Les oubliés de l’Histoire : René Blum (5). Amérique du Nord, 1942-44

L’exil dans l’exil

Les Luxembourgeois de New York (entourant Pierre Krier) présentent une copie de la  Gëlle Fra, lors d’une parade en solidarité a
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d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

Le 26 janvier 1942, à 9 heures du soir, Blum fut avertie par Mme Aron du Comité d’assistance aux réfugiés de Montpellier que son arrestation était imminente et que deux places étaient réservées pour son épouse et lui sur le « Nyassa », un bateau à vapeur portugais affrété par l’organisation de secours juive HICEM.1

Les époux Blum quittèrent Montpellier le lendemain matin par le premier train pour Marseille. Ils prirent le bateau pour Alger le 28 et traversèrent l’Afrique du Nord française par car et arrivèrent à Casablanca le 30 janvier. Albert Nussbaum les attendait devant le « Nyassa ». Blum et Nussbaum se connaissaient bien depuis l’époque, où Blum était ministre de la Justice et Nussbaum responsable de l’association d’entraide juive « Esra ». À partir d’août 1940, Nussbaum fit la navette entre Luxembourg et Lisbonne pour accompagner les convois de juifs expulsés vers la France non-occupée, l’Espagne et le Portugal. À Lisbonne, il fut l’homme de confiance de la HICEM et le gouvernement luxembourgeois lui accorda le titre de commissaire aux réfugiés tout en lui refusant le statut officiel qui lui aurait permis d’agir. Le 20 décembre 1941, Nussbaum fut arrêté par la police portugaise pour infraction aux lois sur l’immigration, avant d’être expulsé après cinq semaines de prison.2

Le bateau mit douze jours pour traverser l’Atlantique et fit escale aux Bermudes. Blum y posta ses premières lettres.

Hamilton (Bermudes), 12 février 1942, René Blum :

« ‚Hei, den Här Blum !‘ – und siehe wer war an Bord um uns zu empfangen und zu umarmen: die Familie Nussbaum. Können Sie sich einen größeren und freudigeren Empfang vorstellen, als plötzlich, mitten im Trubel des Hafens bei der Einschiffung auf einen solch lieben Empfang zu fallen. »3

Hamilton (Bermudes), 10 février 1942, René Blum :

« Notre voyage apparaît comme un voyage féerique, bonne compagnie de la famille Albert (Nussbaum), estomac bien rempli après la famine de deux ans. Notre séjour dans le dortoir de la troisième classe nous apparaît très amusant et nous voudrions que ce voyage merveilleux ne prenne jamais fin. »4

Dans le dortoir, un cercle de débat international se forma autour de Blum et de Nusssbaum, avec le philosophe autrichien Alfred Stern, exilé à Luxembourg de 1935 à 1937, le juriste espagnol Francisco Serrano Pacheco, candidat du Frente Popular aux élections de 1936, l’avocat Jean Fribourg de Paris et le Dr. Schmeier de Strasbourg.5

Aux Bermudes, Blum dut se soumettre à un interrogatoire de huit heures, qui lui laissa un souvenir douloureux. Les passagers à destination des États-Unis quittèrent le navire à Norfolk (USA) et furent conduits par train spécial à New York. Le « Nyassa » continua sa route vers St. Domingue, Cuba et le Mexique avec à son bord Nussbaum, Stern, Pacheco.

Les Blum furent accueillis à New York par le rabbin Serebrenik qui leur offrit un gîte provisoire et le ministre socialiste Pierre Krier qui les emmena immédiatement à l’agape traditionnelle de la colonie luxembourgeoise, où Blum fit un discours. Blum n’avait pas d’argent, pas de travail, pas d’autorisation de séjour. Il fit appel à Pierre Dupong, le chef du gouvernement en exil, qui lui envoya Léon Schaus, son collaborateur le plus direct.

New York, 2 mars 1942, Léon Schaus à René Blum:

« Je t’ai exposé toute notre situation financière. Je t’ai précisé que pour le moment nos dépenses mensuelles dépassent les montants que nous touchons en vertu des arrangements avec le Gouvernement belge. Je t’ai en outre expliqué que nous avons malheureusement dû refuser de prendre en considération certaines demandes en payement d’un traitement ou d’une pension. Je t’ai encore dit, ce que tu sais d’ailleurs mieux que nous, que la situation de nos réfugiés pose des problèmes d’ordre financier. Je t’ai encore donné d’autres explications pour te dire ensuite que le Gouvernement est décidé à ne pas t’abandonner. »6

Malgré le tutoiement le ton de la lettre était rude. Huit jours plus tard, Dupong envoya une longue lettre qui n’était guère plus encourageante.

Montréal, 10 mars 1942, Pierre Dupong à René Blum :

« Cher ami, (…) Je te conseille donc, une fois que tu seras reposé et que la question du séjour sera réglée, de t’efforcer d’obtenir une occupation qui te rende indépendante de nous. En attendant, on te fera parvenir un subside mensuel, sur lequel nous nous mettrons d’accord. »7

Blum était l’envoyé des réfugiés de la zone dite libre. Il présenta au gouvernement un rapport sur la situation des réfugiés luxembourgeois en France non-occupée (février 1942).8 Le rapport estimait le nombre des réfugiés à environ à 800, les deux tiers de confession israélite, en plus de 200 jeunes arrivés clandestinement depuis mai 41 et une vingtaine d’étudiants inscrits aux universités. Leur situation matérielle était dramatique. Réserves en vêtements, chaussures et linge épuisées. Travaux pénibles, embrigadement, sous-alimentation, manque d’hygiène. L’aide fournie par la Croix Rouge Luxembourgeoise en France insuffisante, intermittente et distribuée de façon arbitraire.

La solution serait, selon Blum, l’émigration collective. Elle exigerait une collaboration avec l’organisation juive HICEM et une intervention financière du gouvernement luxembourgeois. Si cette solution s’avérait impossible, il faudrait créer un système d’allocations mensuelles pour les réfugiés restés sur place ainsi que l’affermage d’une grande propriété rurale qui fournirait du travail et des subsistances. Le rapport suggérait l’affiliation à des organisations clandestines pour effectuer le passage à travers l’Espagne et demandait la création d’un comité représentatif de tous les réfugiés. Blum avança trois noms : Antoine Krier, l’abbé Majerus et Paul Gauthier.

Les idées de Blum avaient-elles la moindre chance d’être réalisées ? Le gouvernement luxembourgeois avait-il les moyens nécessaires ? Il recevait de la Belgique une aide sous forme d’avances sur l’or déposé avant-guerre à la Banque Nationale de Belgique et tombé entre les mains des Allemands à Dakar. Hésitant entre neutralité et belligérance, le gouvernement avait décidé en septembre 1940 de s’installer à Montréal (Canada), loin du théâtre de la guerre et séparé de tous les autres gouvernements en exil. Les ministres étaient en rotation permanente entre Montréal, New York, Washington, Londres et Lisbonne, ce qui gonflait les frais de voyage, empêchait toute véritable concertation et donnait un pouvoir exorbitant aux ambassadeurs, qui constituaient le pôle fixe avec leurs règles de fonctionnement et leurs réseaux d’influence hérités d’une autre époque.9

Pour mettre en œuvre les mesures proposées par Blum, Pierre Dupong s’adressa à Antoine Funck, le représentant diplomatique du Luxembourg à Vichy. Pour le visa de Blum il fit appel au représentant luxembourgeois à Washington, Hugues Le Gallais.

Washington, 6 mars 1942, Le Gallais à Dupong :

« Je voudrais attirer votre attention sur le fait que, d’après ce que m’a dit M. Waller, le dossier de M. Blum au State Department ne doit pas être favorable à ce dernier. M. Waller a en effet exposé en détail au State Department les motifs de la démission de M. Blum comme Ministre de la Justice et sa ligne de conduite en général. Dans ces conditions, le moins qu’on parlera de M. Blum au State Department, le mieux cela vaudra. »10 

Platt Waller était le chargé d’affaires américain à Luxembourg. C’était un catholique conservateur originaire de l’Alabama, nostalgique de la monarchie austro-hongroise et amoureux du Luxembourg. Il avait rédigé en avril 1940 un rapport sur la démission de Blum qui reproduisait un entretien avec Joseph Bech.11 La danseuse de music-hall autrichienne qui avait été la cause de ses déboires n’était pas une espionne allemande, son arrestation par la Gestapo le prouva. Ni Bech ni Waller ne l’avaient d’ailleurs dit, mais l’affaire qui avait conduit à la démission de Blum refaisait surface dans un nouveau contexte. Dupong était conscient des risques que cela comportait pour Blum, ceux d’un internement comme élément suspect pour le restant de la guerre. Il réagit immédiatement.

Montréal, mars 1942, Dupong à Le Gallais :

« Monsieur Blum est un ancien ministre de la Justice dont les sentiments antinazis ne font aucun doute. Il est au surplus un homme reconvalescent. Opéré en France, il y fut malade pendant cinq mois. Nous pouvons assumer la garantie qu’il est loyal vis-à-vis des États-Unis. »

Le Gallais ne s’inclina pas. Il argumenta qu’une pépinière d’agitateurs socialistes luxembourgeois risquait de se créer à New York, obligeant Dupong à lui rappeler que l’activité d’un diplomate consiste à exécuter les directives de son gouvernement dans le cadre des principes du droit public luxembourgeois, et que les socialistes constituaient tout de même un tiers de l’électorat luxembourgeois. Le Gallais donna finalement rendez-vous à Blum dans le hall de l’Hôtel Waldorf Astoria et lui fit promettre de ne pas s’occuper de politique. Le 21 mars 1942, les époux Blum quittèrent les États-Unis pour le Canada, leur visa de transit ayant expiré. À Montréal se trouvait le siège du gouvernement, la Cour grand-ducale, le Premier ministre et ses deux conseillers ainsi que les épouses et les enfants de tous les ministres. Il y régnait une atmosphère de pension de famille. Blum jugea que Montréal était la ville la plus triste et la plus ennuyeuse du monde. Il était loin de tout, un exil dans l’exil.

Blum ne savait pas que Dupong avait reçu début janvier 1942 une note de Victor Bodson, successeur de Blum au gouvernement et membre de son parti. Blum se trouvait à ce moment-là encore en France.

New York, 31 janvier 1942, Krier à Dupong :

« J’ai reçu, par special delivery, la note que vous tenez de votre collègue Bodson sur les allégations d’un certain Rudow à propos de notre ancien collègue Blum. Inutile de vous dire que j’en ai été profondément affligé, non pas en ce qui concerne les soupçons exprimés sur René Blum, mais en ce qui concerne la manière de laquelle on agit maintenant contre lui. Il me faut à moi d’autres preuves que les questions d’anonymes et mystérieux agents de la police secrète anglaise et les déclarations d’un inconnu pour soupçonner un ami. »12

E. Rudow13 était un commerçant juif de Luxembourg qui avait été arrêté lors de son arrivée en Angleterre fin mai 1940 et longuement questionné par Scotland Yard. On avait trouvé sur lui une lettre de recommandation de Blum. Rudow fit le récit de son arrestation en septembre 1944 à la demande de Bodson :

« Ils m’ont demandé si je connaissais Mr Blum, ce que j’ai confirmé. Ensuite, ils m’ont demandé si je connaissais une certaine dame de l’Orchestre de l’Hôtel International à Luxembourg ce que j’ai dénié, n’ayant jamais vu ni connu. Là-dessus l’un des inspecteurs m’a dit que cette femme était une espionne allemande qui savait obtenir des passeports luxembourgeois pour des agents nazis. »14

L’accusation était grave et s’ajoutait au rapport rédigé par Platt Waller. Bodson avait reçu l’information de Georges Schommer, commissaire à l’information chargé des contacts avec les services secrets alliés. Blum devenait non seulement un mari infidèle, mais un espion allemand. On comprend pourquoi Blum fut soumis à un interrogatoire humiliant lors de son arrivée en février 1942 aux Bahamas et pourquoi Pierre Dupong fut si ému quand Le Gallais le mit en garde contre Blum. Début avril, Dupong reçut de Bodson une autre « lettre très confidentielle ».

Londres, 8 avril 1942, Victor Bodson à Dupong :

« Mon cher Premier, Veuillez trouver ci-joint quelques copies de documents qui ne manqueront pas de vous intéresser. Ces documents se joignent à d’autres que j’ai dans mes dossiers à Montréal et qui viennent de la même source. N’y aurait-il pas lieu, en présence de la facilité avec laquelle M. René Blum délivre des certificats, de le rendre attentif à la responsabilité qu’il encourt et aux difficultés qu’il crée aux autorités luxembourgeoises compétentes en certifiant des faits qui échappent à son contrôle et qui pour le moins peuvent créer des malentendus avec les autorités étrangères avec lesquelles nous sommes en rapport. »15

Ces accusations se rapportaient à l’affaire Schneider-Sternberg de septembre 1940 et à l’activité de Blum en France non-occupée. Blum avait utilisé le titre d’ancien ministre de la Justice, qui n’avait aucune valeur légale, pour permettre de confirmer l’identité de personnes d’origine juive et possédant un passeport luxembourgeois à titre de résidents étrangers. Blum démontra qu’il n’avait pas fait de fausses déclarations ou attribué la nationalité luxembourgeoise à des personnes qui n’y avaient pas droit.16

Montréal, 17 mai 1942, Blum à Krier :

« Bodson a formulé contre moi des accusations monstrueuses, attentatoires, non seulement à mon honneur, mais encore, vu les circonstances, à ma sécurité, à mon avenir et à mon existence même. Cela à un moment fatal de ma vie, où il me savait dans une situation de détresse matérielle et morale extrême. Tu sais combien, déjà chez nous, après une vie d’intégrité et de dévouement à notre idéal, j’ai souffert de la calomnie, et tu peux aisément imaginer l’effet foudroyant, en exil, de la dénonciation de la part de celui dont j’ai cru pouvoir me flatter en toute sincérité d’être le camarade, l’ami, le fondateur de sa carrière politique, estimant servir notre cause commune. »17

Le ton de la lettre était celui d’un testament politique. Blum confiait à son ami le soin de rétablir son honneur auprès de ses anciens collègues et amis, auprès des camarades de l’Internationale socialiste à Londres et, en cas de retour à Luxembourg, auprès des instances du Parti Ouvrier Luxembourgeois. Pierre Krier répondit avec tout autant de gravité.

New York, 22 mai 1942, Krier à Blum:

« Tu me connais, mon cher René, et tu sais que je n’ai jamais abandonné un ami. Donc tu peux compter sur moi, et sois certain qu’à Londres je n’y faillirai pas plus qu’ici. D’ailleurs il ne s’agit non seulement de ta personne, mais du Président du Parti, et même si toi tu voulais oublier tout cela, moi je ne le ferais pas, je ne le peux pas et je n’ose pas le faire, car je constate de plus en plus les manœuvres montées de toute part contre les représentants du mouvement ouvrier. Il y a un certain système dans tout cela, et je dirais un système international de la réaction. »18

Le vieux syndicaliste se mit tout de suite à l’œuvre, fit intervenir ses relations et profita d’une visite à Washington pour interpeller le ministre des Affaires Étrangères, Joseph Bech.

New York, 17 juin 1942, Krier à Blum:

« En rappelant ta situation à Monsieur Bech, celui-ci a répondu de façon très évasive en disant qu’il s’agissait maintenant de gagner la guerre et qu’on verrait après. (…) M. Bech ne prend rien au sérieux, donc certainement pas au tragique. Il m’a surtout entretenu des réceptions brillantes et des dîners épatants à Washington, des relations importantes de M. Le Gallais, relations qui consistent à avoir aux dîners qu’il organise des personnalités plus ou moins en vue à Washington. »

Krier ajouta dans la même lettre :

« Quoi que certaines gens disent, cette guerre est notre guerre, René, celle du peuple, et la paix sera notre paix, celle du peuple, the peace of the commun man. C’est pour elle que tous les hommes libres du monde versent leur sang, donnent leur vie, leur bien, leur travail. C’est pour elle que les nôtres, les Luxembourgeois tâchent de se maintenir, qu’ils se défendent et qu’en se défendant défendent les droits sacrés que nous avons à garantir. On voudrait minimiser les faits de 1936 et 1937, on n’aime pas les voir rappelés. »19

Krier sonnait la fin de l’unanimité patriotique, la fin de l’amnésie politique, le retour de la mémoire refoulée des années trente, de la lutte antifasciste et de la loi-muselière. Krier et Blum n’avaient pas été toujours d’accord sur tout, mais un long passé commun les unissait. Le parti ouvrier c’était eux avec son aile syndicale et son aile intellectuelle, unies dans la diversité. Il leur manquait le tumulte des réunions, le bruit des discussions, les coups de poing sur table, la fraternité et l’espoir. Krier était un ministre sans Travail et un syndicaliste sans militants. Blum ne sentait plus la chaleur et la souffrance des émigrés de Montpellier. En Amérique ils n’étaient plus que des individus réduits à eux-mêmes, marqués par l’isolement, fatigués par l’inaction.

Il y avait un troisième homme qui ne se sentait pas à l’aise dans l’atmosphère délétère de l’exil américain. C’était Robert Serebrenik, le Grand Rabbin de Luxembourg, un homme de Dieu attaché aux traditions. Sa mission était de veiller au salut matériel et spirituel de la communauté juive du Luxembourg, quelle que soit la nationalité ou l’origine de ses membres. En arrivant à New York il avait fondé le « Luxembourg Jewish Information Office » qui s’occupa à rassembler des recommandations (affidavits) et demander des visas d’immigration. Un conflit ouvert l’opposait à Le Gallais qui l’accusait de mener une diplomatie parallèle et d’avoir demandé une audience auprès de la Grand-Duchesse sans passer par lui. Louis Sternberg, qui avait fondé les Magasins Sternberg en 1906 et avait accompagné Serebrenik dans sa démarche auprès d’Eichmann, avait été exclu de la liste des bénéficiaires d’un visa, pour la seule raison qu’il n’était pas né au Luxembourg. Blum et Serebrenik étaient devenus des alliés.

Le différent qui avait opposé Blum à Funck en 1940-1941 concernait les juifs ne possédant pas la nationalité luxembourgeoise et ayant résidé légalement au Luxembourg. Le différent qui opposa Serebrenik à Le Gallais rétrécit encore davantage la définition de la nationalité luxembourgeoise en en excluant ceux qui n’étaient pas nés au Luxembourg et ceux qui avaient acquis la nationalité par naturalisation ou option. Funck et Legallais invoquèrent l’un les lois anti-juives de Vichy et l’autre les quotas américains pour l’attribution des visas. Tous les deux exécutèrent la ligne du gouvernement dictée par les ministres des Affaires Étrangères et de la Justice.

New York, 23 juin 1942, Dr. Robert Serebrenik, Grand Rabbin, à René Blum, Montréal :

« Dear Mr. Blum, please find enclosed communication to me from the State Department advising that advisory approval has been given the appropriate American Officer at Montréal for the issuance of your visa of immigration. I am extremely glad that your ‘exile in exile’ will soon be terminated and am looking forward to seeing Mrs. Blum and you before very long in this wonderful country. »20

Blum put enfin regagner les États-Unis. Le ménage s’installa d’abord à Pittsburgh, ville ouvrière encore plus sale qu’Esch-sur-Alzette, où vivait Emile Schinhofen, le frère de Mme Blum. Le 28 juillet, Blum fut convoqué à New York, tous frais payés par le gouvernement, pour avoir un entretien avec Pierre Dupong. Blum eut droit à une indemnité mensuelle de 200 dollars en contrepartie de rapports qu’il aurait à fournir. Dupong lui avait annoncé également qu’un premier succès avait été obtenu pour les jeunes gens bloqués en France non-occupée.

Montréal, 11 juillet 1942, Dupong à Blum, Pittsburgh:

« Mon cher ami, Je viens d’être informé que le Gouvernement américain est d’accord pour nous accorder des visas, en dehors du quota et sans affidavits, pour nos jeunes gens en France qui veulent rejoindre une armée alliée. D’autre part l’armée belge est prête à payer les frais de voyage de France (…). Il s’agirait donc pour commencer d’établir une liste des noms et qualités de 10 jeunes gens qui sont prêts à se joindre à l’armée belge. Ensuite voir si la HICEM est d’accord à comprendre ces jeunes gens dans leurs transports. »

Tout semblait tout à coup s’arranger. Un an plus tard, Blum fit le bilan.

New York, 20 août 1943, Blum à Krier, Londres :

« Monsieur Dupong m’a accordé une indemnité mensuelle de 200 dollars. Après règlement de notre train de vie modeste – je ne vois presque personne ici pour éviter les dépenses inutiles – je paye les frais de mes études d’université que je fréquente tous les soirs de 8 à 11 heures, achète des livres et journaux et nous essayons, avec la parcimonie d’Anna, d’économiser peu à peu un petit capital pour payer notre retour. Je suis loin de me plaindre ; au contraire, j’apprécie le geste de Mr. Dupong qui m’a tiré de la plus sombre des misères, arrivé ici dans le dénuement et n’étant plus rien, moins que rien. Il serait présomptueux de demander davantage, d’autant plus que je ne voudrais pas être traîné dans la boue une fois retourné au pays. »22

Blum se mit au travail avec l’ardeur qu’on lui connaissait et produisit des avis et des rapports sur les sujets les plus divers, le retour à la légalité, la définition des pouvoirs spéciaux, les actes de dépossession, la privation de la nationalité, la mise sous séquestre, les services d’utilité publique. L’homme d’action, le tribun et l’organisateur infatigable passait ses journées à courir dans les bibliothèques publiques et à compléter sa culture générale à l’Université Libre des Hautes Études reconstituée. Il suivit les cours du professeur Mirkine-Guetzevitch, participa aux travaux de la Commission belge pour l’Étude des Problèmes d’après-guerre, étudia le code militaire belge, se procura le texte de la Constitution, la collection du Mémorial, l’Annuaire Officiel de 1940, le Recueil des statistiques, le Code Civil, le Dalloz et le Sirey.

Blum pensait déjà au retour et à la nécessité de constituer une réserve pour payer le voyage par ses propres moyens. On lui avait demandé s’il voulait parler à la TSF. Il eut droit à une émission sur la radio de Boston et sur la section française de la Voice of America.23 La radio de Londres lui resta fermée. Il proposa ses compétences pour organiser des filières à travers les Pyrénées, mais les volontaires arrivèrent à Londres, à leurs risques et périls. Les nouvelles de là-bas se firent de plus en plus rares.

New York, 17 juin 1943, Blum à Krier (Londres):

« Voici maintenant une nouvelle situation qui se présente. Mr. Dupong vient en effet de m’écrire : ‘Dans sa dernière correspondance mon collègue Bodson réclame ta présence à Londres pour que tu y travailles ‘sous ses ordres’. Je fais pour le moment abstraction des termes impératifs et absolutistes de ce jeune citoyen vis-à vis de son aîné, chef de son parti. Je voudrais connaître ton opinion au sujet de cette proposition étonnante’. »24

Après un an et demi de brouille, Bodson renouait avec Blum. Pour prendre celui-ci « sous ses ordres ». Bodson faisait comprendre à son prédécesseur que, désormais, c’était lui le chef et Blum l’exécutant.
Bodson avait été ministre pendant trente jours avant de partir en exil. Il avait besoin de Blum qui connaissait tous les rouages de la machine gouvernementale, les arcanes juridiques et les dossiers techniques. Il proposa à Blum de faire partie de la Commission des Nations Unies pour la Poursuite des Crimes de Guerre, une sorte de Parquet International pour la recherche des criminels nazis. Il délégua Blum également dans la commission alliée des « Civil Affairs » pour préparer l’après-guerre dans les domaines des transports, de l’énergie, de la santé, de l’éducation.

Blum n’était donc pas un espion nazi, un falsificateur de documents officiels, un agitateur suspect. Bodson parla d’un malentendu et ne sortit pas les autres dossiers qu’il avait encore dans son armoire. Il parla de son sens du devoir et affirma qu’il n’avait voulu que le bien de son ami et qu’il avait fait tout son possible pour sauver Blum, quand il dut partir de France. En même temps, il reprocha à Dupong d’avoir révélé à Blum le contenu de sa lettre très confidentielle et affirma que celle-ci avait été rédigée en accord avec Bech.25

Quant à Le Gallais, qui avait toujours gardé dans ses échanges avec Blum le langage poli du diplomate, il s’adressait maintenant à « Monsieur le Ministre » en le faisant bénéficier de la qualification d’« Excellence ».

Beaucoup de choses avaient changé entretemps. Le 25 janvier 1942, le Luxembourg déclara la guerre à l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Il y eut le débarquement en Afrique du Nord, la chute du régime fasciste, la bataille de Stalingrad, la grève générale, les désertions de masse, les maquis. Le 31 mars 1944, Blum prit le bateau pour l’Angleterre via le Canada et l’Écosse. Sans éprouver de regrets. Le séjour en Amérique du Nord n’avait été pour lui qu’un long détour.

 

1 Articles précédents : d’Land, 4 mars 2022, 3 juin 2022, 26 août 2022, 11 novembre 2022. 

2 Henri Koch-Kent, Vu et entendu, les années d’exil, 1940-1946, vol. II, p.169 et 188. ACJK, Dossier Frantz Mayer, Albert Nussbaum à Frantz Mayer, Ciudad Trujillo, 4.4.1942

3 ACJK (Archives Centre Jean Kill), Blum 2, lettre de René Blum à l’ami Jos, 12.02.1942.

4 ACJK, Blum 2, Blum à Jean Schneider (Lisbonne), 10.02.1942

5 ACJK, Blum 2, Blum, 7.3.42, Pacheco 21.4.42, 10.6.42, 24.10.42, 9.6.43, Fribourg 2.4.42, Stern 10.7.42. 

6 ACJK, Blum 1, Schaus à Blum, 2.3.42.

7 Blum 1, Dupong à Blum, 10.3.42

8 Blum 1, Rapport, février 1942

9 Selon Paul Dostert, le gouvernement disposait de 1 026 000 dollars pour l’ensemble des quatre années d’exil, 266 000 pour les légations et consulats, 240 000 pour les traitements des ministres et conseillers du gouvernement, 140 000 pour la Cour grand-ducale et 120 000 de frais de voyage et de représentation. Voir Paul Dostert, « Les finances du gouvernement luxembourgeois en exil (1940-1945) », [in :] Du Luxembourg à l’Europe, Hommage à Gilbert Trausch, 2011. 

10 Georges Heisbourg, Le Gouvernement Luxembourgeois en Exil, tome II, p.20-26.

11 Nous en avons parlé dans notre deuxipme épisode, d’Land du 03 juin 2022. Source rectifiée voir note 15 de cet article.

12 Henri-Koch-Kent: Vu et entendu, vol. 2, Années d’exil, p. 284-286.

13 Mémorial Shoah Luxembourg : « Biographie Elie Khonon dit Hans Rudow » par Denis Scuto et Eni Ramcilovic.

14 ANLux, Fonds Bodson-Emile Krier. 

15 ANLux, Gouv. Exil, p. 139. Cité d’après les photocopies rassemblées dans le dossier Blum 1 des ACJK. 

16 Nous avons relaté la controverse dans l’épisode 2 de cette série, paru le 3 juin 2022. On y trouvera les sources. 

17 ACJK, Blum 1, Krier, 17.5.42

18 Id., Krier à Blum, 22.5.42

19 Id., Krier à Blum, 17.6.42

20 Blum 1, Serebrenik June 23, 1942.

21 Blum 1, Dupong à Blum, 11.6.42 

22 Blum 1, Krier, 20.8.43

23 Emission du 4.4.1943. Texte, voir ACJK, Blum 1.

24 Blum 1, Blum à Krier, 17.6.43. Voir aussi Dupong à Blum, 29.5.43.

25 ACJK, Blum1, ANLux, p. 0122, Bodson à Dupong, Londres, 20.5.1942.

Henri Wehenkel
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