récipient en plastique qui n’a servi qu’une seule fois à emporter votre plat cuisiné de chez le traiteur. À la différence des pots en verre de chez Cocottes, rares sont ceux qui les reprennent, et vous choisissez donc de le nettoyer, et de le garder, au cas où. Une fois trouvée une place dans vos placards pour le premier, c’est parti pour un empilement sans fin : après chaque Chicken Shalimar, vous avez l’impression de sauver la planète. Quoi de plus pratique que de disposer d’un bel assortiment, qui passe du congélateur au micro-onde, et ravit aussi bien les adeptes du batch cooking qui préparent chaque dimanche les repas de toute la semaine, que les réfractaires des réfectoires qui emportent leur popotte du midi, en passant par les parents des étudiants partis loin des yeux, loin du cœur, mais pas loin du ventre.
Petit à petit, au fil des Biryani, votre collection s’étoffe, jusqu’à remplir une étagère entière. Non content de les laver, ce qui relève parfois du défi tant le plastique utilisé semble conçu pour rester éternellement gras, cela permet de belles séances de rangement lorsqu’il s’agit de rétablir un équilibre dans la force, en empilant les boîtes dans l’ordre décroissant de leur profondeur. Car les modèles se ressemblent, mais diffèrent souvent subtilement de quelques millimètres, dans toutes les dimensions. La réussite ultime consiste à maintenir le nombre exact de couvercles, dans les tailles correspondant à celle des boîtes. En effet, leur durée de vie par nature limitée impose de se débarrasser régulièrement de quelques exemplaires, en commençant par ceux ayant pris une teinte rappelant la carnation du président américain.
Et un jour, en ouvrant votre placard, vous allez repenser aux 140 bocaux vides, patiemment accumulés par des générations de grands parents en prévision du jour où il faudrait préparer des confitures, s’il advenait une miraculeuse récolte de fraises, suivie d’une improbable prodigalité des groseilliers, cassissiers et mirabelliers, combinées à une inexplicable générosité des voisins du village. Cette philosophie faite de « ça peut toujours servir » et de « toi, tu n’as pas connu la guerre » vous semblait réservée à une époque surannée où les prix de l’immobilier n’incitaient pas à convertir chaque mètre carré en espace habitable, fût-ce sous des combles ou dans une cave. Désormais, vous trouvez à cette accumulation pathologique l’excuse moderne du consommer local et du « reduce/reuse/recycle ».
Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, une telle habitude est certainement symptomatique d’une certaine névrose. Ceux pour qui elle est entièrement étrangère pourront se poser la question du nombre de fois où ils réutilisent des sacs à usage unique, ou de la quantité de papier bulle qu’ils conservent en vue d’un hypothétique déménagement. L’avantage, c’est qu’il y a un moment où ça se voit... au contraire des photos sur le téléphone, qui s’accumulent sans fin, et forment des couches de sédiments numériques que personne ne viendra nettoyer, ou trier pour y retrouver les seules méritant, vraiment, d’être conservées.