Devant les murs froids d’une morgue de la bande de Gaza, la jeune Sara pleure au-dessus du corps sans vie de sa petite sœur de treize ans, assassinée la semaine passée par l’armée israélienne, avec dix autres enfants, pendant qu’elle attendait la distribution de compléments nutritionnels à la clinique de Deir al-Balah. C’est la photo illustrant l’éditorial de Haaretz ce mercredi. Le texte commence par une énumération des headlines des derniers jours : « 509 morts près des centres de distribution de nourriture depuis mai »(4 juillet), « 80 personnes tuées dont huit cherchant de l’aide (8 juillet), « six enfants tués à un centre de distribution d’eau » (13 juillet), etc. 7 261 personnes sont mortes à Gaza depuis le 18 mars et la rupture du cessez-le-feu par l’armée israélienne, 58 573 depuis le 7 octobre 2023, majoritairement des femmes et des enfants (selon le décompte officiel). L’équipe éditoriale du quotidien israélien désigne les coupables, les membres du gouvernement Netanyahu d’abord, mais aussi l’indifférence collective en Israël : « That may be what happens when one gives in to fear and internalizes the evil lie that ‘there are no innocents in Gaza’. » Mois après mois, se diffuse la conviction, notamment parmi les responsables politiques de l’UE, premier partenaire commercial d’Israël, que des sanctions économiques et commerciales affectant le bien-être en Israël permettraient un réveil collectif.
Mais l’indifférence affecte aussi les cercles de décision bruxellois. Mardi, les ministres européens se sont une nouvelle fois abstenu d’activer le levier des sanctions commerciales contre l’État hébreu. « On ne peut plus fermer les yeux », avait pourtant affirmé le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois, Xavier Bettel (DP), le 20 mai à son arrivée à Bruxelles. Dans une initiative menée par les Pays-Bas et soutenue par une dizaine de pays, il avait demandé, ce jour-là (après 18 mois de massacre à Gaza), un examen de l’article 2 de l’accord d’association UE-Israël, où les parties s’engagent à respecter les droits de l’Homme. L’étude remise le 23 juin aux ministres recense de nombreux manquements aux droits humains dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Mardi, les ministres européens avaient sur la table les dix mesures de rétorsion proposées par la Haute représentante, Kaja Kallas. Mais impossible de se mettre d’accord sur des sanctions commerciales (requérant la majorité qualifiée), comme un embargo sur les armes, et encore moins sur des sanctions politiques (à l’unanimité), comme cibler les membres extrémistes du gouvernement israélien. Selon Le Monde, les mesures n’ont même pas été discutées dans le détail. « La moitié des États membres ne veulent toujours pas en entendre parler, à commencer par l’Allemagne, la République tchèque et l’Italie », écrit le quotidien du soir.
« Le ministre Bettel a insisté sur la nécessité d’adopter une approche pragmatique en explorant notamment des mesures dans le domaine du commerce », explique le communiqué envoyé mardi après la réunion bruxelloise par le ministère des Affaires étrangères. Est souligné que le chef de la diplomatie luxembourgeoise « a salué les démarches entreprises par la Haute représentante » et « noté qu’Israël s’est engagé » sur un élargissement de l’accès à aide humanitaire et sur la fourniture urgente de carburant (pour faire fonctionner les hôpitaux). « Il convient désormais de veiller à leur mise en œuvre », espère le ministre. Plusieurs experts s’inquiètent du manque de suivi de l’ouverture de l’aide et, surtout, de l’absence d’occasion d’exercer à nouveau une pression sur Israël dans les prochains mois. Le prochain conseil européen format Affaires étrangères permettant une prise de décision se rassemblera en octobre.
À la Chambre le 2 juillet, le ministre Bettel s’est précipité derrière la désunion européenne pour regretter l’impossibilité d’activer des sanctions. Face aux députés, le libéral a prétexté l’absence de base légale pour prononcer des mesures restrictives au niveau luxembourgeois. La loi nationale, il est vrai, ne prévoit l’application de mesures restrictives en matière financière que sur base de décisions du Conseil de sécurité des Nations unies ou de l’UE. Cette semaine le LSAP a officiellement saisi la cellule scientifique de la Chambre des députés. Dans la continuité du débat du 2 juillet, le député Franz Fayot lui demande dans quelle mesure le Luxembourg risque « d’engager sa responsabilité au regard du droit international s’il omettait de prendre à l’égard d’Israël des mesures ou des sanctions visant à infléchir la politique d’Israël vis-à-vis du peuple palestinien ».
Face au Land, les services de Xavier Bettel informent vouloir présenter d’ici la fin du troisième trimestre « une analyse sur la possibilité d’instaurer des mesures restrictives nationales à l’encontre d’Israël ». Or, la ministre de la Justice, Elisabeth Margue (CSV), a déposé le 11 juillet un projet de loi mettant justement à jour la base légale des sanctions. Cet aggiornamento intervient dans le cadre d’une transposition de directive qui vise à instituer des « sanctions efficaces, dissuasives et proportionnées à l’encontre de personnes ayant commis des infractions pénales liées à la violation de mesures restrictives ». Elle cible les banques, les avocats ou tout intermédiaire qui aideraient à contourner les sanctions, notamment celles visant depuis 2014 les Russes impliqués dans la violation de l’intégrité territoriale ukrainienne.
Les nouvelles dispositions du projet de loi déposé la semaine passée concernent majoritairement deux lois : celle du 27 juin 2018 relative au contrôle des exportations, celle du 19 décembre 2020 relative aux mesures restrictives en matière financière. C’est dans ce dernier texte que sont listés les organes à l’initiative des sanctions (l’UE et le conseil de sécurité des Nations unies). Selon des juristes consultés, rien n’empêche le gouvernement luxembourgeois de s’octroyer le droit de prononcer des sanctions à l’encontre de personnes selon des critères déterminés. Sauf, bien sûr, l’absence de volonté politique.
À la question de savoir si le gouvernement envisage d’introduire une capacité autonome de sanction dans le cadre de cette réforme, le ministère des Affaires se contente de répéter l’exposé des motifs.
Se pose aussi la question légistique. « Le législateur peut évidemment intégrer des dispositions purement nationales dans des projets de loi transposant des directives », réplique l’ancienne ministre de la Justice et députée Déi Gréng, Sam Tanson, sollicitée par le Land. Même si le Conseil d’État ne goûte guère le procédé. Une poignée de pays de l’UE, dont la France et la Belgique, disposent de cette capacité autonome de sanction. Elles s’appuient principalement sur la lutte contre le terrorisme ou le trafic de stupéfiants.
Lundi, à l’initiative du CPJPO (Comité pour une paix juste au Proche-Orient), des militants de la cause palestinienne ont organisé un piquet devant le Fonds de compensation. Le fonds de pension investit dans 17 entreprises israéliennes, dont Elbit Systems, le leader de l’armement en Israël. Une partie d’entre elles figurent sur la liste du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme « en raison de leur soutien actif à l’expansion illégale des colonies ». Le collectif souligne : depuis l’avis rendu par la Cour internationale de justice en juillet 2024, le Luxembourg ne doit « pas soutenir l’occupation, y compris par le biais de ses investissements ». Devant le ministère des Affaires étrangères, les manifestants ont ensuite rappelé l’obligation du pays à prévenir le génocide, notamment « en prenant des sanctions immédiates contre Israël ». Interrogé sur son éventuelle volonté de s’attaquer unilatéralement aux intérêts israéliens par des moyens de pression à disposition (suspension des accords avec des universités, fermeture du Luxembourg Trade and Investment Office à Tel Aviv), le ministère des Affaires étrangères dit privilégier « une approche coordonnée au sein de l’Union européenne ». « Des mesures prises collectivement par plusieurs États membres ont bien plus d’impact que des décisions unilatérales », répondent les services de Xavier Bettel, ministre qui, en plus de fermer les yeux, fait la sourde oreille.