Folklore

Quand le loup hantait nos forêts

d'Lëtzebuerger Land du 03.11.2023

Le loup signe son grand retour au Grand-Duché. Plusieurs articles de presse en ont abondamment fait état récemment. Il avait disparu du pays durant tout un temps… Il fut une époque, finalement pas si lointaine, à laquelle il sévissait sous une toute autre forme, celle du loup-garou. On avait affaire alors non pas à un animal, mais à un curieux mélange hybride entre la bête et l’être humain… Scientifiquement, on appelait cette créature un lycanthrope. Plongeons-nous dans le passé pour aller à sa rencontre.

Notre bond dans les temps anciens débute dans le petit village de Doncols, situé non loin de Wiltz et de la frontière belge, afin de faire connaissance avec le loup le plus connu de toute l’histoire du Luxembourg. En effet, Doncols connut autrefois un étrange « loup-citoyen ». Contrairement au loup-garou qui, lui, terrorisait les femmes, les hommes et les enfants, celui de Doncols se livrait à l’activité inverse : il s’agissait d’un homme qui tuait les vrais loups. En tous cas, c’est ce que l’individu prétendait car, rapidement, ses congénères au village et dans le reste de l’Oesling, le prirent pour un léger fou, pour un genre de fanfaron vantant des exploits présumés restant à démontrer… Ce que notre homme en revanche ne cachait pas, c’est que sa chasse aux loups s’avérait plutôt lucrative. De fait, le gouvernement octroyait des primes aux louvetiers tant la méchante bête décimait les troupeaux de moutons de la région. Un loup tué, c’était un confortable revenu assuré.

Notre ami était en permanence recouvert de la peau d’un vrai loup lui permettant de s’approcher de ses congénères sauvages sans trop se faire remarquer. Jamais il ne livra la moindre explication quant à la provenance de son accoutrement. S’agissait-il des restes d’un animal qu’il avait lui-même tué ou bien d’une peau provenant d’ailleurs ? En revanche, le gaillard était intarissable quand il s’agissait d’expliquer aux citoyens de Doncols comment il tuait les monstrueuses bêtes. Jugeons-en plutôt ! D’après lui, lorsque la brume s’abattait le soir sur les alentours du village, le moment était propice pour passer à l’attaque.

Le premier loup, il le décapita d’un coup de serpe, le second il lui enfonça un couteau dans la gueule, un autre il parvint à le coucher sur le dos et à l’éventrer de sa dague. Jamais notre fougueux citoyen de Doncols n’utilisait des moyens classiques comme le fusil ou le poison. Cela faisait tout le sel de ses récits qu’il narrait chez les habitants du village, à la veillée, avec beaucoup de gestes et d’exagérations. On le prit bientôt pour un genre de saltimbanque tant on sentait que ses récits étaient forcés. Les enfants du village, alors qu’ils auraient dû être les plus effrayés par ces narrations, furent en réalité ceux qui s’en amusèrent le plus. D’ailleurs, bon garçon, notre louvetier s’en rendit compte et afin de remercier les petits d’avoir constitué son meilleur auditoire, avec l’argent gagné des primes reçues, il leur offrit une grande fête où l’on s’amusa beaucoup.

Un autre village du pays eut, lui, à connaître un véritable loup-garou dans le passé : il s’agit de Hovelange, situé tout près d’Arlon et de Beckerich. L’affaire, qui se passa sous l’occupation autrichienne, fut mystérieuse et fit grand bruit. Un jeune homme vivait auprès de ses parents, aubergistes dans une vaste maison qui, longtemps après les événements, s’appellera d’ailleurs « A Werwolfs » (« Au loup-garou ») ! Le prénom de notre ami s’est depuis longtemps perdu. Aussi, par souci de commodité appelons-le « Jempy ». Un beau jour, provenant d’Arlon, un étranger de fière allure, visiblement un ancien soldat des troupes autrichiennes, s’arrêta à l’auberge et demanda à y louer une chambre pour une durée indéterminée. La tenancière n’y vit pas d’inconvénient et, après avoir discuté du prix, introduisit l’hôte dans une chambre spacieuse et confortable. Jempy, dévoré de curiosité à son jeune âge, voulut absolument en savoir plus sur le locataire qui avait amené avec lui des bagages nombreux et encombrants sur une charrette attelée arrivée d’Arlon. Mais notre Autrichien était de nature taciturne, parlait bien peu et quittait rarement sa chambre. Afin d’en savoir plus, Jempy commença à épier ses faits et gestes par le trou de la serrure… Un beau jour, il fut saisi d’angoisse. Il entendit le locataire prononcer un genre de formule magique dans un langage ressemblant seulement vaguement à de l’allemand. Les paroles une fois prononcées, l’hôte se changea aussitôt en loup-garou et sauta par la fenêtre de sa chambre en direction des bois proches. On peut imaginer la frayeur du jeune homme, spectateur de cette scène hors du commun !

Le scénario se répéta maintes fois et Jempy sut que l’inconnu courait les forêts des alentours dès que la fenêtre de sa chambre restait ouverte. Un jour, n’y tenant plus, le jeune homme entra dans la pièce. Il y découvrit sur une table un vieux grimoire dans lequel il put lire la fameuse formule magique entendue peu de temps avant. Il la prononça à son tour et, lui aussi, se transforma aussitôt en loup-garou. Imitant le client de ses parents, il se lança vers les grands bois proches de Pallen.

Durant tout un temps, il terrorisa les braves habitants de la contrée. Toutefois, l’étourdi, dans son empressement, avait omis de connaître la formule pour reprendre sa forme humaine ! L’histoire parvint un jour aux oreilles du baron de Guirsch. Habile chasseur, le noble seigneur s’en alla trouver le curé de son village et lui demanda de bénir deux balles à fusil en argent, pensant ainsi tuer le loup-garou par un genre d’intercession divine. Le curé, ne croyant pas à l’histoire, refusa tout net. Le baron se glissa alors un jour discrètement dans la chapelle dédiée à Saint-Willibrord et plaça deux pièces en argent sous la nappe d’autel. Le curé, lors de la consécration, bénit malgré lui les deux thalers. Le baron les récupéra par la suite et les fit fondre en deux balles à fusil au château. Il s’engagea alors dans la forêt et finit par tomber sur le loup-garou. Il le visa et le toucha. La bête, atteinte de plein fouet, fit un terrible bond en l’air avant de retomber lourdement au sol. Lorsqu’il s’approcha de la dépouille, le baron dut constater qu’il s’agissait du jeune Jempy, le fils des aubergistes de Hovelange ! La mort avait donc redonné à la créature sa forme humaine.

À deux pas du Grand-Duché, sur les rives de la Sûre, en Belgique, le charmant village de Wisembach se souvient lui aussi avoir été habité autrefois par un loup-garou. Effectivement, il y a de cela certainement un bon siècle, il était dans la contrée un sorcier déjà assez âgé qui suscitait de nombreuses questions et nourrissait bien des réflexions. Chacun savait que le vieillard habitait une sombre demeure de torchis, retirée sur les hauteurs du village. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le sorcier ne vivait pas dans une totale solitude. En effet, malgré son visage candide qui faisait songer à la mort, malgré sa longue barbe grise qui lui tombait sur les genoux et ses yeux caverneux, il avait à son service une bonne ainsi qu’un jeune garçon de Wisembach qui était en quelque sorte son homme à tout faire.

Ce garçon, dont l’âge tendait tout naturellement à la découverte de l’inconnu, avait remarqué que le vieux sorcier s’absentait fréquemment d’une façon mystérieuse, sans prévenir ni laisser de traces. Et depuis lors, poussé par la curiosité, chaque fois que cela se produisait, notre jeune ami pénétrait dans le cabinet privé du vieillard pour y fureter. Et là, au milieu des vieux grimoires aux reliures de cuir, aux signes démoniaques et indéchiffrables, d’un hideux squelette humain et d’un monstrueux crocodile empaillé à l’air affamé et méchant, il avait observé qu’il manquait à l’un des murs du cabinet, une ceinture de cuir. « Comment ? », se disait le jeune homme, « lorsque mon maître est chez lui, la ceinture y est aussi et, lorsqu’il s’en va, elle ne s’y trouve plus ! Qu’est-ce que cela signifie ? »

L’infortuné n’allait pas tarder, bien malgré lui, à donner réponse à la question. Profitant d’un clair soir de mars où le sorcier était parti sans la ceinture cueillir en forêt les herbes et autres ingrédients nécessaires à la fabrication de quelque onguent, notre ami pénétra dans la mystérieuse pièce. Là, avec précaution et minutie, il saisit la fameuse lanière de cuir, l’observa avec attention et livra à voix haute la réflexion suivante : « Mais enfin, cette ceinture n’a rien d’extraordinaire ! » Et comme poussé par le besoin de confirmer cette affirmation, le jeune homme noua le fameux objet autour de sa taille. Dès qu’il eut fini de la boucler, il hurla à la mort ! Il se retrouva sur le sol, à quatre pattes, le corps couvert de poils, le nez allongé et la bave aux lèvres. Il venait d’être changé en loup-garou !

Voilà donc le secret de la ceinture ! Fou de douleur, en plein désarroi, notre ami devenu l’affreux animal que l’on sait, sauta par la fenêtre et courut vers l’église de Wisembach. Là, les habitants épouvantés se sauvèrent en tous sens, criant à s’en rendre rauques. Quelques courageux bûcherons du village se munirent aussitôt de haches et se lancèrent à la poursuite du loup-garou qu’ils eurent tôt fait de rattraper. L’un d’eux asséna un coup de son outil à l’animal qui poussa un cri à déchirer la nuit tombante. Mais, dès qu’une première goutte de sang eut nourri la terre, la bête reprit sa forme humaine. Les bûcherons, effrayés de voir apparaître leur concitoyen comme par enchantement, s’enfuirent à toutes jambes, criant à la sorcellerie. Quant au vieux sorcier, il emporta mystérieusement son secret dans la mort, car le lendemain à l’aube, on retrouva son corps sans vie dans un ruisseau boueux de la sombre forêt d’Anlier.

Cette légende a été écrite en reprenant les divers éléments contenus dans d’anciennes publications portant sur le sujet, de manière à établir un texte reprenant l’ensemble des détails et constituants épars en un seul corps. Les sources consultées ont été les suivantes : Nicolas Warker, Wintergrün, Arlon et Esch-sur-Alzette, 1890 ; Frédéric Kiesel, Légendes d’Ardenne et de Lorraine, Duculot, Gembloux, 1974 ; Frédéric Kiesel, Légendes et contes du Pays d’Arlon, Paul Legrain, Bruxelles, 1988 ; Wintergrün. Histoires, contes et légendes de la Province de Luxembourg, recueillis par Nicolas Warker, traduits par André Neuberg, Musée en Piconrue, Bastogne, 2003 ; Geschichte vum Ländchen. Geschichte vu gëschter fir Kanner vun haut, Editions Schortgen, 2014 ; Franz Clément, Légendes de la Forêt d’Anlier, Memory, Tillet, 2021 ; Le Circuit des légendes. Der Legendenweg, Parc naturel Haute-Sûre-Forêt d’Anlier et Naturpark Öewersauer

Franz Clément
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