À 90 ans, Paul Bofferding publie un livre sur la brasserie éponyme. Ses mémoires tiennent autant de la chronique familiale que du règlement de comptes

Brouille brassicole à Bascharage

Siège de la brasserie Bofferding  à Bascharage
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.11.2023

Les familles brassicoles sont traditionnellement situées au cœur des réseaux de la notabilité luxembourgeois. Leurs CA réunissent banquiers, industriels, notaires, avocats d’affaires et politiciens. Parmi les administrateurs de la Brasserie nationale (Bofferding, Battin, Funck-Bricher), on retrouve ainsi le président d’Arcelor-Mittal Luxembourg, Michel Wurth, l’ancienne conseillère économique au ministère d’État, Anouk Agnes, ainsi que l’ex-ministre CSV Jean-Louis Schiltz. (Jusqu’à son décès, le libéral Paul Helminger y siégeait également.)

Dans sa monumentale monographie (1 200 pages) dédiée à La Luxembourgeoise, l’historien Paul Zahlen montre les imbrications intimes entre les capitalistes catholiques et la Brasserie de Clausen. Celle-ci était dirigée par un des fondateurs de La Luxembourgeoise, le politicien et avocat Hubert Loutsch (Parti de la Droite). La compagnie d’assurance devient rapidement le principal actionnaire de cette brasserie qui, après les fusions avec Mousel (1971) et Diekirch (2000), finira par prendre le nom Brasserie de Luxembourg (à ne pas confondre avec la Brasserie nationale). Ce nouveau « fleuron » national est illico racheté par la multinationale belge Interbrew. Les héritiers de l’ancienne dynastie Funck gardent le parc immobilier ; les 180 cafés et les rives de Clausen vont donc à la famille Libens-Reiffers, regroupée dans la société « M Immobilier » (dont le bilan 2022 affiche un résultat de 6,12 millions d’euros). Les actionnaires de Lalux intègrent, eux, le capital d’Interbrew, une décision stratégique qui permettra à Pit Hentgen et François Pauly de consolider leurs liens avec le gotha de la grande bourgeoisie belge, et d’intégrer, en 2004, la très sélect Cobepa, une holding fondée et contrôlée par des familles d’investisseurs wallons et flamands.

Paul Bofferding vient de publier Les Bofferding – Brasseurs à Bascharage (Éditions Schortgen, 120 pages). À 90 ans, il tient à donner sa version de l’histoire. Son livre se lit à la fois comme une chronique familiale et comme un règlement de comptes. L’auteur a intégré l’entreprise familiale en 1960, et l’a quittée en 1987. Entre ces deux dates, il y a, en 1975, la joint-venture entre les Bofferding et les Lentz, dont naît la Brasserie nationale, une entreprise comptant alors cent salariés. Les deux familles espèrent ainsi gagner une taille critique pour se défendre face à la concurrence internationale. Très rapidement les deux jeunes managers Paul Bofferding et Georges Lentz Jr se fritent ; « une dégradation continue et substantielle », lit-on dans le livre.

La seconde partie des mémoires se lit comme un long (et relativement déstructuré) réquisitoire contre Georges Lentz Jr. Paul Bofferding introduit son rival interne à la page 92 : « Ce dernier avait, d’un côté, une éducation à l’américaine teintée de hardiesse : il faisait montre d’une grande arrogance ». L’héritier issu de la brasserie Funck-Bricher tient le mauvais rôle. À de nombreux endroits transparaît la rancune que lui a gardée Bofferding. (Contacté par le Land, Georges Lentz Jr dit ne pas avoir lu le livre qui, d’ailleurs, l’intéresserait peu.) Par moments, l’auteur reconnaît le talent de son ancien rival « culoté », par exemple lorsqu’il décrit les négociations tenaces que celui-ci mène avec Cactus. En novembre 1987, c’est le divorce. La valeur de la Brasserie nationale est estimée alors à 1,4 milliard de francs luxembourgeois. Les Lentz paient donc 700 millions aux Bofferding et reprennent seuls l’ensemble de la brasserie. La scène est décrite dans le livre, et insuffle un peu de boardroom drama au récit : « La proposition […] fut suivie d’un silence lourd et pesant. Soudain, Georges Mathias Lentz demanda de quitter la réunion pour un quart d’heure. […] Au bout de quelques minutes, il revient pour annoncer que son groupe acceptait la séparation et le prix à payer. La réunion fut levée. » Les Lentz s’assurent également les droits sur la marque Bofferding. Dans un communiqué, la famille éponyme écrit qu’elle « espère que ses successeurs savent se montrer dignes du nom ‘Bofferding’ ».

La lecture du livre est par moments ardue. Ceci est notamment dû au fait que Paul Bofferding écrit à la troisième personne. Du coup, ses mémoires sont remplies de phrases à l’allure césarienne : « Paul Bofferding résista à toutes ces attaques ». Ou : « Paul Bofferding fut étonné de son propre courage et de son sang-froid ». Paul Bofferding n’écrit jamais « je », mais toujours « Paul Bofferding ». Certains passages sont d’un comique involontaire : « Il était et restait d’usage que Paul Bofferding s’adressât à ses collaborateurs directs avec leur prénom et les vouvoyât, tandis qu’eux, en retour, l’appelaient M. Bofferding ». Au lieu d’en assumer la subjectivité, l’auteur déguise son témoignage en chronique pseudo-objective. « Ech hunn d’Wourecht gesot, a weider näischt wéi d’Wourecht », disait-il la semaine dernière sur Radio 100,7. « Ech hu mir et ganz gutt iwwerluecht, an ech hunn och nach Saachen op Reserve, déi ech net gesot hunn ». Si Georges Lentz Jr lui intentait un procès en diffamation, il pourrait « nach zeréck schéissen ».

Bofferding revient longuement sur des épisodes qu’il a ressentis comme vexatoires, mais dont la plupart paraissent anodins au lecteur en 2023. D’anciennes querelles de bureau sont réchauffées, des remarques « déplacées » sont citées, sans qu’on en saisisse toujours l’intérêt. D’autres chapitres sont simplement fastidieux, notamment ceux qui reprennent, de manière très détaillée, des organigrammes vieux de plus de soixante ans.

Or, le livre recèle également des passages qui le distinguent des corporate histories insipides. Paul Bofferding décrit son père et ses tantes de manière quasi-sociologique, sans s’encombrer des convenances d’usage. « Ils imitaient tous, dans leur façon de vivre, les gens de la haute société. Pour l’éducation de ses enfants, Emile Bofferding [le père de l’auteur, ndlr] ne se soucia que de la renommée des établissements à même de lui enlever cette charge. » Le père est décrit comme « grand timide n’ayant d’autres activités que la chasse ». Joseph Peffer, le mari de la tante de Paul Bofferding, est caractérisé comme « patriarche de famille autoritaire [qui] commandait de façon tyrannique la brasserie familiale ». Dr Peffer aurait été « friand de toute sorte de titres honorifiques ». Il aurait apprécié les médailles afférentes, « surtout le cordon de Grand Maître de la Chaîne des Rôtisseurs ». Lorsqu’une autre dispute éclate entre les deux branches Bofferding (pour ne pas s’y perdre, le lecteur a intérêt à consulter l’arbre généalogique en début du livre), elle mobilise immédiatement des poids lourds du barreau comme André Elvinger, Bernard Delvaux et Tony Biever.

Paul Bofferding doit sans cesse préserver et rétablir l’unité au sein de la famille. Alors que sa tante et sa cousine (la gynécologue Marie-Paule Molitor-Peffer, fondatrice du Planning familial, lire page 7) sont actionnaires majoritaires, Paul Bofferding et sa fratrie craignent que ce « groupe des deux tiers » passe derrière leur dos et vende la brasserie au meilleur offrant. C’est cette instabilité familiale qui le pousse finalement à proposer un partenariat à la brasserie Funck-Bricher des Lentz, une manœuvre qui diluait le poids de la tante et de la cousine.

Paul Bofferding a étudié le droit à la Sorbonne. En 1958, il intègre l’étude de Paul Elvinger (futur ministre DP) comme avocat-stagiaire tout en suivant des cours en droit fiscal allemand à Cologne. Cette combinaison l’aurait placé en rang utile pour le démarrage de la place bancaire. Mais à peine une année plus tard, Bofferding quitte l’étude qui allait devenir Elvinger Hoss Prussen. En janvier 1960, il entre dans la brasserie familiale où ses frères Léon et José l’avaient précédé. La quatrième génération tente de redresser l’entreprise, en tentant de renouveler le réseau de dépositaires et de percer les frontières de la bière : « La Brasserie n’avait aucun dépositaire dans toute la partie du nord du pays, au-delà d’une ligne allant d’Ouest en Est de Rédange à Echternach ». Paul Bofferding fait même installer des distributeurs automatiques dans des lieux publics (ce qui déplaira fortement à la Chambre de commerce qui lui rappela l’interdiction de vente aux moins de 18 ans.)

Paul Bofferding redéfinit aussi les logos : Il opte pour le vert et le sigle « BBBB », acronyme qui affiche un amour pour l’allitération : « Bière Brasserie Bofferding à Bascharage. Le dirigeant de la brasserie décline cette corporate identity sur tous les supports, des enseignes lumineuses aux sous-bocks, en passant par les enveloppes et les camions. Paul Bofferding note fièrement qu’en voyant la multitude d’enseignes vertes sur les bistrots, des touristes américains se seraient exclamés : « This is the country of Bofferding ». Entre 1960 et 1973, les ventes progressent de 39 000 à 70 000 hectolitres. Interrogé par le Land, Georges Lentz Jr estime que « sans Paul Bofferding, la brasserie Bofferding aurait mal tourné dans les années soixante »

À plusieurs reprises, Paul Bofferding décrit ce qu’on pourrait désigner comme « kuerz Weeër ». Par exemple dans ce court passage : « Emile Bofferding [le frère du grand-père de Paul, ndlr] nommé président de la SES (Société des eaux du sud) par Émile Mayrisch, obtient le raccordement direct de la Brasserie au réseau de la SES ». Ou lorsqu’il note évoque le politicien libéral Emile Krieps, dont la famille Bofferding avait facilité la fuite vers la France en 1940 : « Une fois devenu ministre de la Santé publique au sein du gouvernement CSV-DP, il aida Paul Bofferding à postuler utilement pour l’obtention, en exploitation, de tel ou tel établissement de l’État. » (La brasserie put notamment introduire sa bière dans le domaine thermale de Mondorf-les-Bains.)

On est frappé à quel point les règles selon lesquelles fonctionnait l’État luxembourgeois restaient informelles. À une certaine époque, explique Bofferding, les bénéfices des brasseries étaient imposés « d’après un arrangement intervenant tous les deux ans » entre la Fédération des brasseurs et la direction de l’administration fiscale : « Cet arrangement consistait à payer un montant x par hectolitre de bière vendu, et ce sans autre obligation ». Le chef de la Brasserie de Clausen, Lucien Dury, se fait élire président de la Fédération des brasseurs dans les années 70. Il présentait l’avantage d’avoir présidé le DP (entre 1959 et 1962) : « Grâce à ses relations politiques, il obtint du ministre de l’Économie [libéral, ndlr]Marcel Mart son accord » sur l’adaptation des prix de la bière, note Bofferding. (La décision politique déplut fortement au chef de l’Office des prix, mais il s’y plia.) Or, les chemins courts peuvent aussi, à l’occasion, se retourner contre les brasseurs. Lorsque la brasserie retire la licence de cabaretage à un restaurateur de la Vieille-Ville, celui-ci en touche un mot à un de ses clients, à savoir Pierre Werner, qui intervient auprès du directeur du fisc, qui charge le préposé responsable de « trouver une solution ».

Le livre donne enfin à voir un Luxembourg qui s’internationalise. Un commercial réussit ainsi à trouver « des amateurs de bière de nationalité étrangère » et introduit la bière Bofferding dans les pubs Pygmalion et George and Dragon. Paul Bofferding refuse par contre de vendre des bières étrangères via sa brasserie, claquant non seulement la porte à une collaboration avec Orval et Bitburger, mais également aux bières Sagres, « réclamées par les clients des dépositaires portugais ». Il considère que « l’introduction par la Brasserie de bières étrangères revenait à dire que les bières de la marque Bofferding n’étaient pas les seules bières de qualité, les meilleures ».

Bernard Thomas
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