Six études détaillent le creusement des inégalités socio-spatiales. Les communales de juin pourraient ouvrir le débat sur
la cohésion territoriale et la justice scolaire. Mais ces questions semblent peu émouvoir les Luxembourgeois et leurs élus

« Processus ségrégatifs »

Dans les rues de la Ville de Luxembourg
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 06.01.2023

Liser, « Établissement d’un indice socio-économico-culturel sur la base des élèves fréquentant l’enseignement fondamental en 2021 et 2022 », mai 2022

Le document se cache derrière un hyperlien de la retranscription du sixième épisode de « Schlechte Schüler », le podcast de Radio 100,7. (La radio publique l’a obtenu en invoquant la loi de 2018 « relative à une administration transparente et ouverte ».) L’étude dresse le classement « socio-économico-culturel » de toutes les écoles du fondamental au Grand-Duché.

Les lecteurs risqueront de n’en retenir que le top 5 des « pires écoles », celles concentrant les élèves socialement et linguistiquement les plus désavantagés : Gare, Brill, Eich, Clausen et le centre-ville de Differdange. On comprend l’hésitation des autorités à rendre public le document. Le risque d’une stigmatisation des écoles est aussi réel que celui d’une recrudescence du « tourisme scolaire » ; un cercle vicieux de ghettoïsation. Or, le classement est d’ores et déjà présent dans la tête des parents, sous forme de rumeur et de ressenti. Au mieux, sa publication permettra-t-elle d’objectiver le débat, le basant sur des données fines et fiables. (Le coefficient inclut seulement les enfants qui sont inscrits dans l’école d’un quartier, et non tous les enfants qui habitent ce-dernier.)

Calculé tous les trois ans par le Liser, le coefficient doit assurer une allocation plus juste des ressources. Les communes comptant les élèves les plus défavorisés ont droit à plus de moyens en personnel ; un « supplément » qui reste cependant plafonné à seulement vingt pour cent de l’allocation de base. École par école, le Liser analyse le background des élèves inscrits, opérant une synthèse entre quatre indices : langues parlées à la maison, nombre de monoparentaux, niveau de précarité et revenus disponibles. Chaque indice est présenté sur une échelle de zéro à cent ; zéro désignant la situation « socio-économico-linguistique » la moins favorable, cent la situation la plus favorable. Pour l’indice de revenu, par exemple, Niederanven obtient un score de 100 points, Wiltz de 0,0.

L’analyse granulaire du Liser (basée sur les données de l’IGSS) expose les inégalités jusqu’au sein des communes. Dans la Ville de Luxembourg, l’indice revenu va de 13,3 points pour le quartier de la Gare à 81,2 pour le Belair. Entre ces deux quartiers, l’indice linguistique, qui mesure le nombre de ménages parlant le luxembourgeois ou l’allemand comme première ou seconde langue, passe de 5,4 points à 32,5. Au sein d’un même quartier, les écarts peuvent aussi se révéler importants. À Bonnevoie, l’École Gellé présente un indice linguistique de 8,6, alors que l’École Schlechter, un demi-kilomètre plus loin, affiche 33,4.

L’École du Brill à Esch-sur-Alzette occupe l’ultime place de l’index linguistique (0,0 point ; c’est-à-dire que quasi aucun des élèves ne parle le luxembourgeois ou l’allemand à la maison), tandis que l’École Dellhéicht atteint 21,4 points. Entre le quartier populaire et le quartier bourgeois, l’indice des revenus passe de 5,2 à 22,6 points. Pour se faire une idée des chiffres absolus, il faut consulter le dernier rapport de l’Observatoire national de la qualité scolaire. Les chercheurs y présentent les différentes écoles de Dudelange, et les revenus moyens respectifs des parents d’élèves. Ceux-ci s’élèvent à 3 420 euros pour l’école du nouveau quartier de Lenkeschléi, et tombe à 2 370 euros pour l’école du vieux quartier ouvrier de Deich. Sans surprise, la première est majoritairement luxo-luxembourgeoise, tandis que la seconde accueille surtout les fils et filles d’immigrés.

Le coefficient scolaire du Liser fait apparaître les communes où se concentrent les Luxembourgeois de classe moyenne élevée : Reckange-sur-Messe (87,9 pour l’indice des langues, 72,9 pour celui des revenus), Nommern (90,3 et 50,3), Fischbach (81,4 et 53,4), Weiler-la-Tour (78,9 et 69,9) ou Garnich (75,3 et 67,7). Or, la corrélation entre indice linguistique et indice de revenu est loin d’être automatique. On retrouve ainsi de nombreuses localités paupérisées avec un taux élevé d’enfants luxembourgophones. Elles se concentrent surtout dans le Nord rural : Kiischpelt (70,6 pour l’indice linguistique et 18,4 pour celui des revenus), Clervaux (55,3 et 16,4), Troisvierges (48,4 et 14,9), Vianden (44,9 et 13,8) ou encore Oberwiltz (50,4 et 5,4).

Lucet & Script, « Rapport national sur l’éducation », n°1, n°2 et n°3, avril 2015, décembre 2018 et décembre 2021

Reproduite à la page 85 du troisième « Bildungsbericht » de 2021, une carte indique le taux d’élèves « orientés » vers le lycée classique, commune par commune. Elle se recoupe quasiment un à un avec le coefficient socio-économique calculé par le Liser, et illustre que l’école publique reste une implacable machine à reproduction sociale. Les inégalités territoriales crèvent les yeux. Alors que jusqu’à 75 pour cent des enfants de Weiler-la-Tour, Reckange-sur-Mess, Niederanven ou Contern atterrissent dans le classique, ce taux tombe en-dessous de la barre des 25 pour cent pour les enfants de Differdange, Esch-sur-Alzette, Ettelbruck, Larochette, Vianden, Wiltz et Troisvierges. Statistiquement parlant, les écoles de ces communes envoient plus d’élèves (entre 25 et 30 pour cent) dans le régime préparatoire que dans un lycée classique. C’est ce que révélait en 2018 la deuxième édition du « Bildungsbericht », le seul à avoir jusqu’ici osé dresser une telle carte sur « l’orientation » vers le préparatoire. Ni en 2015, ni en 2018, ni en 2021, ces niveaux indécents d’inégalités n’ont provoqué de scandale.

Liser, « Observatoire social de la Ville de Luxembourg, rapport n°1 », avril 2022

Le Rapport social de la Ville de Luxembourg, dont la publication fut anticipée par un « piratage » de Déi Lénk, donne à voir l’ampleur de la crise de l’école publique de proximité. Seulement une petite majorité des Stater enfants la fréquentent encore. Sur les 8 961 élèves que compte la capitale, 4 114 sont désormais inscrits dans les « établissements privés », que ce soient les Écoles européennes, l’International School, l’École Vauban, la St George’s, ou la Waldorfschoul. Entre la première année du préscolaire et la sixième année du fondamental, le rapport public-privé s’inverse : Il passe de 685-462 élèves au cycle 1.1. à 451-545 élèves au cycle 4.2. Au fil des années scolaires, les petits Stater désertent donc l’école publique.

« Mir sinn säit ganz laangem sou gefuer », disait l’échevine de l’Éducation, Colette Mart (DP), en janvier 2020 au Land. Sans cette offre privée, « le multiculturalisme » ne serait « pas gérable ». La division public-privé reflète également une fracture sociale. Alors que 58 pour cent des enfants du quartier de la Gare fréquentent l’école publique, ce taux tombe à 37,6 au Kirchberg. Pourtant, la proportion d’étrangers est plus élevée dans le premier quartier (84 pour cent) que dans le second. Le rapport social note que « les enfants luxembourgeois sont inscrits en majorité dans les écoles publiques (1 410 contre 415), tout comme les enfants portugais (561 contre 155). À l’inverse, les enfants français sont majoritairement inscrits dans les écoles privées (1 053 contre 531). »

Le rapport social reste purement descriptif. Il livre en vrac des pourcentages, indices et quintiles difficilement digérables. (Des études plus poussées seraient prévues.) On trébuche sur l’un ou l’autre chiffre. On lit ainsi que le salaire moyen des Portugais (2 000 euros) serait trois fois plus bas que celui des Luxembourgeois (6 000) ou des Français (6 500), et quatre fois moindre que celui des Allemands (8 000). Dans une ville dont 56 pour cent des habitants travaillent dans la finance (et seulement 5,8 dans l’administration publique, 2,1 dans la construction et 1,1 dans l’enseignement), cette moyenne est tributaire des salaires payés par les banques, assurances et fonds. Les 732 Allemands actifs « sur la place » toucheraient en moyenne 9 000 euros par mois, leurs 5 528 collègues français 7 250 euros. C’est plus que le traitement moyen des 2 271 Luxembourgeois travaillant dans l’administration publique, dont le « revenu moyen » est de 6 970 euros. (Ce dernier chiffre est sous-estimé, puisqu’il ignore les revenus du capital, c’est-à-dire la rente locative dont bénéficient de nombreux autochtones au capital d’ancrage élevé.) Or, certaines données du rapport social laissent pantois, au point qu’elles semblent erronées. Les 3 600 Portugais travaillant dans le secteur financier et habitant la capitale ne gagneraient ainsi que 2 000 euros en moyenne, lit-on sur un tableau à la page 159.

S’il existe une demande communale pour l’expertise scientifique, celle-ci reste relativement restreinte. Sous l’impulsion de l’échevin aux Affaires sociales, André Hoffmann (Déi Lénk), Esch-sur-Alzette avait fait preuve de pionnier en 2003 en publiant son premier rapport social, la Ville de Luxembourg suivit en 2007. Plus récemment, Schifflange vient d’en commander un au Liser, Differdange y réfléchit. Quant aux communes nanties, elles ne voient pas trop l’intérêt, bien que la concentration de richesses soulève autant de questions que celle de la pauvreté.

Statec, « Recensement de la population 2011 : premiers résultats », n°23, 24, 25, 26, août-septembre 2013

Il y a dix ans, le Statec avait osé une première cartographie des inégalités territoriales en s’appuyant sur le recensement de 2011. Parmi les indices retenus, figura le niveau d’éducation. Les écarts sautaient aux yeux : 15,1 pour cent des habitants de la région Sud avaient un « niveau d’éducation élevé » (c’est-à-dire au-delà du bac), 18,8 pour cent dans la Nordstad. Dans la Ville de Luxembourg, ce taux monta à 47,9 pour cent, avec des pics dépassant les 65 pour cent dans les quartiers du Kirchberg, de Belair et du Limpertsberg.

Ceps/Instead, « La cohésion territoriale au Luxembourg : quels enjeux ? », 2013

La même année, le Ceps/Instead (entretemps renommé Liser) remit un rapport sur la « cohésion territoriale » au ministère de l’Aménagement du territoire. Sa publication, une année plus tard, cachée dans un flot de paperasses parlementaires, passa presqu’inaperçue. Son contenu s’avéra pourtant hautement explosif : Les chercheurs y constataient un « processus de différenciation socio-spatiale », une tendance des Luxembourgeois à « fuir » les « centres urbains secondaires », en voie de « paupérisation relative », pour s’installer dans les « communes périurbaines ou à dominante rurale. » Une « spirale défavorable » serait à l’œuvre et accentuerait « les processus ségrégatifs » : « Les territoires les plus prisés tendent en effet à attirer les populations les plus favorisées, qui vont renforcer davantage, en s’y installant, leur réputation. À l’inverse, les populations les moins favorisées tendent à se concentrer dans des territoires moins attractifs, mais également plus accessibles en termes de coûts. De tels processus rejaillissent sur la composition sociale des quartiers et des ressorts scolaires, et menacent la mixité sociale. »

Statec, « Indice socio-économique par commune », juillet 2017

Il fallut attendre l’été 2017, pour que l’indice socio-économique par commune (basé sur les micro-données de l’IGSS) révèle l’ampleur de la fracture territoriale. L’étude fit apparaître un pays divisé, avec des ghettos de riches et de pauvres. D’un côté, « le Luxembourg métropolitain » (pour reprendre la formule de l’économiste Gérard Trausch), celui de la capitale et de sa première couronne, de Weiler-la-Tour à Reckange-sur-Mess, en passant par Niederanven, Kopstal et Garnich. De l’autre, « le Luxembourg périphérique », celui des villes industrielles du Sud (de Pétange à Rumelange), les communes précarisées du Nord (Troisvierges, Wiltz, Kiischpelt) et certains bourgs mosellans (d’Echternach à Vianden). Entre ces deux pays, les salaires médians vont du simple au double. Il est de 2 592 euros à Reisdorf, alors qu’il atteint 4 821 euros à Niederanven. À Differdange, il est de 2 624 euros, à Weiler-la-Tour de 4 795 euros. Quant à la part des ouvriers peu qualifiés, elle se situe à 6,4 pour cent à Weiler-la-Tour et à 31,6 pour cent à Vianden.

Commandités par le ministre de l’Intérieur, Dan Kersch (LSAP), ces calculs du Statec devaient fournir une base scientifique à la nouvelle clef de répartition du Fonds de dotation globale des communes. (Depuis la réforme de 2016, une petite part – neuf à dix pour cent – de ce fonds est redistribuée selon des critères socio-économiques.) À trois mois des élections communales de 2017, la publication de l’indice, commune par commune, semblait servir l’agenda des Lénkssozialisten, et réaxer la campagne sur les questions sociales. Or, à part la réaction épidermique de certains édiles s’offusquant que leur commune soit « stigmatisée » comme hotspot social, l’étude créera finalement peu de remous. Depuis 2017, le Statec recalcule annuellement cet indice pour toutes les communes. Le ministère de l’Intérieur n’a publié aucune des cinq actualisations. C’est dommage, puisque celles-ci permettraient de mesurer dans la durée l’évolution de la fracture socio-spatiale ; et peut-être même d’en étudier les ressorts économiques et les conséquences sociologiques. Pas sûr que le Luxembourg soit intéressé par un tel examen de conscience.

Bernard Thomas
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