Le barreau milite pour un renforcement du secret professionnel des avocats. Les planètes s’alignent et les intérêts convergent

Démocratie et compétitivité

Catherine Dessoy (vice-présidente de la commission de contrôle du barreau de Luxembourg), Albert Moro (vice-bâtonnier) et Pit Re
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 03.11.2023

Les « dix points du barreau pour le chapitre Justice du programme de coalition 2023-2028 », présentés à la presse la semaine passée (d’Land, 27.10.2023) se lisent comme les Tables de la Loi. « Le gouvernement œuvrera vers la mise en place de mécanismes garantissant le secret professionnel s’imposant aux avocats », est-il écrit au point huit. Le secret professionnel est affiché comme un « élément essentiel de l’État de droit ». La confidentialité des échanges participe à la relation de confiance entre l’avocat et son client et garantit le bon fonctionnement de la justice en protégeant le droit à un procès équitable. Comme pour le médecin ou le prêtre, le secret professionnel est sacré. « Que les gens puissent tout nous dire et qu’on ne soit pas obligé de les dénoncer », témoigne un membre du barreau de Luxembourg

Mais le fondement est battu en brèche ces dernières années. Des remparts s’effondrent dans les pays voisins. En France, dans le cadre de l’enquête sur le financement libyen de la campagne présidentielle de 2007, les écoutes des conversations entre l’ancien président Nicolas Sarkozy et Maître Thierry Herzog ont été vivement contestées car portant atteinte au secret des échanges entre l’avocat et son client. De tels procédés inquiètent jusqu’au Luxembourg. Des initiatives législatives européennes fragilisent aussi l’édifice. En matière de lutte contre le financement du terrorisme et le blanchiment d’argent, mais aussi contre l’évasion fiscale. La directive DAC6, en 2018, prévoit ainsi que les avocats dénoncent les montages fiscaux agressifs à leurs administrations fiscales.

Les demandes d’entraide judiciaire en provenance de juridictions étrangères érodent encore le secret professionnel. Elles donnent parfois lieu à des perquisitions dans les cabinets d’avocats de la place. Il y en a eu une quarantaine sur l’année judiciaire 2022-2023. Bâtonnier de 2016 à 2018, François Prum (cabinet Turk & Prum) en recensait une par semaine. L’intéressé a instauré une permanence au barreau pour qu’un représentant soit prêt à assister, comme le veut la loi. Le mécanisme ? Le juge d’instruction prévient le bâtonnier la veille d’une perquisition, sans préciser quelle étude est visée. La police judiciaire donne rendez-vous au représentant du conseil de l’ordre et le conduit sur place. « À l’époque, quand la PJ saisissait les fichiers de correspondance, le bâtonnier pouvait dire ‘pas touche’ », témoigne François Prum, à la tête de l’ordre entre 2016 et 2018. Il regrette aujourd’hui un changement des mentalités: « Maintenant, on prend tout et on voit par la suite ». S’ensuivent en effet, le cas échéant, des requêtes en annulation de saisie sur lesquelles la chambre du conseil doit statuer.

La loi de 1991 sur la profession d’avocat indique que « le lieu de travail de l’avocat et le secret des communications, par quelque moyen que ce soit, entre l’avocat et son client, sont inviolables ». Les exceptions sont bien identifiées et le code pénal prévient que toute personne dépositaire, « par état ou par profession, des secrets qu’on lui confie » est passible d’une peine d’emprisonnement (jusqu’à six mois) et d’une amende (jusqu’à 5 000 euros) en cas de violation de son devoir de confidentialité. Pour contourner le barrage légal, le droit est interprété différemment. L’on vise dorénavant les activités plus que le prestataire. « La jurisprudence ne s’intéresse plus tant à l’acteur, mais à l’activité elle-même », analyse François Prum qui complète : « D’ailleurs, le secret des avocats est celui du client, pas celui de l’avocat ». Le spécialiste du droit pénal des affaires constate que c’est bien « dans le milieu des affaires que le secret résiste de moins en moins ».

La loi ne fait pas de différence entre les activités exercées par les avocats. Mais les jurisprudences jettent un trouble. Le coup de canif a été donné dans le sillon des révélations Panama Papers en avril 2016. Étaient apparus sur les listings du consortium international de journalistes ICIJ un certain nombre de cabinets locaux qui, entre les années 1970 et 2015, avaient participé à la création de sociétés offshore pour cacher les actifs de leurs clients. L’Administration des contributions directes avaient sollicité ces études pour qu’elles communiquent l’identité des bénéficiaires économiques de ces panaméennes. L’injonction avait provoqué l’ire du Barreau. Ce dernier s’était ainsi associé aux contestations des cabinets devant les juridictions administratives. Dans des jugements rendus en septembre 2020, le tribunal administratif avait considéré que l’ACD s’était rendue coupable d’« un excès de pouvoir » en demandant aux avocats de communiquer les noms des sociétés créées, de déclarer les bénéficiaires économiques et de citer les personnes habilitées à effectuer les transactions. Le Barreau s’était félicité des verdicts de première instance qui protégeaient le secret professionnel des avocats.

La Cour administrative les a réformés en juillet 2021. Son président Francis Delaporte a jugé que le législateur pouvait définir « des motifs d’intérêt général qui justifient l’obligation pour l’avocat de révéler aux autorités, par exception à son obligation au secret professionnel, des confidences de son client dans des limites définies ». L’avocat n’est astreint à fournir des renseignements que dans la mesure où la demande entre « dans le champ du conseil ou de la représentation en matière d’impôts », est-il écrit dans les arrêts. Mais le principe de l’opposabilité du secret professionnel de l’avocat aux mesures d’investigation de l’ACD par rapport à ses clients reprendrait « son empire lorsque la réponse fournie par l’avocat aux questions lui adressées quant à son client risquerait d’exposer ce dernier à un risque de poursuites pénales ». Est en outre soulevé que les réviseurs d’entreprises et les experts-comptables, ne peuvent aucunement opposer leur secret professionnel à l’ACD, « mais doivent collaborer avec elle lorsqu’ils fournissent des conseils en matière d’impôts ». A posteriori, le président de la Cour administrative, Francis Delaporte, a dit vouloir « mettre au diapason l’avocat par rapport à l’expert-comptable, au banquier, aux fiduciaires et aux Big Four ». « On n’aurait pas pu imaginer qu’un avocat exerce dans ces matières-là entouré d’un secret professionnel en béton, alors que les autres se retrouvent à nu », a-t-il ainsi argumenté (d’Land, 22.07.2022). (Rappelons qu’en 2016, le Barreau a retiré ses plaintes contre des membres du Big Four qui fournissaient des services réservés à la profession d’avocat. Depuis, PwC et EY ont ouvert localement leur cabinets juridiques.)

Parallèlement, la Cour de justice de l’Union européenne a aussi consacré le secret professionnel tout en opérant une distinction entre les fonctions de contentieux de l’avocat et celle de conseil fiscal. Toisant l’interprétation de la directive DAC6, la CJUE a affirmé que la loi ne saurait contraindre l’avocat à communiquer de son fait les montages fiscaux qu’il jugerait agressifs. L’avocat doit coopérer avec le fisc sur demande justifiée si les autres recours ont été épuisés (notamment une demande auprès du réviseur, le cas échéant). Mais le secret professionnel des avocats vacille toujours. En atteste l’affaire opposant le cabinet Clifford Chance à l’ACD. En juin 2022, le fisc luxembourgeois, saisi par son homologue espagnol, a demandé à l’étude membre du Magic Circle de communiquer des informations relatives aux conseils prodigués à un groupe madrilène dans le cadre d’une acquisition de société. Clifford Chance a refusé, arguant du secret professionnel, et a écopé d’une amende de 92 000 euros. Le cabinet, soutenu par le Barreau, a contesté devant le tribunal administratif. Ce dernier a donné tort aux requérants pour des raisons de forme. En appel, Francis Delaporte a souhaité tester (pour de bon ?) la solidité et le périmètre du secret professionnel directement auprès de la CJUE.

« Une consultation juridique d’un avocat en matière de droit des sociétés rentre-t-elle dans le champ de la protection renforcée des échanges entre les avocats et leurs clients accordée par l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? », a demandé en mai le président de la Cour administrative du Luxembourg aux juges européens par voie de question préjudicielle. Le cas échéant, ces derniers devront aussi préciser si une demande de renseignements émanant d’une autre juridiction peut aboutir quand elle vise l’ensemble de la documentation disponible relative aux relations avec le client, une description détaillée des opérations ayant fait l’objet du conseil juridique, une explication de son implication dans ces processus et l’identification de ses interlocuteurs. Face au Land, Albert Moro précise qu’il se « tient à l’écart » du dossier contre l’ACD: « Je ne suis intervenu et n’interviendrai dans aucune prise de décision », précise-t-il, considérant qu’il serait « malsain » de le faire au vu de ses fonctions respectives d’associé de Clifford Chance et de vice-bâtonnier.

Celui qui prendra la tête de l’ordre en septembre 2024, comme le veut la pratique, constate bien « des entailles » dans le secret professionnel. Albert Moro attend « une réponse claire des juridictions européennes » et que l’on « précise le cadre législatif » pour rétablir le secret professionnel dans son bon droit. Le 21 novembre 2022, le triumvirat du barreau a été reçu rue Erasme par la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng) pour présenter des revendications. Sur la poignée d’items à l’agenda figurait la protection du statut de l’avocat, un « point à couvrir dans une prochaine loi modificative (…), à savoir sur la précision du secret entre l’avocat et son client », lit-on dans le registre des entrevues des membres du gouvernement. Les aspirations de Pit Reckinger (bâtonnier en exercice), Valérie Dupong (bâtonnière sortante) et Albert Moro sont restées lettre morte. Le barreau espère aujourd’hui que le ou la successeur(e) de l’écologiste (avec qui la relation est toutefois jugée bonne) reprendra le dossier en main. D’aucuns souhaitent qu’il s’agisse de Léon Gloden, avocat associé chez Elvinger Hoss Prussen où officient Pit Reckinger et Luc Frieden, en passe de devenir Premier ministre. Au barreau, on souligne qu’on n’a pas de préférence et « qu’on chérit la neutralité politique ».

Et si Pit Reckinger s’est préoccupé la semaine dernière de « l’attractivité » du centre financier luxembourgeois, la protection du secret ne serait pas une question de compétitivité. « Il en va de la préservation des droits de la défense et du fonctionnement démocratique », assure Albert Moro, interrogé par le Land à ce sujet. Le barreau travaille sur une proposition de loi définissant un cadre lors des perquisitions, qu’elles relèvent de la matière pénale, fiscale ou de la concurrence. L’on souhaite éviter qu’une pièce se retrouve connue des autorités et aliène l’accusation, même si elle peut en être (selon la pratique en vigueur) retirée si la chambre du conseil l’accepte. Mais le terme « compétitivité » figurait bien parmi les mots clés du Spëtzekandidat CSV lors de la campagne. Et l’on ne s’étonnera pas si la réforme du secret professionnel, en ce qu’elle assure une sécurité juridique aux personnes physiques et morales, passe dans la fast track législative.

Le départ de Pascale Toussing de l’Administration des contributions directes participera aussi à la bonne disposition administrative par rapport à l’économie nationale. « D’influents cabinets d’avocats et firmes de consultants ont orchestré une campagne en catimini contre la directrice, lui reprochant entre autres de leur avoir fermé les portes de son administration, qui en d’autres temps fut une auberge espagnole des lobbies des big four et des firmes d’avocats », écrit Reporter cette semaine. Un inconnu du grand public siège dans le groupe de travail fiscalité, aux côtés des poids lourds du CSV que sont Gilles Roth, Diane Adehm, Claude Wiseler ou Laurent Mosar. Son nom : Tom Kerschenmeyer. Cet élu de Mamer représente l’ACD dans les contentieux administratifs face aux cabinets d’avocats. Il bénéficie ainsi d’une expertise indéniable en la matière.

Pierre Sorlut
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