Riad Sattouf achève sa série autobiographique L’Arabe du futur avec un sixième album relatant la période 1994-2011, aussi passionnant que les cinq premiers

Retour vers le futur

d'Lëtzebuerger Land vom 13.01.2023

Le futur n’aura finalement pas lieu. Voilà comment Riad Sattouf aurait pu sous-titrer le sixième et dernier tome de sa série à succès L’Arabe du futur. Plus terre à terre et plus factuel, l’auteur a préféré garder le sous-titre habituel de ses précédents opus : « Une jeunesse au Moyen-Orient » avec, entre parenthèses les années couvertes dans l’album en question. Ainsi après 1978-1984 dans le premier tome, puis successivement 1984-1985, 1985-1987, 1987-1992 et 1992-1994, ce dernier album de la série poursuit l’autobiographie de l’auteur et de sa famille sur la période de 1994 à 2011.

En 1994, Riad Sattouf a 16 ans, sa vie au Moyen-Orient est désormais loin derrière lui, il vit à Rennes avec sa mère et son petit frère Yahya. Son père est rentré Syrie et a emporté avec lui son plus jeune frère Fadi. Ce père, jadis fasciné par le panarabisme et sa promesse de modernité ; ce père qui adorait la France au point d’y faire ses études et d’épouser une Bretonne, ne jure désormais que par la religion, les traditions, l’honneur. Il conchie l’occident, les occidentaux et tous les « mécréants » au point de kidnapper son plus jeune fils, et de tenter de kidnapper ensuite les deux autres, pour qu’ils puissent devenir « de bons arabes ».

Un retour vers l’obscurantisme couplé avec ce kidnapping fait, peu à peu, perdre pied à la mère de Riad. De son propre aveu, il se décrit : « En 1994, j’avais 16 ans et j’étais un semi-psychopathe ». Il « se trouve laid et repoussant », « ultra-maigrelet », avec des « yeux mi-clos de fourbe », son « énergie psychique est uniquement dévoué à la production de pensées sexuelles fantasmatiques » et il est « certain que tout le monde le déteste alors que les gens ne savent même pas qu’il existe ». Encore un peu et on se croirait dans un de ces portraits « de fils de pute » dont Eric Salch a le secret !

Il est loin le petit chérubin aux grandes boucles blondes auquel l’auteur ressemblait dans son enfance – ce qui rendaient fous ses cousins syriens qui le coursait alors pour le taper, persuadés qu’il était juif. L’adolescence bien avancée, Riad commence à ressembler de plus en plus aux personnages de son Manuel du puceau (la bande dessinée sortie en 2003) et des Beaux gosses (film sorti en 2009). Ce sont les années lycée, celles des boutons sur le visage, des pulsions sexuelles incontrôlables et des désirs inassouvis, celles des mauvaises notes, des nuits à jouer aux jeux vidéo, des journées à dormir en classe… Un moment difficile pour chacun que Sattouf va vivre, en plus, avec un père hors de contrôle qui continue à lui demander de le rejoindre en Syrie et qui apparaît dans sa tête en toute circonstance, avec une mère de plus en plus à bout qui se laisse embobiner par le premier charlatan venu, sans oublier, les grands parents qui perdent peu à peu la boule et leurs capacités physiques. Pas facile.

Après le lycée, il y aura la tentative de suivre des études supérieurs à Paris, l’appartement sombre et cher au fond d’une cour, les trois jours du service militaire – encore obligatoire à l’époque en France –, les nombreux échecs auprès des éditeurs de bandes dessinées, son premier album publié, son atelier avec Mathieu Sapin (Salade de Fluits, Campagne présidentielle, Le Château, Gérard, cinq années dans les pattes de Depardieu…) et Christophe Blain (Isaac le Pirate, Gus, Quai d’Orsay, Le Monde sans fin…), les difficultés financières des professionnels du neuvième art, ses premiers albums personnels, les salons de BD qu’on fait sans être rémunérés mais en échange de quelques repas, les premiers succès, les séances de psy… Le tout avec, toujours derrière la tête, la Syrie, son père, son frère kidnappé, les tentatives de sa mère pour le récupérer… Quelques rares lettres du père et emails du frère font que le contact demeure, même si lui, a de moins en moins de temps pour s’occuper de ses histoires de famille.

Avec 18 années à résumer dans ce dernier tome, contre un maximum de sept dans les précédents opus, certains passages sont juste effleurés. C’est compréhensible, mais dommage. Les passionnés de bandes dessinées auraient certainement aimé en apprendre plus sur les coulisses du secteur vues par Sattouf ; et puis, certains détails sont un peu oubliés dans le récit – mais où est donc passée Céline, cette ancienne camarade de classe qu’il retrouvera plus tard à un festival de BD ? On comprend bien que ces digressions s’éloignent du sujet principal de L’Arabe du futur, mais tout de même.

On l’aura compris, l’album laisse au lecteur quelques (petits) regrets, mais l’auteur parvient néanmoins à somptueusement clore cette série entamée en 2014. D’autant que, certains l’auront probablement anticipé, le récit s’achève en 2011, année du Printemps arabe et des débuts de la guerre civile syrienne. Un nouveau drame qui impactera bien évidemment elle aussi la famille Sattouf. Le génie de Sattouf est de faire passer tout ceci avec toujours autant de sincérité, d’humour, d’autodérision et de talent.

L’Arabe du Futur 6 – Une jeunesse au Moyen-Orient (1994-2011), de Riad Sattouf. Allary Éditions

Pablo Chimienti
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