Les soupçons de contournement des sanctions contre la Russie via la cryptomonnaie ont hâté le législateur européen dans sa règlementation, s’attirant les foudres de sa communauté

Monnaie singée

d'Lëtzebuerger Land du 08.04.2022

Spéculations « Pendant que l’on parle, les cryptomonnaies sont certainement utilisées pour contourner les sanctions prononcées contre la Russie », a prévenu la présidente de la Banque centrale européenne le 22 mars dernier lors d’un forum organisé par la Banque des règlements internationaux. Christine Lagarde voit comme « une menace » la possibilité pour les entreprises ou les personnes sanctionnées de convertir les roubles en cryptoactifs. Selon le site coin.dance, le volume d’achat de Bitcoins (la monnaie virtuelle numéro un) a plus que doublé depuis la fin du mois de février et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, agression qui a poussé les États occidentaux à geler des intérêts et canaux financiers russes. En réalité, le volume de roubles convertis en Bitcoins fluctue énormément et les échanges de mars-avril ne représentent qu’une fraction (un sixième) de ceux constatés en 2017. L’on parle d’une grosse vingtaine de millions d’euros échangés sur une semaine, soit une part insignifiante de la trentaine de milliards transférés en Bitcoins toutes les semaines dans le monde. « L’utilisation des cryptomonnaies n’est pas possible à grande échelle (…) pour échapper aux sanctions », analyse le mathématicien et informaticien français Jean-Paul Delahaye pour l’Institut Rousseau (un think tank français préoccupé par la justice sociale et l’écologie). Il n’empêche. L’argent transite largement sous les radars, en dehors des canaux financiers traditionnels. Dans ce contexte géopolitique des plus tendus, la politique tente de limiter les risques où cela est possible. (Bien qu’en l’espèce, l’initiative donne l’impression de lutter contre le naufrage en bouchant une fuite avec un doigt alors que la coque est brisée en deux… puisque l’Europe continue d’acheter du gaz et du pétrole à la Russie et finance de la sorte les deux tiers de son effort militaire). 

Le législateur européen s’est donc réveillé. La semaine dernière, une commission jointe du Parlement européen a discuté, amendé puis voté le projet de règlement encadrant le transfert des actifs crypto (dans le cadre du règlement 2015/847 sur les informations accompagnant les transferts de fonds). « The global reach, the speed at which transactions can be carried out and the possible anonymity offered by their transfer, make crypto-assets particularly attractive for criminals seeking to carry out illicit transfers across jurisdictions and to operate beyond national borders », ont ajouté les eurodéputés au texte qui permettra, espère-t-on, d’identifier les parties prenantes à l’échange de fonds. Une semaine plus tôt, la Commission des Affaires économiques du même Parlement s’était entendue sur la version du règlement Mica, pour Markets in crypto-assets, qui allait être discutée avec le Conseil. L’objectif de ces textes dans les tuyaux depuis septembre 2020 ? Protéger les épargnants des crypto-actifs et surveiller les transactions de la même manière que sur les marchés de capitaux traditionnels. 

Ultras crypto L’initiative réglementaire a fortement déplu à la communauté crypto. Plusieurs dizaines voire centaines de ses membres s’en sont pris à deux députées à l’œuvre, Assita Kanko et Aurore Lalucq, sur les réseaux sociaux. « Utiliser l’argument de la lutte anti-blanchiment, le financement du terrorisme et de la lutte contre la pédocriminalité est (…) un peu le point Godwin du débat. En la matière, ce type de réglementation est dangereux pour les utilisateurs. Il est une atteinte importante à l’anonymat et la liberté individuelle, et va de nouveau mettre l’Europe dans une situation de distorsion de concurrence, mais surtout n’aura strictement aucun impact sur les fléaux qu’elle prétend adresser. Le taux de blanchiment d’argent est extrêmement faible dans les cryptos, et contourner ces mesures va être trivial pour les acteurs motivés (les criminels en question) », écrit un cryptofan (professionnel du secteur en l’occurrence) qui résume ici correctement les préoccupations de sa communauté exprimées dans un flux de tweets qui volent souvent assez bas (une caractéristique pas uniquement imputable à la communauté en question).

L’économiste Nicolas Dufrêne, déjà pris à partie sur internet après avoir manifesté son scepticisme quant à l’intérêt des cryptomonnaies, voit parmi les personnes véhémentes sur les réseaux sociaux, « un certain nombre d’affairistes (les têtes de réseau) qui ont déjà ou qui tentent de monter des business liés aux cryptos. D’autres sont des cryptofans convaincus, un peu naïfs, qui ont l’impression de faire la révolution par ce biais en s’opposant aux banques et aux banques centrales. D’autres sont des libertariens et hayekiens qui croient en la vertu de la concurrence des monnaies et se réjouissent de ce moyen de mettre à mal la souveraineté des États. Enfin, il y a aussi de nombreuses personnes qui n’y comprennent pas grand-chose et qui veulent juste spéculer un peu », résume le directeur de l’Institut Rousseau.

Cyberpunks Philosophiquement, le Bitcoin et les autres monnaies cryptographiques ont été créées pour permettre des relations commerciales d’individu à individu, sans intermédiaire financier susceptible d’être corrompu par l’engrenage capitalistique. L’anonymat et la possibilité d’échapper à Big Brother ont plu aux premiers théoriciens du cash numérique comme David Chaum (sous les concepts d’ecash et de digicash) à la fin des années 1980. D’autres projets comme le Bit Gold, la monnaie décentralisée de Nick Szabo, ou la B-Money de Wei Dai, ont été développés selon la logique que la cryptographie constitue « un moyen de se libérer de l’emprise de l’État et du contrôle que celui-ci exerce sur les informations relevant de la sphère privée », écrit l’économiste spécialisée dans les cryptomonnaies Odile Lakomski-Laguerre dans un article paru dans Dialogues d’histoire ancienne. S’est ainsi développé un mouvement cyberpunk avec en 1988 la rédaction du Crypto anarchist manifesto de Timothy May : « Just as the technology of printing altered and reduced the power of medieval guilds and the social power structure, so too will cryptologic methods fundamentally alter the nature of corporations and of government interference in economic transactions. ».

La technologie a permis le développement du produit et un foisonnement de l’offre en cryptomonnaies: Environ 1 500 existent aujourd’hui. Leur valeur de marché s’élève à trois milliards de dollars. Loin de sa conception initiale de monnaie d’échange affranchie des États, la cryptomonnaie (à laquelle sont associés les cryptoactifs comme les Non fongible tokens) devient un investissement à part entière, l’objet d’une spéculation offerte à une catégorie de la population qui le vit comme une transgression de l’ordre établi et qui peut effectivement s’enrichir en tant que pionnière du filon, à l’image des chercheurs d’or au XIXe siècle (une époque qui a précédé l’avènement de l’ère industrielle et du capitalisme, synonyme d’une certaine perversion). Citons Amandine Claude a.k.a la mineuse, prochaine invitée de l’initiative locale Women in Digital empowerment, le 23 avril. « J’ai commencé à investir de petits montants. Puis, plus j’ai lu et appris, plus j’ai joué avec des grosses sommes. Maintenant une partie de mon salaire est dédiée à l’épargne en cryptomonnaie », explique-t-elle dans un webinaire organisé par l’école informatique parisienne Ada Tech. « Y a personne qui vient réguler ou vérifier derrière. C’est vraiment la beauté de la blockchain », développe-t-elle encore au sujet de l’infrastructure technologique des crypto, partagée entre les utilisateurs. « Il n’y a pas d’intermédiaire, mais des plateformes, une application, un site web, une sorte d’Airbnb des cryptos ». Les contradictions transparaissent. Le marché vit son adolescence. 

Dévoiement Du coup, les Big Four s’en mêlent. PwC Luxembourg et la Lhoft (Luxembourg house of financial technology) ont publié un état des lieux le mois dernier « Crypto-assets: Paradigm shift or short-term trend? », s’interrogent les commerciaux du règlementaire et les hébergeurs de start-up de la Fintech. Les actifs cryptographiques présentent un potentiel transfrontière d’échange rapide et quasiment dénué de frais d’échange. PwC souligne toutefois que les cryptos en tant que monnaie d’échange servent des activités illégales sur le darknet : évasion de capitaux, blanchiment, vente de drogue, attaque ransomware, chantage… « almost half of all (yearly) transactions in Bitcoin can be linked to illegal activity according to Australian researchers who employed specific algorithms to analyse transaction data », écrit le géant du conseil et de l’audit. 

Les actifs crypto infusent le marché financier conventionnel, non sans inquiéter le Financial Stability Board. « Crypto-assets markets are fast evolving and could reach a point where they represent a threat to global financial stability due to their scale, structural vulnerabilities and increasing interconnectedness with the traditional financial system », écrit l’institution basée à Bâle dans une note publiée le 18 février dernier. Citons les stablecoins (monnaie crypto adossée à des monnaies fiduciaires, réputées moins volatiles) ou encore les tokens liés à des actifs tangibles, par exemple VNX Gold lancé ces jours-ci (depuis le Liechtenstein) par la société luxembourgeoise d’Alexander Tkachenko. « Many crypto assets are perfect speculative instruments since their prices rise significantly or fall sharply. But sometimes both traders and investors need a safe haven. VNX Gold is just that – an accessible asset fully backed by real, deliverable gold », promeut Michael Jackson, l’un des associés de Mangrove, petite vedette dans le monde du venture et de la tech, en l’espèce conseiller de VNX pour cette initiative qui s’apparente à une démocratisation de l’investissement aurifère sur support technologique. En 2019, quelques mois avant son décès, Jérôme Grandidier avait singé la blockchain et la tokenisation des actifs tangibles en lançant mysardines, un stablecoin basé sur des boîtes de sardines millésimées stockées dans une cave boulevard Joseph II.

Bien loin de la potacherie de l’entrepreneur lorrain, le Groupe d’action financière (Gafi) a ajouté les cryptoactifs aux secteurs qu’il surveille assidûment. L’organisation internationale qui veille à la lutte contre le blanchiment et qui effectuera sa visite d’inspection au Luxembourg en novembre a deux préoccupations principales : « mass-market adoption of virtual assets and person-to-person transfers ». La direction de la lutte anti-blanchiment au ministère de la Justice a compris le message et l’a fait passer aux opérateurs du secteur financier. Dans un rapport de risk assessment dédié aux nouvellement créés virtual assets service providers (Vasps) en décembre 2020, le risque de l’échange des actifs virtuels est considéré comme très élevé lorsque ce dernier est réalisé de manière anonyme (type Monero) ou pseudo-anonyme (type Bitcoin). « Les néo-banques comme Revolut permettent déjà à leurs clients d’investir dans des crypto-actifs. Les banques traditionnelles sont elles plus réticentes », témoigne Nadia Manzari, avocate spécialisée chez Schiltz & Schiltz. Mica devrait devenir le reflet de la réglementation financière dans l’environnement des cryptos, résume-t-elle. 

« Le règlement va par exemple mettre en place un statut européen de prestataire de services sur crypto-actifs qui sera quelque peu comparable au statut d’entreprise d’investissement existant. » L’ancienne responsable de l’innovation à la CSSF estime que le Luxembourg a « une carte à jouer en permettant à la place financière de rapidement intégrer ces nouveaux produits et services une fois le règlement adopté ». L’idée consiste à faire basculer un maximum d’acteurs sous le parapluie réglementaire. Le non-régulé deviendrait marginal et marginalisé. Le régulateur luxembourgeois, en publiant deux communications ces derniers mois à l’attention des sociétés opérant dans la crypto, a montré des signes de considération, une main tendue. Un monde régulé émergerait des abysses du darknet fondamentalement dérégulé (mais où pêchent toutefois les autorités policières en traque du crime financier) au profit de l’industrie financière, ce que redoutent les opposants à la réglementation en voie d’adoption. En attendant, aucune plateforme d’échange basée au Luxembourg (régulées par la CSSF), ni Bitstamp ni Bitflyer pour ne citer que les deux plus connues, n’a signalé au ministère des Finances de gel d’avoirs sanctionnés, informe la rue de la Congrégation.

Pierre Sorlut
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