Tania Mouraud est à l’aise dans moultes médiums et progresse au fil d’une ligne forte et labyrinthique

Des langues croisées

d'Lëtzebuerger Land du 23.04.2021

Parmi les cinq galeries de Ceysson & Bénétière, la maison-mère à Saint Etienne, Paris, Genève et New York, en ce temps de pandémie, celle du Wandhaff près de Koerich est ouverte. On peut y voir actuellement une exposition monographique qui recouvre tout le spectre du travail de l’artiste française Tania Mouraud. Si l’exposition est grande de par la taille, ce que permet la surface du lieu, elle l’est également à cause du talent de cette autodidacte aujourd’hui âgée de 79 ans et par l’éventail des œuvres présentées : peintures et sculptures murales, tapis de sol, photographies et vidéo. Un travail très abouti aussi quant aux textures : mate, brillante, rugueuse, moelleuse. C’est agréable à l’œil, l’esthétique étant une corde revendiquée à l’arc de Tania Mouraud.

Ceysson & Bénétière, dont elle rejoint l’écurie d’artistes (qui en compte des célébrissimes du mouvement Support-Surfaces, Claude Viallat bien sûr, Louis Cane, Noël Dolla ou encore Patrick Saytour) peut s’enorgueillir, avec Tania Mouraud, d’exposer une artiste dont la carrière est déjà longue et que l’on peut effectivement rapprocher de cette importante tendance de la deuxième moitié du vingtième siècle. Mais Tania Mouraud se renouvèle toujours. Par exemple avec Ad Infinitum (2016-2018). Dans cette vidéo de huit minutes, on suit au long cours, une baleine et son baleineau qui apprend à remonter les courants marins pour rejoindre l’Alaska. Dans cette projection grand format du cétacé, à la corpulence et à la texture de peau quasi sculpturales, on entend aussi le rythme du souffle de l’animal et son chant Mezzo Forte. C’est le titre de l’exposition.

Le son et le silence, sont les distinctifs de cette artiste, dont le moyen d’expression majeur est tout de même l’écriture et plusieurs langues, comme l’hébreu et l’hindi, le sanskrit et le yiddish. Non pas que l’on lise aux murs de la galerie des phrases ou des mots de manière directe. On voit des supports de symboles religieux et méditatifs. Dans les creux pleins de caractères typographiques habituellement vides. Idea et Bait par exemple. Deux pièces datant de 1990, dont la matière est rugueuse, passée au rouleau à ripoliner. On se demande comment des signes de cette taille peuvent tenir au mur. Ce sont en fait des des toiles tendues sur des cadres en relief, manière pour Tania Mouraud de rejoindre non seulement le mouvement Supports/Surfaces, mais aussi de travailler avec la peinture, qu’elle dit avoir abandonnée au sens strict depuis les années 1970.

Tout est pensé chez Tania Mouraud. Quand elle utilise l’informatique, comme pour la série des Mots Mêlés (2018-2019), le programme du logiciel a réécrit un langage encodé, illisible certes mais issu du sens premier des mots. Ici aussi la perfection de la réalisation participe à la lecture de l’œuvre et encore une fois, on revient à l’objet tableau. Il s’agit de tôles pliées, laquées miroir à la peinture de carrosserie. L’effet brillant est parfait, tout comme l’est le semi-mat des œuvres les plus récentes de 2020, que l’on a envie de citer dans l’ordre BASHAFN (créer), ALAYN QUMRAN (seul.e), INFULERHARMONYE (en totale harmonie).

Dans le silence viennent éclore les mots, une peinture murale peinte à même le mur de la galerie pour l’exposition, comme dans toutes ces œuvres d’écriture, une couleur domine, le noir. Deux en fait, avec le blanc du fond, qu’il soit constitué des cimaises de la galerie elles-mêmes ou qu’il s’agisse de celui des œuvres sur lequel se détachent les signes. Ce sont des non-couleurs. Peut-être pour dire, comme le révèlent Where is the unknown, deux pièces fondatrices de 1971-1973 et 1974, recréées pour la rétrospective de 2015 au Centre Pompidou Metz, comme la fresque murale, que ce qui compte dans une exposition, c’est le regard du regardant.

De ces deux œuvres en forme de mandalas, l’un est une épreuve numérique sur vinyle transparent, le second un film héliographique, ce qui permet de passer à la partie des œuvres photographiques de Tania Mouraud. Cette artiste qui apparaissait jusque là si forte et cérébrale, laisse transparaître tout à coup, une mélancolie, une Nostalgia (2019). Sur des immenses paysages enneigés de Russie, quoi que en couleurs très pâles, se détache une ligne d’horizon d’arbres, qui fait la part exacte entre la terre et le ciel. La part des choses ? Entre son vécu intime, (IASI, impression digitale, 2010), la photographie quasi floue des tombes anonymes d’un cimetière juif abandonné en Roumanie et les Balafres (2015-2016, encres pigmentaires) aux couleurs rouges, comme de grands coups de peinture à la brosse, mais faites par des mécaniques géantes dans un paysage lacéré d’une extraction minière. deuxlarmessontsuspenduesamesyeux, dit la longue Frise IV. Un parcours d’artiste à ne pas manquer.

L’exposition Mezzo Forte, de Tania Mouraud, dure jusqu’au 22 mai 2021. Galerie Ceysson & Bénétière, Wandhaff à Koerich

Marianne Brausch
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