Les Friedenomics servies à la sauce Roth

Sputtnix

Gilles Roth lors de la Journée des bourgmestres, en août dernier à la Schueberfouer
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 08.12.2023

Il n’y aurait pas de « plan B », assurait le ministre des Finances ce samedi aux auditeurs de RTL-Radio. « Dës Regierung ass ugetrueden mat engem Plang A, mat engem Konzept, an deen zéie mir duerch ». La doxa Frieden, Gilles Roth (CSV) veut y croire : « An dat wäert och fonctionéieren ». Le « méi Netto vum Brutto » générera plus de consommation, plus d’activités, plus de recettes, ressasse Roth, employant la méthode Coué. En même temps, il constate « l’effet de ciseau négatif » entre recettes (+7,2%) et dépenses (+15,4%), qui devrait être corrigé… « mëttelfristeg ». La seule recette pour économiser que Roth évoquait, samedi dernier, concernait les investissements. Il ne faudrait pas toujours « d’Ham an der Mëllech kachen » : « Fréier huet et mol geheescht ‘mat manner méi’ ».

Luc Frieden a pris un pari risqué. L’adaptation partielle du barème à l’inflation coûtera 480 millions par an, tous les ans. Le dopage des investisseurs immobiliers (durant douze mois) engendrera un important déchet fiscal. L’alignement du taux d’affichage pour les entreprises vers la moyenne de l’OCDE est promis « à moyen terme », et coûtera, lui aussi, cher.

Or, les prévisions ne sont guère clémentes, le « Sputt » a disparu. La note adressée par le Comité économique et financier national (CEFN) au formateur expose la vulnérabilité et l’imprévisibilité budgétaires : « Un choc négatif de 0,5 pour cent sur la croissance de la zone euro impliquerait, le cas échéant, une moins-value budgétaire de 150 à 800 millions d’euros par an ». L’aréopage de hauts fonctionnaires et de directeurs d’administrations ne déborde pas d’optimisme. La situation budgétaire ? « Largement déficitaire ». La trajectoire de la dette ? Elle dépassera les trente pour cent en 2026. La croissance de l’emploi ? Elle « ralentit fortement » et tombe à son niveau le plus bas depuis 2012. Le taux de chômage ? Il « repart à la hausse ». La directive « Unshell » ? Elle risquera d’avoir « un certain effet dissuasif » sur l’industrie de l’optimisation fiscale et la nuée de Soparfis que celle-ci engendre. En résumé : L’économie luxembourgeoise « ne semble pouvoir éviter une contraction ».

Un mois après les législatives d’octobre, le haut fonctionnaire systémique à la retraite, Romain Bausch, démonta l’argumentaire de Frieden sur RTL-Télé. Un contre-financement par la seule croissance économique ? « Cela ne fonctionne pas. C’est très clair. D’abord cela ne fonctionnera pas dans les premiers douze mois. Ensuite, le Luxembourg est une des économies les plus ouvertes au monde. Si vous facilitez donc la consommation, une grande partie sera exportée. » Et de rappeler que le Conseil national des finances publiques tout comme le Statec ont prévenu dès juin que les prévisions de croissance avaient été trop optimistes. Au même moment, Luc Frieden lançait sa campagne électorale sur la promesse du « manner Steieren fir jiddereen ».

En 1999, le gouvernement CSV-DP promettait dans son accord de coalition « un allégement de la charge fiscale qui ira bien au-delà d’une correction intégrale pour l’inflation ». Au tournant du nouveau siècle, la croissance s’emballait. Elle atteignait son paroxysme en 2000 : 9,1 pour cent. Les réductions d’impôts décidées dans l’euphorie furent massives. « D’Reform vun 2002 geet wäit. Ech denken, dass se ganz wäit geet », disait alors son rapporteur, le député CSV Norbert Haupert. Pour les personnes physiques, le taux marginal baissa de 46 à 38 pour cent. (En 1990, il était encore de 56 pour cent.) La cerise sur le gâteau seront les « stock-options ». Introduites par circulaire, elles permettront aux cadres supérieurs de défiscaliser discrètement jusqu’à la moitié de leurs revenus. Le « taux d’affichage » pour les entreprises fut radicalement abaissé, tandis que la taxe d’abonnement passa de 0,06 à 0,05. Ce à quoi s’ajoutaient quelques exonérations juteuses pour les holdings et les dividendes.

La coalition Juncker-Polfer mobilisait les mêmes mots d’ordre que la coalition Frieden-Bettel vingt ans après. Il faudrait dynamiser l’activité économique par un renforcement de la compétitivité des entreprises (« leur laisser plus de bénéfices ») et par une stimulation de la demande privée (calmant au passage les revendications salariales). Le pays se devait de rouler « en tête du peloton », expliquait Claude Wiseler (CSV). Dans cette course au moins-disant fiscal, le Luxembourg revendiquait le maillot jaune. Seuls les Verts trouvaient « dass dat, wat hei passéiert, wierklech total démesuréiert ass ». Présidée par Jeannot Krecké, la fraction socialiste eut quelques scrupules, mais finit par voter avec la majorité. Le LSAP évitait de faire trop de tapage, considérant l’opposition comme une salle d’attente pour réintégrer, de nouveau, l’État CSV. Cinq jours avant le réveillon de Noël 2001, la réforme était votée avec une majorité, constitutionnelle, de 45 voix.

Une année plus tard, l’atmosphère n’était plus à l’euphorie. La croissance venait de s’effondrer, reculant de neuf à un pour cent. Les conséquences de la crise dotcom avaient fini par atteindre le Grand-Duché. Le pays ne serait « pas une île », constata Jean-Claude Juncker. Et d’ajouter : « Et besteet de Verdacht op Sickerbrand » dans les finances publiques. Le gouvernement vendait désormais sa réforme fiscale comme une mesure anticyclique. (Ce que personne n’avait fait au moment du vote.) Le rapporteur du budget 2003, Lucien Clement (CSV), se montrait plus sceptique : « Wéi géifen déi negativ Tendenzen zu Buch schloen, ouni d’Steierreform ? Déi Fro kréie mir haut net mat honnertprozenteger Sécherheet beäntwert. » Même Juncker montrait une certaine « compréhension » envers ceux qui s’étaient demandé si la réforme n’était pas « vläicht e bëssen ze vill generéis […], ob se net ze wäit gaange wär ».

Le LSAP se souciait soudain de la levée de l’impôt. Douze ans avant Luxleaks, Jeannot Krecké évoqua le bureau d’imposition « Sociétés 6 » qui se plaignait de devoir fonctionner « à 25 pour cent de l’effectif nécessaire ». Et le député socialiste de gronder le duo Juncker-Frieden : « Et huet een seng Hausaufgaben net gemaach ». François Bausch (Déi Gréng) rendait responsable le « Wuelstandsrausch ». L’hyper-croissance aurait induit « een drogéierten Zoustand ». « Am Joer 2000 huet zu Lëtzebuerg den Danz ëm dat gëllent Kallef stattfonnt ». La réforme fiscale serait finalement l’expression d’une « idée banale » : « Datt all Steierausfall duerch méi héije Wuesstem géif kompenséiert oder esouguer nach gesteigert ginn. » 

Luc Frieden, lui, restait droit dans ses bottes : « D’Steierreforme kënne momentan en Desequiliber am Budget provozéieren, deen dann awer net schlëmm ass, wann eng Wuesstumsphas duerno kënnt ». L’effondrement des recettes permettait au ministre du Budget de dévoiler son crédo : « De Stat muss sech heiansdo op seng Grondaufgaben zréckbesënnen ».

À l’inverse de 2023, le gouvernement put mobiliser en 2002 des réserves bunkérisées dans les fonds spéciaux. Cette prévoyance aurait évité « eng brutal Vollbremsung », se targuait Juncker. Malgré cet « Apel fir den Duuscht », le budget stagnait, même durant l’année électorale 2004. Luc Frieden commençait à parler d’« adaptations » et de « réajustements ». Son premier réflexe était de « stabiliser » les investissements publics et de geler les recrutements dans la fonction publique (sauf enseignants et policiers). Dans un deuxième temps, les impôts indirects (accises sur le carburant et le tabac) furent augmentés.

Au moment même où Juncker et Frieden regardaient dans l’abîme du déficit (en partie creusé par leur propre réforme fiscale), un manager d’AOL du nom de Richard G. Minor identifia une nouvelle niche fiscale : le commerce électronique. Elle lui vaudra les insignes d’officier de l’ordre de la Couronne de chêne. En mai 2003, le Premier put annoncer l’implantation d’Amazon au Luxembourg. Sept mois plus tard, il se réjouissait : « Dat si bei der TVA Milliarde Lëtzebuerger Frang Mehreinnahmen ». Il se trompait. Ce ne seront pas des milliards de francs, mais des milliards d’euros : 6,36 jusqu’en 2015. De nouveau, un deus ex machina avait sorti le Grand-Duché du pétrin. Le rééquilibrage budgétaire à partir de 2004 ne prouvait pas l’efficacité des trickle-down economics. Il prouvait que le Luxembourg avait eu, de nouveau, beaucoup de bol ; et que le cunning state savait saisir les opportunités offertes par la mondialisation néolibérale.

Vingt ans plus tard, les niches fiscales se sont réduites comme peau de chagrin. Parmi celles qui subsistent, c’est la moins sophistiquée (et la plus dommageable) qui connaît actuellement un boom : La contrebande de cigarettes. Le tout officieusement cautionné par le Grand-Duché. Les accises sur le tabac ont rapporté 790 millions d’euros à l’État luxembourgeois, sur les dix premiers mois de l’année. Trente grammes de tabac à rouler coûtent 15,80 euros en France, contre 5,40 euros au Luxembourg. Une différence de prix qui fait exploser le trafic clandestin. Sur l’A31, les douaniers lorrains arrêtent de plus en plus de camionnettes remplies à ras bord de cartouches portant des timbres et bandelettes luxembourgeois. La politique fiscale du Grand-Duché subvertit la politique sanitaire de la France.

L’impôt minimum mondial sur les multinationales sera-t-il le prochain freak accident fiscal ? Luc Frieden avait estimé en 2021 que ce serait « keen opreegende Sujet ». Au même moment, l’Observatoire européen de la fiscalité avait compté le Luxembourg parmi les grands profiteurs d’un tel impôt : 4,1 milliards d’euros de recettes. Mais les auteurs concédaient eux-mêmes qu’il s’agissait là d’une pure fiction comptable. Le Luxembourg finira-t-il parmi les gagnants ou les perdants ? Ce mardi, devant la commission parlementaire des finances et du budget (Cofibu), le ministre et ses fonctionnaires ont préféré ne pas se prononcer. Dans sa note au formateur, le CEFN estime qu’« il s’avère très complexe de mettre en évidence un chiffrage précis de l’effet budgétaire net de ces dispositions fiscales très techniques, qui dépendent de nombreux paramètres, dont la réalisation est malaisée à anticiper dans l’abstrait ». Une manière très technocratique pour dire : « aucune idée ». Parmi les firmes tombant sous le champ d’application du nouvel impôt, écrit la Chambre des salariés, se trouveraient notamment Arcelor-Mittal, Amazon, Goodyear et Ferrero, dont les chiffres d’affaires dépassent le seuil de 750 millions d’euros.

La réunion de la Cofibu a fait apparaître des tensions. Alors que l’impôt devrait en théorie entrer en action au 31 décembre 2023, la plupart des députés refusaient d’évacuer à la va-vite ce dossier ultra-technique. À commencer par Michel Wolter (CSV), qui a mitraillé le ministre et ses fonctionnaires de questions, leur signalant qu’il n’allait pas se faire pousser à un vote précipité. (Bien que classé troisième sur la liste CSV du Sud, le député-maire n’a pas été retenu dans l’équipe gouvernementale.) « Je serais content si on sortait du régime de ces dernières années, où personne ne posait de questions, sauf les politiciens de l’opposition », dit-il au Land. « Les textes sont toujours déposés au dernier moment, et puis c’est séier, séier, séier. »

« Et kascht, wat et kascht », avait déclaré Xavier Bettel en mars 2020, au-début de la pandémie. Il oubliait qu’il n’était ni le président des États-Unis, ni de la Banque centrale européenne. Certaines mesures auront causé un déchet fiscal énorme pour un résultat minime. La baisse temporaire des taux de TVA d’un point de pourcent a ainsi coûté 317 millions d’euros à la collectivité. Selon le Statec, la mesure a freiné l’inflation de… 0,2 point de pourcent. L’ancien ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), se targuait des emprunts à taux négatifs. Il aurait dû en prendre « substantiellement plus », estimait Romain Bausch il y a un mois sur RTL-Télé. Cela aurait été le moment ou jamais de s’approvisionner en argent qui ne coûtait rien. Le gouvernement craignait qu’en faisant des emprunts massifs, il enverrait un mauvais signal aux marchés (et aux agences de notation). Il restait médusé par son seuil sacré (et imaginaire) des trente pour cent. En se faisant couronner Spëtzekandidat, #Luc a prestement renié ce dogme. Une apostasie pour quelqu’un qui, en septembre 2022, estimait encore qu’« un petit pays devrait plutôt viser les vingt ou 25 pour cent ».

Bernard Thomas
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