Édito

Grand Récit

d'Lëtzebuerger Land du 13.01.2023

Il y a quinze ans, Pit Peporté figurait parmi les « nouveaux historiens » qui tentaient d’asseoir leur autorité à l’Uni.lu en déconstruisant le « master narrative » et en déboulonnant l’Übervater Gilbert Trausch. Aujourd’hui, le même Pit Péporté (entretemps « managing director » d’Historical Consulting) apparaît à son tour comme chroniqueur officiel. Le Service information et presse du gouvernement (SIP) lui a passé commande d’une « mise à jour » de la brochure À Propos, initialement parue en 2008 et signée Guy Thewes. (En 2017, la réédition non-actualisée de cette première version, qui restait enfermée dans le paradigme trauschien, avait été vivement critiquée pour ne pas tenir compte des recherches récentes faites à l’Uni.lu.) Sorti le 20 décembre, l’opuscule a été entièrement réécrit par Péporté. La nouvelle synthèse se révèle étonnamment iconoclaste, du moins pour une brochure de marketing, éditée, financée et autorisée par le ministère d’État.

On y cherche en vain les noms des grands héros du roman national (à commencer par Sigefroid et Jean l’Aveugle) ; toute trace de téléologie a été éliminée. Alors que Thewes résumait la place financière comme expression de la « réussite du Luxembourg », Péporté en évoque les scandales récents comme Panama Papers (2016) et Luxleaks (2014). L’image de l’élève modèle européen est égratignée au passage : « Par ailleurs, le pays sut défendre habilement sa ‘niche de souveraineté’ politique et financière. » Les recherches récentes de Henri Wehenkel, Vincent Artuso et Josiane Weber imprègnent les 34 pages de la nouvelle brochure. Ainsi, le Luxembourg est-il compté parmi les « perdants » de la Première Guerre mondiale. Chacun en prend pour son grade. Le gouvernement qui ne voulait pas se montrer « trop hostile envers les occupants ». Les usines qui « collaborèrent avec l’occupant, à un point qui étonna même les Allemands ». Le patronat qui soutenait les troupes allemandes réprimant la grève des ouvriers en 1917. Sans oublier la Grande-Duchesse qui « rencontra à plusieurs reprises l’empereur Guillaume II ». Quant au référendum de 1919, qui continue à être cité comme légitimation démocratique de la monarchie, Peporté en relativise le résultat, « entaché par le boycott d’une grande partie de la gauche ».

La rupture avec l’ancienne historiographie est surtout visible dans la courte partie consacrée à la Seconde Guerre mondiale. La version de Thewes certifiait encore à la « majorité » des Luxembourgeois « une remarquable cohésion nationale ». Tout ce qu’on y apprenait sur la collaboration, c’était qu’elle avait « existé ». La version de Péporté insiste, quant à elle, sur l’attitude « attentiste » durant les premiers mois de l’occupation. « Certaines autorités ajustèrent leur action en fonction d’une hypothétique victoire allemande. D’abord, le retour de la Grande-Duchesse fut discuté, ensuite, le gouvernement en exil ne déclara la guerre qu’en 1942 ». La brochure aborde sans fard la responsabilité de l’État luxembourgeois dans la persécution des Juifs, « recensés, ségrégués et spoliés par les autorités allemandes avec la collaboration de fonctionnaires luxembourgeois ». Péporté passe par contre entièrement sous silence le « non » à la loi muselière de 1937, le « recensement » de 1941 et la « grève générale » de 1942. Entre la brochure de 2008 et celle de 2022, on passe d’un extrême à l’autre ; la première version minore la collaboration, la seconde la résistance. Un inversement des perspectives qui reflète peut-être le sentiment d’impuissance qui est celui de l’époque actuelle.

Dans un article cosigné en 2021 dans Forum, Pit Péporté pointait la « fracture », tant sociale qu’idéologique, qui séparerait les historiens du grand public. Alors que les premiers appartiendraient à une élite « qui considère généralement le cadre de l’État-nation comme dépassé », la majorité des Luxembourgeois y resterait « très attachée ». Et de conclure : « Historiker können dieses Narrativ nicht abschaffen, solange sie keine Alternative anbieten ». Or, la nouvelle histoire officielle, telle que Péporté vient de la rédiger, reste largement dénuée d’émotions et de figures d’identification. La réinvention d’un grand récit hégémonique, capable de fédérer une identité collective, n’est probablement plus possible, ni souhaitable. Trausch préconisait dès 2007 un nouveau « Verfassungspatriotismus ». Dans ce sens, l’actuelle révision constitutionnelle, largement menée à huis-clos, est une chance historique ratée.

Bernard Thomas
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