L’Italien Manuel Fior propose un voyage surprenant à ses lecteurs avec Hypericon. Un aller-retour constant entre la Vallée des Rois en Égypte au début du vingtième siècle et le Berlin de libertés, de fêtes et de squats après la chute du Mur

Berlin et les trésors de Toutankhamon

d'Lëtzebuerger Land du 27.01.2023

Teresa est une jeune archéologue italienne passionnée, comme nombre de ses confrères, par l’Égypte ancienne. Quand une exposition sur le trésor de Toutankhamon se prépare à Berlin, elle saute sur l’occasion, postule pour le poste d’assistante scientifique et l’obtient haut la main. « Si je ne l’avais pas fait, je l’aurais regretté toute ma vie » se dit la jeune femme le premier matin de son séjour berlinois. Juste avant, pourtant, elle s’interrogeait : « Que diable fais-je encore ici ? » et ajoutait, « j’aurais mieux fait de rester chez mes parents ». Des réflexions contradictoires certes, mais des questionnements tout à fait logiques quand on débarque dans une ville inconnue et où on ne connaît personne. Pourtant Teresa sait ce qu’elle veut. Elle a un parcours brillant et fait de sa vie « une longue ligne droite bien confortable ». En insistant dans la métaphore elle compare même sa vie à une : « autoroute qui est toujours arrivée à destination sans le moindre retard, forçant l’admiration de tout le monde ». En d’autres termes, c’est une bûcheuse, une bête à concours, une experte en archéologie donc, mais aussi en tout ce qui est en lien avec les langues mortes et les traditions ancestrales.

Une tête, certes, mais selon certains, et parfois selon elle-même, une fille « ennuyeuse ». Elle verra sa vie totalement transformée, non seulement par son installation à Berlin, mais aussi et surtout à cause de sa rencontré avec Ruben. Il est italien, comme elle, mais surtout rebelle, punk, idéaliste. Il vivote dans la capitale allemande depuis deux ans, dessinateur hors pair, il vit chichement, grâce à des travaux sur Photoshop réalisés pour des magazines people et grâce à l’aide financière d’un père qu’il craint et déteste. Adulescent – il a récupéré un vieux manteau SS qu’il aime plus que tout car il lui donne un faux air d’Albator – assumé, sûr de lui, débrouillard, il aime prendre la vie comme elle vient, au jour le jour. Il aime flâner, se laisser porter par le courant. Contrairement à elle, « la ligne droite est un concept qui n’existe pas vraiment dans sa géométrie à lui ». Bref, il est son complet opposé. Mais ne dit-on pas que les extrêmes s’attirent ?

Manuel Fior (Les gens le dimanche, Mademoiselle Else, L’Entrevue, Les variations d’Orsay, Celestia…) nous apprend très peu de choses sur le passé de Ruben, rien sur celui de Teresa. Il ne donne aucune information sur sa vie, sa famille, sa ville d’origine… En tant que lecteur, on fait la connaissance de Teresa lors de son arrivée à l’aéroport de Berlin. Ils sont là, ensemble, dans cet espace et ce temps, le reste n’a aucune importance. Pourtant du passé, il en sera longuement question dans le récit. Mais un passé plus lointain, plus au sud que l’Italie, de l’autre côté de la Méditerranée. Dans la Vallée des Rois en face de Louxor, à l’automne 1922.

C’est d’ailleurs dans cet autre espace-temps que l’auteur ouvre son album. C’est là-bas, aux côtés de Howard Carter, que nous lecteurs assisterons, pas à pas, à la découverte de la tombe inviolée de Toutankhamon et de ses trésors qui ont fait rêver, en ce début d’entre-deux-guerres, le monde entier. L’auteur proposera un constant aller-retour entre ces deux temps – qui en appellent un troisième puisqu’avec la découverte du tombeau, c’est tout le Nouvel empire égyptien qui remonte à la surface –, d’autant plus que The Tomb of Tut-Ankh-Mane de Carter est le livre de chevet de Teresa. Un ouvrage aussi épais que lourd, que la jeune femme lit et relit et qui lui tient compagnie lors de ses longues nuits sans sommeil. Car Teresa souffre d’insomnies chroniques, dont témoignent de larges et profonds cernes noirs constamment sur son visage. Les deux récits vont peu à peu s’enchevêtrer, ne serait-ce qu’à travers les nombreuses didascalies. Les hauts et les bas entre Teresa et Ruben font ainsi écho aux découvertes et moments de démotivation de Carter et son équipe.

Le style des cases égyptiennes, empruntant aussi bien à l’expressionnisme qu’à l’impressionnisme, avec ce jaune dominant, ces lignes subtiles et cette vaste palette de tons, fait face à un style plus précis, allant plus dans le détail, plus dynamique aussi de la période berlinoise. La douceur du premier prépare du coup à la sensualité présent dans le second.

Gràce à Teresa, véritable pont entre ces deux temps et ces mondes, le lecteur prend part, en lisant Hypericon, à un récit multiple ; à la fois voyage immobile magnifique, récit romantique sans eau de rose, ni niaiseries, tourbillon de sentiments et de sensations qui donnent le tournis sans jamais pour autant perdre le nord. Manuele Fior nous propose un ensemble subtil, complexe même, traitant d’aventure, de découverte, d’archéologie, d’histoire, de botanique, de voyage… mais surtout de rencontres fortuites et d’amours éternels. Autant de thèmes que l’auteur marie d’une main de maître autour de l’hypericon, nom scientifique du millepertuis.

Hypericon, de Manuele Fior. Dargaud

Pablo Chimienti
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