La directrice de l’Administration des contributions directes, Pascale Toussing, sur une fiscalité « compétitive »
mais non poussée « à l’extrême », le difficile recrutement de nouveaux agents et le poids budgétaire des Soparfis

« Sans aller droit dans le mur »

Pascale Toussing, ce vendredi dans son bureau, boulevard Roosevelt
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 09.12.2022

d’Land : L’Administration des contributions directes (ACD) traverse une phase de croissance fulgurante. En 1977, elle comptait trois fonctionnaires dans la carrière supérieure. D’après les derniers rapports annuels, ce nombre est passé à quinze en 2007, à 73 en 2017 et à 207 en 2021. Et vous continuez à recruter : 500 nouveaux agents sur les cinq prochaines années.

Pascale Toussing : Sans vouloir manquer de modestie, l’ACD est une administration importante. Nous collectons presque douze milliards d’euros pour les budgets de l’État et des communes. Le volume de travail pour mes gens a connu une croissance extrême. Rien que depuis 2017, nous avons enregistré quelque 100 000 dossiers supplémentaires dans la Section des personnes physiques. Or, sur les dernières décennies, nous avons cumulé d’énormes lacunes dans le recrutement. Elles se reflètent dans la pyramide des âges. Beaucoup de nos fonctionnaires, en règle générale parmi les plus qualifiés, partiront prochainement à la retraite. Sans oublier la complexité des dossiers, qui n’est pas devenue moindre, notamment pour l’imposition des sociétés : de l’échange automatique d’informations à la directive « Unshell », en passant par Beps. Tous ces facteurs conduisent aujourd’hui à une surcharge de travail des fonctionnaires.

Où comptez-vous trouver ces centaines de candidats hautement qualifiés, de surcroît de nationalité luxembourgeoise ?

Lorsque nous ne trouvons pas de Luxembourgeois nous pouvons, le cas échéant, recruter des non-Luxembourgeois pour certains profils spécialisés. Je ne vous cache pas que nous avons énormément de peines. Les experts en prix de transfert sont par exemple quasi-introuvables. Je ne veux pas revenir sur la discussion des traitements des fonctionnaires, mais dans ces domaines, nous ne sommes pas compétitifs par rapport au secteur privé. Le différentiel des salaires est en partie énorme. Tous les jours, certains de nos fonctionnaires et employés reçoivent des offres pour aller travailler dans le secteur privé. Sur 180 postes à pourvoir cette année, l’ACD n’a pu que recruter la moitié. Nous embauchons donc des personnes qui ont une certaine expertise comptable et nous essayons de les former en interne, ce qui n’est pas non plus évident, notamment pour les fonctionnaires établis qui travaillent sous une pression immense. Lorsqu’on doit traiter une telle masse de dossiers, il est impossible de suivre, voire d’assurer des formations à côté.

Est-ce que ce n’est pas surtout le contexte qui a changé ? Les administrations et les régulateurs luxembourgeois doivent paraître crédibles sur la scène internationale.

« Luxleaks » nous a rappelé qu’une bonne administration fiscale protège également la réputation du pays. Quand on pense à la place financière, à la compétitivité, à la croissance, on ne pense pas a priori à l’administration fiscale. Mais à mes yeux, ces éléments sont étroitement liés. Il faut une administration capable d’appliquer une politique fiscale qui soit à la fois compétitive, tout en étant conforme aux règles internationales, et durable. Quasiment tous les jours, nous sommes confrontés à d’autres administrations fiscales qui contestent nos bases imposables. Les autres pays revendiquent une bonne part du gâteau. Via l’échange d’informations et les contrôles conjoints, nous devons prouver que la présence de certaines sociétés sur notre territoire justifie le bénéfice que nous imposons au Luxembourg. Nous devons nous montrer à la hauteur.

Dans une étude récente, les économistes Gabriel Zucman et Ludvig Wier estiment qu’entre 2015 et 2019, les transferts de bénéfices de multinationales vers le Luxembourg seraient passés de 46,8 à 64,4 milliards de dollars. Est-ce que nous continuons à éroder la base imposable des autres États ?

Je n’ai pas lu cette étude, et je ne peux donc pas me positionner par rapport à celle-ci. Mais en tant que directrice de l’ACD, je récuse l’affirmation que le Luxembourg éroderait les bases imposables des autres pays. Les règles sont devenues beaucoup plus claires. Alors oui, elles permettent toujours certaines choses, et je mentirais si je prétendais le contraire. Mais les structurations sont aujourd’hui regardées de très près. En tant qu’administration, nous visons à assurer que les impôts redevables au Luxembourg soient justifiés et correspondent à ce qui se passe au Luxembourg.

Le nombre de « rulings » a été drastiquement réduit. La procédure est devenue payante et se fait désormais par écrit. S’agissait-il de tracer des frontières plus claires, d’ériger un pare-feu entre l’administration et la place financière ?

Mon intention n’a jamais été d’ériger une sorte de firewall. Contrairement à ce qu’on peut prétendre, nous sommes extrêmement ouverts. Il y a des contacts réguliers avec les contribuables ou le secteur financier, mais les règles du jeu sont plus claires. La procédure est plus streamlined que par le passé. Elle s’applique à tous les cas dans l’optique d’une politique fiscale qui est compétitive, mais sans pousser à l’extrême, sans aller droit dans le mur. Car lorsque les choses se gâtent, l’administration se trouve toute seule.

Le secret bancaire continue à s’appliquer aux résidents. Ce dispositif paraît de plus en plus anachronique. Votre prédécesseur Guy Heintz appelle d’ailleurs à l’abolir.

Il s’agit là d’une problématique de nature politique par rapport à laquelle le positionnement d’une administration fiscale est évident per se. Mais il faut noter que le secret bancaire actuel des résidents soulève également des questions quant au contrôle de la résidence fiscale.

Au Luxembourg, le secret bancaire continue à être présenté comme ultime garantie de la sphère privée. Il protégerait les résidents de la curiosité trop poussée de la part des agents du fisc.

Cette crainte est infondée. Les missions de l’ACD sont encadrées par notre police de sécurité. Nos gens n’ont que le droit de consulter les fichiers dont ils ont besoin pour faire leur travail. Ceci est réglementé de manière stricte. Sans vouloir entrer dans les détails, les consultations de certaines bases de données sont par exemple automatiquement identifiées et enregistrées.

Le Statec réclame un accès aux micro-données qui permettraient d’en savoir plus sur le patrimoine des Luxembourgeois, et sa répartition plus ou moins inégalitaire. Où en sont ces négociations ?

J’en ai récemment parlé avec Serge Allegrezza. Ma position a toujours été très claire : Oui à un tel échange, mais à condition de clarifier à cent pour cent la question du secret fiscal. Ce qui n’est, à l’heure actuelle, pas encore le cas. Ceci étant dit, les attentes du Statec sont peut-être un peu trop élevées. D’abord parce que l’ACD ne dispose pas de certains accès, notamment à des données bancaires. Ensuite parce que nous n’avons malheureusement pas, à l’heure actuelle, de gestion électronique de documents. Nous continuons donc à travailler en bonne partie sur papier. Si j’invitais les enquêteurs du Statec à descendre dans la cave, je ne suis pas sûre qu’ils seraient enthousiastes.

Cela fait plus de vingt ans qu’on parle de l’informatisation de l’administration fiscale. Pourquoi ce chantier avance-t-il si lentement ?

Les retards accumulés posent de réels problèmes quant à l’implémentation de certaines mesures et génèrent des frustrations chez mes fonctionnaires. Par manque de ressources, on n’a pu parer qu’au plus nécessaire. On a fait ce qui devait être fait, notamment pour nous mettre en conformité avec les nouvelles obligations internationales. Les projets qui auraient facilité la vie à l’administration ont été délaissés. Aujourd’hui, alors que l’ACD et le CTIE [Centre des technologies de l’information de l’État] commencent à être mieux équipés, nous devons enfin prendre les devants. Mais la matière est vraiment compliquée. Nous ne pouvons simplement acheter des outils informatiques parce qu’il n’en existe aucun qui corresponde à nos besoins spécifiques. Une banque peut acheter un logiciel, nous devons, quant à nous, (faire) développer ces outils en interne.

Les Soparfis sont le principal contributeur de l’impôt sur le revenu des collectivités. Cette fragilité des recettes devrait-elle nous rendre nerveuse ? Ou un petit pays doit-il s’y résigner ?

Au-delà de la dépendance du secteur financier, c’est surtout, et d’une manière plus générale, la concentration, extrêmement élevée, des recettes fiscales qui me semble être un sujet. Lorsque nous analysons l’évolution des recettes, nous voyons que nous sommes, tous secteurs confondus, tributaires d’un nombre peu élevé de contribuables. C’est un fait avec lequel il faut composer.

Et la nébuleuse des 45 000 sociétés boîtes-aux-lettres ? Leur contribution au budget est estimée à deux milliards d’euros…

Penser que des sociétés boîtes-aux-lettres, à supposer qu’elles existent, paient le gros des impôts, cela me paraît absurde. Si tel était le cas, elles ne seraient pas au Luxembourg. Je n’aime pas du tout le terme de « Soparfi » [Société de participations financières] qui n’est d’ailleurs jamais vraiment défini. Les statistiques que vous citez se basent sur le code Nace qu’attribue le Statec. Sans vouloir offenser le Statec, ces codes ne sont pas une science exacte. L’importance que prennent les Soparfis dans la part des impôts payés s’explique en partie par le fait qu’il s’agit de têtes de groupes de sociétés, actives dans des secteurs comme l’industrie, les banques ou l’assurance. Si on les catégorisait autrement, l’image statistique changerait.

Même si on en soustrait les holdings qui ont une réelle activité au Luxembourg, la part des Soparfis continue à représenter un gros morceau.

Je n’en suis pas sûre. C’est une discussion qui n’a jamais vraiment eu lieu. Nous avons un privilège mère-filiale qui, tout en étant conforme aux règles, reste compétitif et qui est utilisé. Mais les pures sociétés boîtes-aux-lettres ont tout intérêt à se doter d’une substance. Déjà aujourd’hui, ces constructions sont remises en question. La directive « Unshell » ne fera que monter la pression.

Cette proposition de directive vous préoccupe-t-elle ? Ne risquera-t-elle pas de déclencher une avalanche de paperasse et d’ensevelir vos services ?

Cette directive ne me fait pas plus peur que toutes les autres initiatives, dont les piliers 1 et 2, qui sont actuellement dans les tuyaux. Atad 3 occasionnera du travail supplémentaire, tout comme Atad 1 et Atad 2 ont occasionné du travail supplémentaire. C’est un énorme bouleversement que nous sommes en train de gérer. De toute manière, le débat sur la substance, nous le menons déjà. Des montants extrêmement élevés de bases imposables sont contestés par d’autres pays via la procédure amiable. Pour moi il est très clair que toute société a intérêt à s’organiser de manière à pouvoir défendre ses structurations.

Le Grand Confinement de 2020 a été un brutal rappel que sans travail frontalier le Luxembourg asphyxierait. Les négociations sur l’extension du télétravail ne pourraient-elles pas être l’occasion de repenser la fiscalité au niveau de la Grande Région ? De transformer le Luxembourg en laboratoire d’une fiscalité transnationale ?

Cela me semblerait quelque peu prématuré. Une telle approche aurait des implications sur les conventions-modèles de l’OCDE, qui fixent les règles de répartition des droits d’imposition. Je ne pense pas qu’au niveau bilatéral, nous pourrions radicalement y déroger. Je comprends les besoins de nos collègues non-résidents en matière de télétravail, mais je vois également certains risques. Si le télétravail ou le travail satellite devenaient la nouvelle norme, ce ne serait qu’une question de temps avant que le Luxembourg ne soit confronté à des discussions sur la substance économique et l’établissement stable.

Bernard Thomas
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