Des impressions de Monet aux feelings de Mitchell, ce que Greenberg a qualifié de faculté d’abstraction

Giverny VS Vétheuil

d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2023

Il est des voyages, pèlerinages plutôt, qui conduisent l’amateur d’art non pas dans tels musées, mais dans des endroits, des lieux qui ont joué un rôle éminent d’inspiration. Ils n’ont pas seulement été figurés tant de fois par l’un ou l’autre artistes, ils les ont conduits à pousser loin leur art, ont fini par lui donner une tout autre orientation. C’est vrai pour Cézanne et la montagne Sainte-Victoire, on y va avec l’attachant et sublime texte de Peter Handke en main. Dans la foulée, on reconnaîtra le même statut à Giverny, la maison et le jardin de Claude Monet, à peu près à mi-chemin entre Paris et Rouen. Ce qui s’y est passé au tournant de 1900, ce qui s’est poursuivi après, tout près, avec Joan Mitchell, l’art face au paysage et à la nature, à découvrir jusqu’au 27 février, dans une belle ampleur, une grande force poétique, à la Fondation Louis Vuitton, au Bois de Boulogne, le piéton de Paris se mettant à son tour au vert.

Deux expositions en fait, au niveau -1, une rétrospective Joan Mitchell, avec une cinquantaine d’œuvres de l’Américaine arrivée à Paris dans les années cinquante, aux trois autres niveaux, le dialogue entre Claude Monet et cette artiste qui plus que d’autres s’est placée dans sa continuité, certes avec ce qu’elle tenait de ses années passées dans la scène new-yorkaise. En France, après Paris brièvement, la voilà qui s’installe avec son compagnon Jean-Paul Riopelle (un couple dans la démesure, pour citer le livre d’Yves Michaud) à Vétheuil, dans un méandre de la Seine, où Monet avait vécu lui-même avant Giverny, avait désigné le fleuve et les collines comme son atelier à lui. À Giverny, il allait s’y ajouter le jardin, mon plus beau chef-d’œuvre, disait-il.

La rétrospective Joan Mitchell, qui pour le reste suit l’ordre chronologique, s’ouvre sur Minnesota, de 1980, la toile appartient à la maison, grand polyptyque de quatre panneaux verticaux aboutissant à un grandiose format panoramique. La lecture se fait de gauche à droite, le tableau s’avère plus ouvert dans les parties centrales, d’un éclat jaune d’autant plus vif qu’autour de vigoureux coups de pinceaux lui donnent densité et dynamisme. Allons directement à l’autre bout du parcours, au niveau 2, avec cette fois-ci un triptyque de Monet, l’Agapanthe, des dernières années, qui fait partie donc des Grandes Décorations (à voir et revoir à l’Orangerie, place de la Concorde). Trois panneaux, et c’est une chance rare de les voir ensemble, ils sont répartis entre trois musées américains. Là, quels accords de tonalités bleues et violettes, ressortant sur le jaune-vert des feuilles et des herbes. Minnesota, l’Agapanthe, comme des crochets entre lesquels se déploient des merveilles, il serait plus juste de dire des griffes, comme en joaillerie pour les diamants maintenus sur une bague.

L’image convient, tellement les deux artistes nous abreuvent de lumière, leurs tableaux, ce n’est que chatoiement, scintillement, ils nous comblent de couleurs. C’est sur autre chose qu’on les différenciera, peut-être sur la vivacité, et cela amènera à d’autres interrogations quant à la démarche artistique. Claude Monet travaille sur nature, peu de mémoire, des fois des corrections sont faites, notamment à l’aide de photographies. Pas de représentation quand même, « je sais seulement que je fais ce que je peux pour rendre ce que j’éprouve devant la nature », écrit-il en 1912 à Gustave Geffroy. Du direct, si l’on veut, d’autant plus prenant que pris lui-même dans la succession des impressions (au fil des moments).

Pour Joan Mitchell, tout se passe comme si l’acte de peindre était coupé de la vision même du paysage. Peinture d’atelier, on dirait les fenêtres fermées, la vue bouchée. « I carry my landscapes around with me », disait-elle. Sa peinture se nourrit de la sorte de souvenirs, à leur tour amplifiés, magnifiés, d’où sans doute aussi l’intensité, l’impétuosité plus grandes. C’est à Paris, en 1980, on l’a vu, qu’elle peint Minnesota, « je ne pourrais certainement jamais refléter la nature, je préfère davantage peindre ce qu’elle me laisse ». Et ajoutons à cela ce que lui laisse son commerce de la poésie, de la musique, notamment dans Quatuor II for Betsy Jolas, de 1976, ou Two Pianos, de 1980.

L’exposition parallèle tire un gros bénéfice du fait que les deux artistes ont aimé travailler par séries. Un bienfait pour le visiteur, pour sa compréhension de l’un(e) et de l’autre. De Monet à Mitchell, il suit des positions d’exception dans l’histoire de l’art, son évolution. Un regard encore sur les dernières œuvres de Monet, la planéité, l’absence de ligne d’horizon, une picturalité qui essaime, au-delà de toute limite. De quoi justifier le jugement du critique américain Greenberg, situant le principe de Monet, non pas dans la nature, mais dans l’essence même de l’art, dans sa faculté d’abstraction, et faisant de la sorte, a priori, le lien avec Joan Mitchell.

Lucien Kayser
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