Critique de Die Geschichte der Stadt Luxemburg in 99 Objekten, le nouvel ouvrage dirigé par Michel Pauly

« Ons Stad », de Mélusine à Lydie Polfer

d'Lëtzebuerger Land du 13.01.2023

Dans l’introduction de son livre sur l’histoire de la ville, Michel Pauly rappelle que son intérêt pour ce sujet est né avec la grande exposition du millénaire en 1963 (p.90). L’histoire est alors sortie pour la première fois des musées pour s’exposer dans les halls d’une foire commerciale. Pour des générations nourries aux récits réducteurs sur le trône et l’autel, c’était en effet une révélation.

Depuis lors, soixante années sont passées sur la ville, meurtrie par une modernité souvent brutale et à courte vue. Au moins a-t-on laissé les archéologues en scruter le sous-sol. Leurs recherches permettent aujourd’hui d’affirmer que 963 n’était pas la date de naissance de la ville (5).

Une histoire en 99 « objets »

Pour faire passer plus de mille ans d’histoire dans un livre lisible et maniable Michel Pauly fait appel à 99 « objets ». Le nombre est arbitraire, destiné à attirer le chaland. Quant aux objets l’auteur évoque la « material culture » qui permet de saisir l’histoire à travers des objets par leur fabrication et leur rôle dans la vie des contemporains. Or des choses historiquement parlantes en trois dimensions, il n’y en a pas tellement pour le Moyen-Âge, voire même pour les époques plus récentes. Le plus souvent les « objets » sont des manuscrits, des registres, des cartes et des gravures, qui illustrent plutôt qu’ils ne parlent.

En principe, chaque objet donne lieu à de brefs textes de deux à trois pages. Pour certains épisodes, le procédé fonctionne bien : la lettre d’Ermesinde permet de partir sur les libertés accordées aux citoyens (11). Pour l’époque contemporaine, la « bonbonnière » utilisée par les balayeurs du service d’hygiène (59) rappelle les efforts d’assurer la salubrité publique. L’ascenseur du magasin de meubles Bonn nous entraîne dans l’histoire du commerce de la ville (76). Un appareil TSF de 1975 avec une touche intégrée de Radio Luxembourg (78) donne lieu à un exposé sur la culture musicale diffusée à partir de la ville jusqu’au-delà du rideau de fer.

Un choix dicté par le hasard des recherches

Cette histoire de la ville est un collage d’aperçus divers et multiples découpés dans les mille ans d’existence de la ville. Un regroupement des sujets révèle que treize entrées sur les 99 sont consacrées aux premiers siècles surtout marqués par l’Église et les abbayes. Treize entrées concernent la vie économique (commerce, artisanat, industrie) de ce passé lointain, onze la forteresse, onze les questions administratives et financières, douze la culture et la représentation de la ville. La mobilité, du chemin de fer au tram, du vélo à l’automobile et retour, apparaît dans trois entrées.

Il y a là pas mal de choses amusantes – comme les aléas de l’inauguration du pont dédié au grand-duc Adolphe à la santé chancelante (71) ­–, de faits divers révélateurs – par exemple sur la pratique du piano dans la bourgeoisie du 19e siècle (65) –, d’aperçus moins connus – comme le siège de la forteresse durant la sécession belge entre 1830 et 1839 (47). La structure est vaguement chronologique. Mais souvent on enjambe les années et les siècles. Ainsi la fusion de la ville avec les communes environnantes en 1920 et ses conséquences sont présentées jusqu’aujourd’hui (75).

Un regret majeur, pourtant, c’est l’absence d’une histoire sociale et politique plus élaborée pour les 19e et 20e siècles. Il y a certes des textes sur les services publics (59), sur les sociétés de secours au 19e siècle (57), sur la classe moyenne naissante au début du 20e siècle (77), sur les migrants (93), sur le commerce et la consommation (94) et sur les luttes syndicales (92). On rencontre Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche, des bourgeois, des militaires et des religieux, mais à peine le peuple des faubourgs et de la ville haute, sa vie et ses problèmes.

Le gratin de l’historiographie de la ville et de l’Université

Michel Pauly a fourni lui-même la plus grande partie des textes. Pour le reste il s’est entouré de vingt-quatre historiens qui proviennent surtout de l’Université du Luxembourg (l’Institut d’histoire, à ne pas confondre avec le C2DH, dont le directeur Andreas Fickers a cependant fourni une contribution !), du musée de la ville et du musée d’histoire et d’art.

Ainsi Sonja Kmec revient sur l’histoire de Mélusine (1). Gilles Genot s’intéresse aux prévôts (23), à l’interférence entre État et administration communale (24), à la franc-maçonnerie (41) et à la vie associative (56). Guy Thewes montre comment les habitants de la ville ont donné quartier aux militaires (33). Le même auteur décrit l’admiration des habitants pour Marie-Thérèse de Habsbourg et la politique de réforme de cette dynastie lointaine (40). Jean-Luc Mousset rappelle que la Révolution française a donné naissance à une politique du patrimoine culturel (43). Les travaux pour établir le « Urkataster » de la ville, commencés sous la Révolution, sont retracés par Martin Uhrmacher (45). Eva-Marie Bange raconte l’histoire de l’hôtel de ville (48). Marlène Duhr a entamé une histoire scientifique des associations de musique de la ville (54). André Linden s’interroge sur l’enracinement de la dynastie des Nassau-Weilburg dans la capitale (66). Marc Schoentgen raconte l’histoire de la communauté juive à Luxembourg (67). Il y a un joli texte d’Anne-Marie Millim sur le feuilletoniste Batty Weber (72). Souvent les auteurs insistent sur la nécessité de pousser plus loin la recherche dans les différents domaines.

Sur la crête

Pauly, tout professeur qu’il est, est aussi acteur culturel et citoyen qui intervient depuis longtemps dans le débat public. Il est intéressant de lire ce que lui et d’autres historiens écrivent sur le passé proche de la ville. Pauly évoque la destruction du boulevard Royal, rendue possible par le plan Vago (adopté en 1969 par une majorité LSAP-CSV) sous la pression de la place financière, mais revu seulement vingt ans plus (trop) tard par le plan Joly, sous une coalition DP-CSV. Il rappelle la vogue des immeubles construits par l’architecte Paul Retter, en particulier l’énorme bâtiment du Forum Royal (89).

Guy Thewes décrit l’évolution du commerce citadin que les clients ont abandonné au fil des dernières décennies pour se tourner vers les grandes surfaces (94). Michel Pauly, lui, rappelle l’opposition de la bourgmestre Polfer au tram en 1999, la même que l’on voit désormais en première ligne à chaque inauguration d’une nouvelle station de tram (98). Ailleurs il tance la bourgmestre et son échevin Laurent Mosar (CVS) de faire de la sécurité publique en ville le sujet principal pour effaroucher le bourgeois (95).

En matière de protection du patrimoine, Jochen Zenthöfer répète que l’histoire de la ville est marquée par une « culture de la démolition » (96). Pauly montre aussi que les habitants nouveaux de la ville y restent de moins en moins longtemps, à défaut de logements abordables, et s’en vont de plus en plus rapidement habiter ailleurs, plus loin de leur travail, le plus souvent (99).

Il y a donc bien une démarche critique face à l’évolution contemporaine de la ville dans ce livre. Mais c’est très modéré et prudent, voire purement descriptif. On reste sur la crête, de peur de marcher sur un terrain miné. Une fois pourtant,
Pauly vante le mérite des Verts, au collège échevinal de 2005 à 2011 : « Grüne schaffen rote Fahr-
radwege. Déi Gréng im Schöffenrat : vel’oh und Tram. » (98) Mais le plus souvent, on avance l’absence de recherches plus poussées ou d’archives inaccessibles pour ne plus aller plus loin. Il manquerait la distance nécessaire pour l’historien (399) pour une analyse de l’évolution politique au conseil communal.

On s’étonne. Voilà une ville où le DP est aux manettes depuis 1970, soit depuis plus d’un demi-siècle, sans véritable alternance politique. Et il n’y aurait pas d’analyse à faire d’un tel fait dans une histoire de la ville ?

« Ons Stad »

L’histoire politique nous apprend que les libéraux étaient prédominants en ville depuis 1920, voire au-delà, toujours proches des milieux d’affaires. Après la guerre, à mesure que les industries disparaissaient du territoire de la capitale et que celle-ci se développait vers une économie de services, elle perdait sa classe ouvrière et ne cessait de s’embourgeoiser. Cette classe ouvrière, ce sont depuis un demi-siècle les « immigrés » qui ne votent pas. « Ons Stad », c’est une expression à double sens : à qui est cette ville ? Le DP en a fait son fief, avec tout ce que ce mot comporte. Ce parti est donc responsable des problèmes que la capitale connaît depuis des années.

Ainsi, les habitants ne logent plus dans les quartiers centraux où d’innombrables logements sont vides. L’urbanisme municipal, allié à celui de l’État, crée une ville minérale où les espaces verts privés disparaissent au profit d’une exploitation optimale des espaces constructibles. La ville est toujours labourée par les flots de voitures. À défaut de clients habitant sur place, le commerce local se ratatine, sauf celui du luxe, à peine contrecarré par quelques pop-up stores éphémères.

Les « Stater » aiment leur ville, ses vieux quartiers, ses casemates et les belles façades des quartiers encore sauvegardés, et ce livre répond à leur attachement. S’il ouvre beaucoup de portes intéressantes au lecteur, celle qui donne sur l’avenir de la ville reste fermée.

Ben Fayot
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