À la journée portes ouvertes de l’armée, la guerre se transforme en show. Des familles, des enfants, des politiciens et un Grand-Duc héritier sont venus en spectateurs

« Denkt un Är Ouerestëpp »

Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 18.07.2025

« Une bombe, bien sûr purement fictive, sera larguée », annonce une voix depuis les haut-parleurs. Ce dimanche matin, des milliers de spectateurs se pressent dans les gradins et devant les grillages. Ils regardent un bout de prairie qui longe les casernes du Härebierg. L’armée luxembourgeoise y livre « une démonstration dynamique » de ses capacités opérationnelles : « Grandeur nature », promet le programme. La mission : « Een Duerf anhuelen ». La chorégraphie se déploie. Elle est centrée autour d’un village ennemi, trois cabanes revêtues de bâches en plastique, sur lesquelles ont été peintes des fenêtres et des portes. Deux F-16 et un A400M (piloté par « Ben aka Gargamel ») volent au-dessus des têtes des contribuables. Des snipers camouflés sortent des buissons, un drone « Puma » apparaît dans le ciel. Huit voitures blindées foncent sur le champ. « À la fin de la démonstration, vous pouvez admirer les véhicules de près ! », promet la voix sur les haut-parleurs.

Depuis les tourelles, les mitrailleuses lâchent des salves assourdissantes de balles (à blanc). « De Géigner gëtt bekämpft », commente la voix. Des fusées et fumigènes sont lancés. « Le fire support team vient de demander l’appui des F16 ». Les deux avions de combat américains foncent au-dessus de la prairie, dans un vrombissement oppressant. Une fusée rouge apparaît du côté des cabanes, des feux d’artifice s’envolent de part et d’autre. Le fracas est général. Le public a été averti en amont du show : « Denkt un Är Ouerestëpp ». Les spectateurs se bouchent les oreilles, une mère tente de consoler son enfant apeuré. Un blessé fictif est vite évacué. « Le village est sécurisé ! » C’est l’heure du déjeuner. « Och Vegetarier gi verwinnt », annonce maintenant la voix depuis les dizaines de haut-parleurs accrochés entre les casernes et les hangars. Pour le reste de la journée portes ouvertes, l’ensemble du Härebierg sera sonorisé par un indigeste mélange de hard rock des années 1970-1980 et de pop des années 1990-2010.

Les historiens ont pu spéculer sur l’existence d’un antimilitarisme typiquement luxembourgeois. Manifestement, les temps ont changé. Selon l’armée, 17 000 visiteurs se seraient déplacés au Härebierg dimanche dernier. Il s’agit d’un gigantesque effort logistique qui mobilise l’ensemble de l’armée, des dizaines de bus qui font la navette et même une poignée d’agents de Schmitt Security. Le public est très mélangé, plutôt populaire, avec beaucoup de familles de militaires. (« Il y a tout le Luxembourg, sauf les bobos de Bonnevoie », remarque une visiteuse.) Il y a, surtout, de très nombreux parents accompagnés de leurs jeunes enfants, partis en excursion dominicale. L’armée a prévu des châteaux gonflables, ainsi que des ateliers de coloriage et de couture.

Ce sont d’autres activités qui provoquent un léger malaise. Sous les instructions de soldats, des enfants visent avec des fusils d’assaut, pressent les gâchettes de mitrailleuses et se familiarisent avec des lance-missiles. (Tout ce matériel de guerre est attaché par des chaînes.) Devant le stand des snipers, la file ne désemplit pas. Plus loin, des petits garçons et filles jouent au démineur dans un bac à sable. Sous l’enseigne « photobombed », un stand invite les visiteurs à chevaucher une bombe aérienne, promettant une « explosion de likes » sur les réseaux sociaux. La presse de gauche ne cachera pas son trouble. Le Tageblatt s’interroge : « Sieht so Militarisierung aus ? Bratwürste und Panzerfäuste zum Anfassen. » La Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek dénonce un « Kriegpielen für die ganze Familie », comme elle l’avait fait lors de la précédente édition de 2022 (« Schießtraining für Kleinkinder »).

Malgré trente degrés à l’ombre, le Grand-Duc héritier a mis son treillis militaire, son béret en feutre noir et ses lourdes bottes en cuir. Il mène la procession officielle, la ministre de la Défense, Yuriko Backes (DP), à ses côtés. Ils sont suivis par le président du Conseil d’État, Marc Thewes, en veste jaune désert. Les deux libéraux nordistes, Fernand Etgen et André Bauler, sont également montés sur les hauteurs de Diekirch. Sven Clement suit, lui aussi, le programme officiel, portant sa fille d’un stand à l’autre. Depuis le sabordage de son parti, le député pirate rame pour se maintenir à flot. L’affaire Malt a détruit son aura d’apôtre de la transparence et de l’exemplarité. Mais Sven Clement s’efforce d’exister dans l’espace médiatique et de remonter la cote de popularité. (Il a ainsi commencé à enregistrer des podcasts avec son épouse ; des homestories intitulées « La politique à la table de cuisine » ou « Quand la politique rencontre la famille ».) Ce dimanche, il exhibe, tout sourire, un fusil d’assaut Heckler & Koch. La ministre tente de soulever une mitrailleuse dans un grand éclat de rire. Des images largement diffusées sur Facebook, qui ont pu donner une impression de nonchalance face aux outils de guerre. Fernand Etgen et André Bauler garderont par contre leurs distances par rapport aux armes à feu, tout comme le Grand-Duc héritier. (« Je ne voulais pas jouer avec des armes », expliquera Etgen plus tard au Land.)

Dans deux mois et demi, Guillaume de Nassau prêtera son serment devant le Parlement. Il deviendra alors officiellement « commandant de l’armée ». Son père avait tenu à ce privilège qui lui permet de porter l’uniforme aux cérémonies officielles. Au cours de la révision constitutionnelle, la Chambre a ajouté une petite précision : « sous la responsabilité du gouvernement ». (Elle a également spécifié qu’une déclaration de l’état de guerre ainsi que « tout engagement de la force publique dans des opérations à l’étranger » requièrent l’autorisation du Parlement.) Comme son grand-père et son père avant lui, Guillaume a suivi une formation d’officier à Sandhurst. Ce dimanche, il est conduit aux différents stands, écoute poliment, hoche la tête, pose parfois une question, remercie ses interlocuteurs. On le prie de grimper dans les véhicules, d’admirer les armes à feux, de regarder à travers les caméras thermiques. Le Grand-Duc héritier s’exécute, toujours souriant, toujours avenant.

« Because I’m happy », résonne la voix de Pharrell Williams à travers les haut-parleurs. La procession arrive devant un autre véhicule blindé (« Jaguar »). Soudain, le canon téléopéré pivote. La délégation recule instinctivement d’un pas. Tom Weidig commente : « Le problème avec les drones, c’est qu’il suffit qu’il y en ait une qui rentre dedans, dann ass alles futti ». Le député ADR porte des lunettes de soleil Oakley à verres miroir. D’un air expert, il tapote les capots des engins, comme pour s’assurer de leur solidité. Plus loin, il épaule des fusils d’assaut, insère un chargeur (vide) dans un semi-automatique. Au stand des tireurs de snipers, le politicien tente d’engager la conversation. Prévenant les tireurs de précision qu’il a étudié la physique, Weidig se met à discourir sur la trajectoire des projectiles. « Vous faites de la physique pratique ; moi j’ai calculé des formules physiques. »

« Il y a quelque chose pour tout le monde à l’armée. Chacun y trouve sa niche », annonce la voix depuis les haut-parleurs. (Elle appartient à un animateur d’Eldoradio, nous expliquera l’état-major.) L’année dernière, l’armée a dépensé près de 510 000 euros pour ses campagnes de publicité (quatre fois plus que la Police). Le bureau de recrutement tient son stand dans une allée latérale. « Fraen an der Lëtzebuerger Arméi – Mir hunn all eis Plaz », lit-on sur une pancarte postée à côté des tentes. (L’armée compte environ 125 femmes, sur un effectif total de 1 200 personnes.) Une série de brochures détaillent les opportunités de carrière. Aux soldats volontaires on promet de devenir « membre d’un corps soudé », aux officiers d’endosser un rôle de « leader et manager ». Les recruteurs ciblent les aspirations sociales des uns et des autres : Celle d’être considéré à « votre juste valeur » aux classes populaires ; celle d’exercer du « leadership » aux classes moyennes. Les potentielles recrues n’aborderaient « quasiment jamais » la question de la guerre, dit un des recruteurs. « En soi, cela m’étonne. »

Le langage de Steve Thull est pourtant très éloigné des discours, largement aseptisés et technocrates, des responsables politiques. Le général ne cesse de répéter que le soldat doit être prêt à « mettre sa vie dans la balance » (RTL-Radio), à « donner sa vie pour défendre la paix et la démocratie » (Reporter). Ce serait précisément ce qui ferait du métier de soldat « quelque chose de très noble » (L’Essentiel). Un topique qu’on retrouve également dans la charte de valeurs, que l’armée s’est donnée en 2020 : « Se sacrifier en cas de nécessité […] est une attitude noble et propre aux soldats au service de la patrie », y lit-on. Thull s’offusque de la solde mensuelle des soldats volontaires, qui, à 2 200 euros, est de 500 euros inférieure au salaire social minimum non-qualifié. « Ohne angemessene Entlohnung ist es schwer, Leute zu finden, die richtig von der Sache überzeugt sind », expliquait-il en mai à Reporter. Puis d’affirmer: « Militärlogik ist total einfach ». Face à l’ennemi russe, elle se résumerait à la dissuasion (« Ofschreckung ») : « Si on fait bien notre job, on ne sera pas attaqué et alors personne ne devra mourir », rassurait-il, vendredi dernier, les auditeurs de RTL. « Nous devons envoyer un signal clair : Nous ne faisons pas
d’appeasement », déclarait Yuriko Backes ce lundi soir dans un débat organisé par le Wort.

Dimanche, la guerre est restée abstraite. Elle se présentait comme show pyrotechnique et comme une exposition de matériel plus ou moins high-tech. Sur RTL-Radio, le général annonçait la journée portes ouvertes comme une occasion pour les contribuables de s’assurer que leur argent était dépensé de manière « raisonnable » et « prudente ». Après tout, cinq pour cent, ce serait « een décke Batz Geld ». « Dat geet vu missile defense, Loftofwier, bis fuel tanks, Militärspidol » expliquait Yuriko Backes, le mois dernier depuis le salon du Bourget, où elle était partie faire les emplettes avec le ministre des Affaires étrangères. (Face au Wort, elle a déclaré ce lundi qu’un « nouvel endettement modéré » serait légitime pour financer l’effort de défense, tout en veillant au sacro-saint « triple A ».)

La stratégie luxembourgeoise est d’investir un maximum d’argent dans du matériel nécessitant un minimum d’effectifs. Les ressources humaines restent le talon d’Achille de l’armée luxembourgeoise. « Au niveau du recrutement, nous sommes on track, de justesse on track », avance Thull sur RTL-Radio. Or, aux 300 nouvelles recrues initialement prévues viennent de s’ajouter 300 autres. Un casse-tête pour l’état-major, qui veut soumettre « un plan » à la ministre sur comment ajouter 600 nouveaux effectifs aux 1 200 déjà en place.

Avec 5 119 soldats, l’armée avait atteint son pic au milieu des années 1950. La dépense militaire approchait alors des 3,5 pour cent du PIB. Un record historique que le Luxembourg devra de nouveau atteindre en 2035 (plus 1,5 pour cent à investir dans les infrastructures et la « résilience »). En 1954 était créé le Groupement tactique régimentaire (GTR), qui devait mobiliser jusqu’à 10 000 hommes en temps de guerre. Un journaliste de la Revue exprimait alors la hantise luxembourgeoise : « An einem einzigen Kampftag, ja an einem sonnigen Nachmittag [kann] das schöne GTR vollständig von den modernen Kriegsmitteln zermahlen und vernichtet sein ! Und mit ihm dann die gesamte Blüte männlichen Nachwuchses eines ganzen Volkes ! »

Bernard Thomas
© 2025 d’Lëtzebuerger Land