Autour de mille personnes sont arrivées d’Ukraine au Luxembourg, depuis le début de l’invasion russe.
Lena, Dana, Oxana ou Katia en font partie. Elles racontent

Les femmes et les enfants d’abord

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2022

Dans une famille Malgré un soleil d’hiver, il fait à peine quelques degrés dans la cour de l’école de cette commune de la vallée de l’Alzette. La municipalité a hissé un drapeau ukrainien en guise de symbole de solidarité. Des enfants courent, tapent dans des ballons en lançant des cris joyeux. Parmi eux, le petit Marko*, emmitouflé dans une combinaison de ski, hésite entre jouer sur une balançoire et rester tout près de sa mère. Les pleurs qui ponctuent ses jeux sont vite distraits par son grand frère qui sait le rassurer. C’est là que Lena*, leur maman, nous a donné rendez-vous « pour ne pas déranger la famille qui nous accueille ». Ce lundi après-midi, ils sont encore tous fatigués par les longues journées de voyage. Ils sont arrivés quelques jours avant, dans la nuit du 4 au 5 mars, et ont trouvé un hébergement auprès d’une famille luxembourgeoise.

À 43 ans, Lena, enseignante à Kiev, n’était « pas prête à affronter tout cela ». Elle vivait « une vie normale », en famille, avec son mari et ses enfants de quatre et douze ans. Parce qu’il travaille pour le gouvernement et qu’il a senti la pression monter dans son pays, le père de famille leur a intimé de partir vers l’ouest de l’Ukraine. C’était il y a trois semaines, autant dire dans un autre monde. « Nous pensions aller à Lviv pour une dizaine de jours et rentrer dans la capitale par la suite. Mais il n’était pas possible de retourner à Kiev », rembobine la mère qui a alors décidé de partir vers la Pologne. Elle n’est bien sûr pas la seule à entreprendre ce trajet et les rues sont bondées pour aller vers la gare, où les quais sont saturés et les trains rares. « Pendant deux heures, on ne pouvait pas bouger dans cette foule. Certains hommes accompagnaient leur famille et poussaient pour les faire passer. Moi je n’avais pas la force de pousser. J’ai renoncé à prendre le train », souffle-t-elle en hoquetant d’émotion.

Une de ses amies, également avec deux enfants, lui propose alors de partir en voiture. Une voiture qui avait essuyé des tirs, « mais mon amie n’avait rien et la voiture roulait ». S’en suit une longue, très longue route jusqu’à la frontière : 26 heures ont été nécessaires pour parcourir moins de cent kilomètres qui séparent Lviv de Korczowa en Pologne, « avec mon fils sur les genoux ». L’arrivée au sein d’un pays de l’Union européenne est un soulagement, mais pas la fin du voyage. Le choix du Luxembourg est le fruit du hasard : « Il y a de nombreux bénévoles et associations qui sont à la frontière pour aider. Ils transmettent des listes de contacts dans les différents pays. La première à me répondre a été Inna de l’association LUkraine. C’est comme ça que nous nous sommes décidées à venir au Luxembourg », relate Lena qui avait déjà visité le Grand-Duché comme touriste.

Trois jours de route plus tard, les voilà arrivés, au milieu de la nuit, dans les familles qui s’étaient inscrites auprès de l’association. « Quand on a vu les premières images des femmes et enfants dans les trains, mon mari et moi, nous nous sommes dit qu’on devait faire quelque chose », explique Joly*, institutrice luxembourgeoise. « Spontanément, on a pensé que si ça nous arrivait, on serait heureux que des familles nous accueillent. » Même si les enfants de la famille, onze et quinze ans, ont un peu du mal à accepter ces bouleversements de leur quotidien, une partie de la maison est désormais occupée par Lena et ses deux enfants, « pour un mois et puis on verra ». Les larmes montent aux yeux de l’Ukrainienne et sa voix s’étrangle quand elle exprime sa gratitude : « Cette famille est tellement gentille. Elle nous accueille comme des proches, comme des amis, pas comme des réfugiés ou des étrangers. On a reçu beaucoup d’aide comme des vêtements ou une poussette ». Mais Lena veut aussi faire passer un message : « Les gens ordinaires nous aident et sont généreux. Mais je pense à mon mari qui est là bas. L’Ukraine ne s’en sortira pas sans efforts politiques et diplomatiques des gouvernements européens. Il faut obtenir une zone d’exclusion aérienne »

Il va falloir maintenant retrouver un semblant de normalité : « Dès que possible, les enfants iront à l’école et je vais chercher un travail. » En quittant la cours de l’école, un des gamins du village s’approche et dépose une balle de tennis devant les pieds de Marko. Il lui fait signe de la frapper, ce que le petit fait volontiers. L’autre le félicite en levant le pouce. À quatre ans, il est facile de se faire des amis et de sécher ses larmes. « Lui, il oubliera les sirènes et la guerre », se rassure sa mère.

À l’hôtel Le périple de Katia et sa fille Nastya a été au moins aussi chaotique. Originaires de Kramatorsk, à l’est de l’Ukraine, elles se sont retrouvées très tôt dans le viseur de l’armée russe. « On n’a pas vraiment eu le temps de réfléchir à ce qu’on emportait, ni de dire au revoir… On a pris la voiture et on est parties », relate cette quarantenaire qui travaillait dans la production alimentaire. Leur trajet tient d’un cours de géographie pour qui veut visualiser l’Europe de l’est : Moldavie, Roumanie, Hongrie, Autriche et Allemagne ont été traversées avant d’arriver au Luxembourg. « Des amis en Allemagne nous ont dit que le Luxembourg était sûr et accueillant. » L’émotion l’étreint quand elle confirme : « c’était une bonne décision, tout le monde est tellement gentil et amical ici ». Depuis son arrivée le week-end dernier, Katia et Nastya logent à l’hôtel Perrin dans le quartier de la gare. Marc Schommer, son propriétaire, s’est manifesté auprès de l’association LUkraine pour mettre cinq chambres en pension complète à disposition des arrivants. « Ça me paraissait assez normal. L’hôtel est grand, il y a de la place. Je me suis senti responsable pour ces gens », explique-t-il.

Certains ne sont restés qu’une nuit, rejoignant des proches ou des membres de leur famille. D’autres attendent de voir comment les choses vont évoluer. À 17 ans, Nastya veut « au plus vite pouvoir apprendre une langue d’ici et suivre des cours ». Sa mère espère « trouver un travail, mais retourner à notre vie dès que possible ». Dans le lobby de l’hôtel, tandis que nous les interviewons, elles font connaissance avec Oxana et son fils Hlib. « Les sirènes, les bombes, les rues fermées : il n’était plus possible de rester à Kiev », relate l’adolescent de quinze ans dans un anglais hésitant. Il raconte les mêmes scènes de trains bondés, de bousculades et d’heures d’attente. À la frontière polonaise, ils ont pris un bus pour une destination qu’ils ne connaissaient même pas de nom : Metz. Le bouche à oreille des contacts de contacts a fait le reste et ils sont maintenant à Luxembourg, « sans savoir pour combien de temps ».

Arrivés lundi, Dana et John ont connu un parcours un peu différents : ils ont pris l’avion. Lui est Américain, il vit à Kiev depuis cinq ans où il a créé une entreprise technologique et où il a rencontré Dana. Elle a monté une entreprise qui fournit du matériel militaire à l’armée ukrainienne. C’est peu dire que son profil est dans la ligne de mire de l’occupant russe. Il y a quelques semaines, les fiancés, ne voulant pas croire à une offensive, étaient en vacances. « Un matin, j’ai vu John pleuré, il regardait les news et m’a simplement dit ‘la guerre a commencé’. » Les appels à la famille confirment qu’il ne serait pas bon de rentrer au pays. « Il m’est impossible de continuer mon travail depuis Kiev. Je cherche un moyen d’établir ma société à l’étranger pour continuer à aider mon pays », explique la jeune femme, très déterminée à poursuivre son activité. « Mais le plus important, c’est que l’Ukraine gagne. Je ne travaillerai jamais pour les Russes », ajoute-t-elle. Dana fait partie de cette génération qui a toujours connu l’Ukraine indépendante. « Des jeunes entrepreneurs qui entendent construire l’avenir de leur pays », analyse John. C’est un de ses amis établi au Luxembourg qui les accueille. « Il paraît que c’est le pays des chemins courts. J’espère que la bureaucratie ne sera pas trop lourde et nous permettra d’avancer au plus vite », conclut-elle.

À la Shuk L’élan de solidarité dont font preuve de nombreuses familles a été salué par les autorités qui essayent cependant de cadrer la situation. Lors d’une conférence de presse, mercredi matin, le ministre des Affaires étrangères a appelé à signaler les initiatives privées consistant à aller chercher des réfugiés avec des bus ou à héberger des personnes « afin d’éviter le désordre et pour coordonner l’accueil ». Jean Asselborn a précisé que plus de mille ressortissants ukrainiens s’étaient enregistrés auprès de la direction de l’immigration. Il a prévenu que les réponses allaient prendre « plusieurs jours » pour organiser des rendez-vous afin de se voir accorder la protection temporaire. Selon les estimations du ministère, la procédure prend environ deux heures par personne. Le Bureau de l’immigration devrait pouvoir accueillir une quarantaine d’adultes par jour. La protection temporaire sera accordée pour un an, jusqu’au 4 mars 2023. Elle ouvre au droit de travailler, d’être inscrit dans les écoles ou les formations, à une protection sociale et aux cadres mis en place pour l’hébergement et le soutien (alimentation, vêtements, hygiène…).

800 lits sont actuellement disponibles dans sept lieux (dont la structure d’hébergement d’urgence au Kirchberg, Shuk) et « entre 500 et mille » autres vont pouvoir être ouverts. Mercredi, 378 étaient occupés, dont 225 par des femmes et des filles. L’hébergement d’urgence semble donc assuré. Mais à plus long terme, la situation est bien plus complexe puisque les structures gérées par l’Office national de l’accueil sont déjà saturées avec des demandeurs et bénéficiaires de protection internationale. Hôtels, auberges de jeunesse, chalets pour scouts et autres alternatives au niveau communal sont étudiées. Des solutions à peine plus durables.

Deux poids, deux mesures ?

Certains réfugiés sont-ils plus égaux que d’autres ? Représentent-ils une « immigration de qualité » (les mots sont du député français MoDem Jean-Louis Bourlanges) parce qu’ils appartiennent à notre « espace civilisationnel » (là c’est Nicolas Bay, un proche d’Éric Zemmour). Certes, nous n’avons pas entendu les mêmes expressions au Luxembourg, mais force est de constater que l’accueil n’est pas vraiment le même aujourd’hui qu’il y a cinq ou sept ans face aux réfugiés syriens ou afghans. « Je suis extrêmement heureuse de la solidarité actuelle et des nombreuses personnes qui se portent volontaires pour accueillir les Ukrainiens chez eux. Mais pourquoi ces personnes n’ont-elles pas ouvert leurs chambres et maisons vides aux réfugiés qui viennent chez nous depuis 2015 ? », interrogeait Marianne Donven, fondatrice de Oppent Haus, cette semaine sur les réseaux sociaux.

« La rapidité de traitement des dossier ukrainiens risque aussi de créer des inégalités de traitement pour les demandeurs d’asile en attente sur le territoire luxembourgeois depuis plusieurs mois, voire années et pour lesquels les longueurs procédurales ont un impact psychologique et au niveau de l’intégration », note aussi le Lëtzebuerger Flüchtlingsrot qui insiste sur « l’importance de garantir l’égalité de traitement pour les demandeurs d’asile de toute origine, afin d’assurer le respect des droits de chacun. »

* Les prénoms marqués d’un astérisques ont été modifiés à la demande des personnes

France Clarinval
© 2023 d’Lëtzebuerger Land