Le secteur de la communication est inquiet pour son avenir. Ses représentants dénoncent des pratiques contestables et préjudiciables

Crise communicative

d'Lëtzebuerger Land vom 10.11.2023

C’est assez rare pour être souligné : Pour la première fois, la MarkCom, association des agences de conseil en marketing et communication, et Design Luxembourg, fédération des designers du pays, s’allient. Elles signent ensemble une lettre ouverte pour provoquer une prise de conscience sur ce qu’elles nomment « la crise silencieuse » de leur secteur. Il est difficile d’en évaluer le périmètre pour bien cerner les enjeux. L’association des agences en communication compte une trentaine de membres, dont les plus importantes du pays. Design Luxembourg comprend environ 80 entités, beaucoup sont des indépendants. Ensemble, ils représentent quelque 700 personnes. Une petite portion du secteur puisque selon les chiffres du Statec, le Luxembourg comptait en 2020 (derniers chiffres assez détaillés disponibles), 416 agences de publicité et 165 en design et communication visuelle. Une bonne moitié de ces entreprises n’affiche aucun salarié et seulement quatre d’entre elles en ont plus de cinquante. « C’est donc un domaine très morcelé, avec des structures peu comparables entre elles et beaucoup de toutes petites entités qui sont de plus en plus livrées à elles-mêmes », relève Thomas Tomschak, président de Design Luxembourg.

« Il est aujourd’hui beaucoup question de crises dans des domaines tels que la construction ou l’immobilier. Cependant, le secteur de la communication, vital pour notre économie, est actuellement confronté à des défis majeurs… », commence la missive. Ce qu’André Hesse, président de la MarkCom, confirme lors de notre entretien : « Après avoir surmonté difficilement la période du Covid, certaines agences ne se voient plus comme économiquement stables d’ici l’année prochaine. Le risque de faillite est de plus en plus grand dans le secteur. » La faillite de A3Com en août (qui avait, notamment, créé l’identité visuelle des produits des Moulins de Kleinbettingen) et la liquidation de Farvest (et avec elle l’arrêt d’événements comme le Gala Marketers ou l’ICT Spring) ne seraient que les prémisses de secousses plus importantes. « Il faut veiller à renforcer le secteur car beaucoup d’autres emplois en découlent dans l’imprimerie, les médias, l’informatique... Une étude européenne de Deloitte calcule que chaque euro investi en publicité génère un effet multiplicateur de sept euros sur le Produit intérieur brut », ajoute-t-il. Autre indicateur, le niveau des investissements publicitaires, calculé par la fédération Espace Pub (qui rassemble nombre de régies média) et la société Nielsen. En 2022, 130 millions d’euros ont été investis dans la presse quotidienne, hebdomadaire et périodique, en radio, en TV, sur Internet (hors réseaux sociaux), en affichage et au cinéma. C’est plus qu’en 2021 (125 millions d’euros), mais pas encore un retour au niveau d’avant Covid, 159 millions en 2019.

La morosité ambiante face aux crises que l’on sait (géopolitique, écologique, économique), n’explique qu’en partie l’inquiétude palpable chez les dirigeants d’agences de communication et autres studios graphiques luxembourgeois. « Quand une entreprise doit faire des économies, la communication est un des premiers budgets qui saute ou sur lequel on dépense moins », analyse Jérôme Rudoni, fondateur de adada.lu un site spécialisé qui suit l’actualité de la publicité, du design et des médias au Luxembourg. Il ajoute un changement de paradigme avec la digitalisation croissante du métier : « Les budgets communication ont glissé vers le digital. En même temps, les médias sociaux nécessitent de créer beaucoup de contenu qui change régulièrement. » Les agences ont ainsi fait face à des investissements massifs dans des compétences spécialisées, de la formation et dans des outils technologiques de pointe. « Ces investissements, bien que cruciaux pour offrir des solutions innovantes, ne sont pas toujours valorisés dans le tarif des prestations alors qu’ils devraient logiquement renforcer la valeur du conseil », regrette André Hesse. Il note aussi que les indexations salariales n’ont pas pu être totalement reportées sur les tarifs appliqués aux clients.

Les associations professionnelles dénoncent surtout « des pratiques de plus en plus contestables » qui minent la rentabilité des agences. Elles pointent la multiplication des concours (ou « pitches ») non rémunérés, accueillant un trop grand nombre de participants et avec des critères d’évaluation difficiles à cerner. « Faire plancher parfois dix agences sur des projets dont les budgets sont limités et où les cahiers des charges restent imprécis est un manque de respect et un manque de connaissance de la réalité de nos métiers », martèle André Hesse. Il propose une analogie : « C’est comme si on allait manger dans plusieurs restaurants pour les tester et qu’on ne paye que dans celui qu’on a préféré. » Une enquête de la MarkCom auprès de ses membres estime qu’une agence subit en moyenne 70 000 euros de perte par an à cause de ce travail fourni et non facturé. « Les agences devraient toucher une rémunération qui couvre au moins leurs frais, c’est-à-dire à trente pour cent du tarif normal appliqué pour les heures prestées ». De son côté, Thomas Tomschak calcule que la participation à un pitch représente un investissement moyen de 200 heures. « Le travail non rémunéré serait-il devenu la norme ? », interroge-t-il. Le président de Design Luxembourg invoque une « crise de sens » qui incite les directeurs de marketing ou de communication à demander un travail approfondi en matière de conseil en stratégie, de conception et de création à un grand nombre d’interlocuteurs. « Ils ne savent plus vraiment qui ils sont, où ils vont, ce qu’ils doivent dire. Ils espèrent qu’on fera le boulot à leur place. »

Le phénomène n’est pas nouveau. On se souvient que, dès 2005, Tom Gloesener, alors président de Design Luxembourg, avait initié des rendez-vous auprès du ministre de l’Économie de l’époque, Jeannot Krecké (LSAP), pour mettre en place un cadre légal définissant les grandes lignes en matière de relation entre les annonceurs et les agences. « Depuis que je travaille dans le domaine, j’entends parler de cette problématique des concours non rémunérés. Certains disent qu’il faut les boycotter mais peu d’agences peuvent se permettre de ne pas répondre aux appels d’offre car elles ont peur d’être blacklistées et savent que d’autres continueront à participer », ajoute le fondateur d’adada. Ce qui est nouveau en revanche et mobilise les professionnels aujourd’hui, c’est une tendance à la volatilité, à changer d’agence pour chaque nouveau projet et à lancer des concours « pour tout et n’importe quoi, avec trop d’agences, pour des projets parfois insignifiants en termes stratégiques, créatifs et financiers. Les responsables marketing ont peur de s’engager, peur de faire des mauvais choix ». « On ne peut pas savoir à l’avance si le choix est bon. La communication c’est toujours un pari, pas une assurance », ponctue Thomas Tomschak. Il considère qu’en ces temps « d’infobésité », où tout est noyé dans un fil continu d’images, il est indispensable de mettre en œuvre des créations pertinentes et réfléchies pour les clients. Les associations appellent de leurs vœux à revenir à des partenariats sur des termes plus longs. « Quand on travaille pendant plusieurs années pour un client, il y a une relation de confiance mutuelle qui se développe. On connaît son secteur, ses besoins, ses clients, ses concurrents. On a un historique de ce qui a été réalisé. On donne un maximum pour lui et les campagnes sont plus efficaces », argue André Hesse. Il pense que tout le monde y perd en changeant trop souvent de partenaires.

Un autre sujet de préoccupation est la propension de certaines institutions, y compris celles financées par l’État, de favoriser les agences étrangères. « Les agences locales, qui contribuent à l’économie luxembourgeoise et donc indirectement au financement de ces mêmes institutions, se retrouvent écartées. Ce paradoxe est non seulement préjudiciable à l’économie locale, mais il est aussi contraire à une logique de soutien au savoir-faire des agences qui opèrent sur le territoire luxembourgeois », lit-on dans la lettre ouverte. Ainsi, le rebranding de la Philharmonie a été confiée aux Londoniens de NB Studio qui ont remporté le marché face à une entité luxembourgeoise. « Nous participons aussi à des appels internationaux et on est fiers quand on gagne. On ne va donc pas interdire l’accès aux agences étrangères ici. Mais il faut s’assurer que les locaux soient aussi appelés », intime la MarkCom.

L’association a édité en 2019 un guide de bonnes pratiques à destination des annonceurs. « Nous espérons qu’elles deviennent des lignes de conduite distribuées dans les ministères et institutions publiques. À eux de montrer l’exemple au secteur privé », enjoint son président. Analyse du marché en fonction des projets à réaliser (taille de l’agence, clients similaires, références, expertise technique…), recommandations, rencontres prospectives, benchmarks devraient déjà limiter le nombre d’agences à qui l’on adresse un concours, si un concours s’impose par la taille du projet ou les contraintes légales. Établir un cahier des charges précis (avec des objectifs, des délais, des critères de sélection), définir un budget et un cadre stratégique aux pitches, organiser un briefing doivent ensuite s’imposer, de même que la rétribution des candidats non retenus.

Chez nos voisins français, les principales organisations repré-sentatives des agences de communication ont créé, en 2014, « La belle compétition », une charte visant à créer un cadre vertueux pour les appels d’offres d’agences, fondé sur la transparence, la responsabilité et la sincérité. Côté belge, l’Union belge des annonceurs a signé une charte en 2019 avec l’Association des entreprises de communication et le United media agencies. Dans une perspective d’autorégulation, le texte vise à optimiser l’organisation des sélection d’agences pour que toutes les parties gagnent en efficacité. Côté annonceurs, la charte donne les règles de base relatives au nombre d’agences, au briefing, au timing, au remboursement des frais, à l’évaluation, aux droits d’auteur. Côté agences, elle détaille les engagements en termes de transparence, de responsabilité et d’équité. En l’absence d’une fédération rassemblant les annonceurs au Luxembourg, il faut compter sur la pédagogie, l’éducation et le lobbying.

France Clarinval
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