Rencontre avec Grégory Quenet, un des pionniers de l’histoire environnementale. Il vient de publier L’écologie au musée. Un après-midi au Louvre

Mettre l’extérieur à l’intérieur

d'Lëtzebuerger Land du 11.10.2024

D’Land : Dans votre récent livre (éd. Macula, 2024), vous citez l’ouvrage de George Perkins Marsh, Man and Nature (1864), au terme d’une réflexion qui démarre sur un bas-relief de Khorsabad comprenant « la plus ancienne représentation figurée d’une action de l’homme sur l’environnement ». Pouvez-vous nous dire l’importance de cet ouvrage dans la prise de conscience d’un monde disparu?

Grégory Quenet : Cet ouvrage n’est pas le premier à décrire l’impact des sociétés humaines sur la nature mais il le fait en des termes nouveaux. Au lieu d’une sorte d’effet circonstanciel et local, il met en place un grand récit qui s’organise autour du risque d’extinction de certaines espèces. Ce récit, nous le connaissons bien car il nourrit toujours nos représentations en liant la mort des civilisations et la mort de la nature. Pourtant, si des civilisations peuvent s’éteindre, la nature, elle, ne meurt pas, mais se recompose, même lorsque des espèces disparaissent. Pourquoi ce récit, qui est la matrice de la pensée écologique, est-il né aux États-Unis ? Alors que l’Europe ne présente que des paysages anthropisés, même dans la très longue durée, le Nouveau Monde a été perçu par les colons européens comme une nature originelle et intacte, peuplée par des premiers habitants mais qui ne l’auraient pas modifiée. Ce qui est bien sûr faux, mais a été un instrument très efficace, et ambigu, pour penser la valeur de la nature sans êtres humains.

Aux origines de l’histoire environnementale, il y a l’enjeu de donner voix à ce qui fut réduit au silence, comme une « extension, aux non-humains de la lutte en faveur des dominés ». Ce que vous faites à travers l’exemple du cabiaï, cet animal esseulé au milieu d’un paysage brésilien de Frans Post, premier artiste à avoir produit des vues du Nouveau Monde... 

Dans le contexte de la mobilisation pour les droits civiques des Afro-américains aux États-Unis, l’histoire environnementale des années 1970 a eu comme ambition de parler pour tous les êtres qui ne parlent pas ou qui ont été réduits au silence. Ceci pose d’emblée un problème de méthode : quelle est la légitimité de celui qui parle pour et avec quels outils ? Le capibara de Frans Post est fascinant parce qu’il ne regarde pas le spectateur et semble impassible dans un paysage de 1639 profondément transformé par les Espagnols et les Hollandais. Son indifférence, qu’il faut conserver en tant que tel, dit un monde qui a été littéralement réduit au silence par l’irruption d’un autre monde, qui a décimé la population locale et pris possession de ses terres pour la monoculture du sucre.

Dans votre ouvrage, dès le premier chapitre dédié aux Captifs, vous pointez un paradoxe entre le lieu de « désécologisation générale » qu’est le musée et le choix du conservateur de laisser apparente la patine qui s’est greffée avec le temps sur cet ensemble de sculptures du Louvre, autrefois installé en plein air. Comment a émergé cette volonté au sein des musées français d’« environnementaliser les œuvres d’art » ?

Comme institution et comme bâtiment, le musée a été fondé à la fin du 18e siècle sur l’arrachement des œuvres d’art aux éléments environnants qui les abîmaient, et ce afin de les transmettre inaltérées aux générations suivantes. Dès 1794, Quatremère de Quincy proteste contre le geste d’arracher les statues antiques à la lumière d’Italie pour les mettre au Louvre, ce que l’on peut appeler, par un terme anachronique, « désécologiser ». Et, de fait, la conservation des œuvres d’art s’est opérée dans un environnement clos et entièrement autorégulé. Mais, dès que l’on fait des enquêtes dans les archives, on fait surgir un monde plus complexe, fait de processus que conservateurs et restaurateurs gèrent sans cesse. Les rendre visibles recèle un potentiel inexploité pour ré-environnementaliser les œuvres d’art. La restauration des Captifs est la première à laisser apparente les traces de la pluie, sans que cela relève à l’époque d’une politique systématique du Louvre. C’est le résultat de la coïncidence entre les travaux du Grand Louvre – l’architecte Pei voulait une sculpture d’extérieure monumentale pour cette ancienne cour qu’il recouvrait d’une verrière – et les expérimentations d’un restaurateur, Antoine Amarger.

Vous accordez une grande attention au contexte, au lieu, et nombreuses sont les œuvres que vous convoquez – des Captifs à La Vierge du Chancelier Rolin de Van Eyck – déplacées du lieu pour lequel elles avaient été initialement conçues. Quel regard portez-vous sur l’art contextuel, qui est en quelque sorte négation du musée, et sur les demandes de restitution de certaines pièces de la part de pays autrefois colonisés ?

L’arrachement, qui est toujours critiquable, a fait naître une situation nouvelle qui, elle, l’est beaucoup moins, qui consiste à mettre en regard des œuvres qui n’ont jamais été réunies ensemble. C’est le principe du musée et la matrice de son potentiel heuristique et sensible qui décuple les possibilités d’une œuvre au-delà d’un contexte de départ qu’il ne faut pas enfermer dans les illusions de l’origine, comme si l’œuvre n’était pas substantiellement destinée à être arrachée à l’artiste ou l’artisan qui l’a produite, possédée et manipulée par des acteurs qui n’existent plus aujourd’hui. La question me semble être moins celle de la restitution que du partage de l’expérience de l’œuvre décuplée et enrichie par ses déplacements. C’est sur ce point qu’il faut être attentif, ce qui devrait conduire du reste à s’insurger contre l’appropriation financière des œuvres qui les enferme dans des coffres-forts et les soustrait au regard au nom de la spéculation.

Votre ouvrage prend la forme d’une agréable déambulation au Louvre, parmi les siècles et au moyen d’objets hétérogènes, tableaux, sculptures, photos, timbres. Dans un lieu saturé par le tourisme culturel et les expositions « événements », voire par le défaut d’éclairage, le public a-t-il encore les moyens de déambuler au Louvre, musée le plus fréquenté au monde ?

La fréquentation des musées est une question qui doit être posée aujourd’hui, y compris en envisageant des jauges qui restent à définir. Non seulement, elle atteint une intensité insoutenable autour de certaines œuvres mais elle vide des salles et des musées entiers de leur public. Il est encore possible de déambuler au Louvre car le musée le plus grand du monde contient de nombreuses parties moins fréquentées et on ne cesse de le redécouvrir.

Dans l’histoire environnementale, que représente l’avènement du naturalisme dans les arts ?

L’avènement du naturalisme dans les arts est vu de manière classique comme la première étape d’une extériorisation de la nature qui coupe les sociétés de leurs environnements. L’invention de la peinture de paysage au 15e siècle aurait fourni les conditions de la possession et de la manipulation, redoublée ensuite par la mathématisation et la propriété privée. Ces dernières années, cette coupure a été cependant fortement relativisée au profit de ce que l’historien Stéphane Van Damme appelle des « multinaturalismes ». Rappelons que le philosophe Bruno Latour affirmait que nous n’avons jamais été modernes mais avons fait semblant de croire à la séparation entre nature et culture pour mieux masquer la prolifération des hybrides.

Connaissez-vous le paysage muséographique luxembourgeois, et si oui de quelle façon ?

J’ai eu l’occasion de le découvrir lors d’une invitation de la Luxembourg School of Religion and Society (LSRS) pour donner un séminaire sur les questions écologiques et réfléchir à un programme de doctorat recherche-création. J’ai donc arpenté longuement la ville à pied pour la sentir physiquement et visité tous les musées afin de saisir comment cette matérialité est comprise et représentée.

Y a-t-il des œuvres ou des procédés d’exposition ou de conservation qui vous intéressent en particulier au Luxembourg ?

Il me semble, mais c’est une hypothèse qu’il faudrait étayer par un travail d’enquête, que l’on peut lire l’histoire environnementale du Luxembourg à travers ses musées. Le MUDAM, le MNAHA comme le City Museum ont dû composer entre le passé, le présent et le futur en associant des bâtiments nouveaux avec des constructions qui n’étaient pas prévues pour cela et qui avaient une écologie différente, celle d’une ville haute, d’un marché-aux-poissons, d’une citadelle. Ils s’inscrivent dans l’histoire des transformations d’une ville qui ne ressemble à aucune des métropoles globales de même rang, dans un Grand-Duché composé essentiellement de campagnes et de forêts. L’histoire de la constitution des collections permettrait, elle aussi, de suivre ces transformations, depuis une économie rurale pauvre et faite d’immigration puis une industrie lourde qui a apporté le développement et enfin une prospérité assise sur la finance et un rôle central dans la construction européenne. Comment qualifier ces types d’assemblages ? De quels conflits et régulations s’accompagnent-ils ? Comment les transformations en cours modifient-elles ces équilibres ? Existe-t-il un modèle luxembourgeois ? Toutes ces questions peuvent être posées à partir des musées.

Vous commencez un nouveau chantier qui sera le deuxième volet de L’écologie au musée, consacré au Getty à Los Angeles.

Le livre sur le Louvre se demandait comment un extérieur entre dans un intérieur. Pour le Getty, je souhaiterais déplacer la question : comment un intérieur est-il configuré par un extérieur qui reste à la porte ? L’histoire environnementale de Los Angeles est celle d’un territoire modelé par les catastrophes environnementales (incendies, glissements de terrain, séismes, inondations torrentielles) qui a pensé lui-même sa propre destruction, bousculant la vision paradisiaque que les colons européens avaient de la Californie. Comment la construction de la villa Getty et du Brentwood Getty Center ont-ils pris en compte ces dangers à travers une architecture intemporelle et classique, une villa romaine puis un « village romain dans les collines » (Richard Meier), ce qui en retour modèle l’intérieur et la perception des œuvres ? C’est l’inverse de la question habituelle, assez superficielle, du développement durable appliquée au musée : quel est l’impact matériel du musée sur son territoire ?

À quoi ressemblera, selon vous, le musée du futur ?

Le musée du futur sera plus sobre et plus intense car l’événementialisation du musée a atteint ses limites. Comment inventer des expositions plus petites et tout aussi marquantes ? Comment plus mobiliser les publics du territoire environnant ? Comment démultiplier l’expérience par une muséographie enrichie à de nouvelles thématiques comme l’écologie ? Ce sont ces éléments qui permettront de compenser le coût de l’espace-monde des musées auquel il ne faut pas renoncer, mais qu’il faut rééquilibrer par des attachements locaux.

Loïc Millot
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