« Contre l’oubli et pour la jeunesse »

d'Lëtzebuerger Land du 11.10.2024

Il a sans doute une anecdote à raconter sur chacun des équipements, véhicules et uniformes exposés et conservés au Musée national d’histoire militaire (MNHM), à Diekirch. Frank Rockenbrod, président et cofondateur du musée il y a quarante ans, est intarissable lorsqu’il fait visiter, diorama après diorama présentant des scènes de combat ou de la vie quotidienne des soldats et civils, cette institution consacrée à la Bataille des Ardennes. Collectionneur et passionné d’histoire, il a mené plus de 500 interviews de vétérans et civils, alliés, allemands et luxembourgeois. « Le musée a été fait pour et avec les générations qui ont subi tout cela », à partir des efforts collectifs et collections personnelles des membres de l’Association des Amis de l’histoire de Diekirch. Installé dans une ancienne brasserie, le MNHM* est l’œuvre de ces hommes nés dans l’après-guerre qui ont voulu préserver de l’oubli cette page de l’histoire de leurs parents et grands-parents. Frank Rockenbrod est d’ailleurs lui-même fils d’un enrôlé de force.

L’Oesling et ses habitants ont été durablement marqués par de la Bataille des Ardennes, qui a duré six semaines pendant l’âpre hiver 1944-45. Les combats et bombardements ont laissé les villes du nord en ruines, causé des destructions matérielles considérables, de vastes déplacements de réfugiés vers le sud et des dizaines de milliers de morts, blessés et disparus parmi les troupes et la population.

Jos Tholl préside le Grec (Groupe de recherches et d’études sur la guerre) et est gestionnaire du Mémorial Patton. Le petit musée présente une documentation autour des événements qui ont eu lieu à Ettelbruck ainsi que la figure du général Patton. Il a reçu 5 400 visiteurs en 2023, sans compter les groupes scolaires. La douzaine de membres du Greg fait également des recherches sur les enrôlés de force luxembourgeois, souvent à la demande de leurs descendants. Comme Frank Rockenbrod, Jos Tholl se voit comme un passeur entre hier et demain, un intermédiaire entre les générations nées au début du vingtième siècle et celles nées à sa fin. « Je suis né directement après la guerre et je sais ce que mes grands-parents, qui n’étaient pas luxembourgeois, mais aussi ma mère et mon père, ont subi pendant l’Occupation. C’est cela qui m’a motivé à travailler dans ce genre de musées. » Anciennement pompier de profession, il a cofondé et dirigé l’association des Lëtzebuerger Jugendpompjeeën. Il y voit un lien direct avec son implication au Mémorial Patton : « J’ai travaillé avec des jeunes pendant quarante ans ». Tournés vers la transmission du « bagage historique et émotionnel qui nous a été transmis » (F. Rockenbrod), ces « témoins de la deuxième génération » veulent sauver de l’oubli ce qu’il est advenu à la génération de leurs parents. D’autant que, selon Jos Tholl, « nos grands-parents et parents n’en parlaient jamais à la maison et maintenant c’est trop tard. » Le tabou tenace de la guerre dans les décennies d’après-guerre a compliqué la communication de cette mémoire aux enfants, qui, devenus adultes et aujourd’hui grands-parents, l’estiment urgente et indispensable. Jos Tholl résume l’objectif de son engagement « en une devise qui pourrait être celle du musée : contre l’oubli et pour la jeunesse. »

Le défi et l’enjeu sont de taille et les deux hommes reconnaissent qu’il faut susciter l’intérêt des jeunes pour une histoire éloignée de leur univers et dont l’enseignement prend peu en compte leurs pratiques culturelles, notamment digitales. Les visites combinées du MNHM et du sentier pédagogique du Schumann’s Eck, la centaine de visites guidées d’écoliers par an et les contenus digitaux accessibles par QR code au sein du MNHM s’adressent à ce public. « Il faut demander aux jeunes ce qui les intéresse dans cette mémoire », dit Frank Rockenbrod, « Ils disent trois choses : nous voulons que ce soit authentique, pouvoir utiliser nos périphériques numériques et que l’histoire racontée fasse écho à nos références, à nos situations personnelles. » Pour s’adapter à ce public difficile à satisfaire et parfois à comprendre pour ceux qui les dirigent, les musées font donc peau neuve. Le Mémorial Patton a, depuis 2014, connu de nombreux réaménagements, du parking à la façade en passant par une accessibilité améliorée et des travaux d’infrastructures seront menés dans les trois années à venir. Outre les efforts sur les contenus digitaux, la direction du MNHM repense et modernise sa muséographie afin de la rendre plus interactive. « Le musée vit à travers un storytelling, ainsi que des centaines de témoignages de vétérans et de civils, qui permettent une mise en contexte et, suivant le profil des visiteurs, la création d’un lien émotionnel. »

Un risque d’essoufflement

Subventionné par la direction de la Défense, le ministère de la Culture et par la commune de Diekirch, le MNHM se transforme mais les moyens restent limités. La direction œuvre pour une mise sous tutelle ministérielle afin d’être davantage accompagnée. L’époque où les fondateurs passionnés ne comptaient ni leur temps ni leur argent personnel est en train de passer et une clarification est attendue. Au plus modeste Mémorial Patton, le subside de la commune ne suffit pas non plus au fonctionnement de la structure, qui se maintient grâce à la générosité des membres et bénévoles. Jos Tholl ressent une forme de désintérêt de la puissance publique pour son établissement : « J’aimerais bien que nous soyons reconnus comme un vrai musée et soutenus comme tel par l’État, comme d’autres petits musées. » Le danger le plus important qui plane et menace l’existence même des petits musées, c’est la difficulté à recruter des bénévoles et de nouveaux membres des associations sur lesquels ils reposent. La réussite de la transmission de la mémoire à un public jeune sera conditionnée par celle du passage de flambeau entre la génération des fondateurs et celles qui suivent. Frank Rockenbrod : « Nous nous posons la question de la succession et nous nous félicitons d’avoir une équipe de jeunes historiens qui assument la relève. La difficulté est de transmettre l’émotion personnellement ressentie face au récit d’un vétéran... »

La question de la survie des petites structures muséales lors de la retraite ou de la disparition de leurs fondateurs se pose donc avec urgence, d’autant que des centaines de musées à travers le Luxembourg et l’Europe ont déjà disparu. En cette année du 80e anniversaire de la Libération et de la Bataille des Ardennes, d’importantes cérémonies auront lieu, suscitant un regain d’intérêt et de fréquentation des musées militaires. À Ettelbruck, une journée des enrôlés de force, une reconstitution de scènes de libération, une grande cérémonie interreligieuse et l’inauguration de trois silhouettes dans l’espace urbain se sont tenus fin septembre. Le 16 décembre, au Schumann’s Eck, des centaines d’invités seront présents lors d’une grande cérémonie œcuménique. Reste à savoir si ces commémorations participeront à pérenniser l’existence des musées militaires ou s’ils finiront par disparaître avec ceux qui les ont inventés et fait exister.

* Le MNHM partie d’un écosystème avec le Mémorial Patton à Ettelbruck et les Musées de la Bataille des Ardennes à Wiltz et à Clervaux, subventionnés par leurs communes respectives. Ces institutions échangent de la documentation entre elles et, au-delà de nos frontières, avec le Bastogne War Museum, le Musée royal de l’armée et d’histoire militaire de Bruxelles ou encore, pour le Mémorial Patton d’Ettelbruck, avec son équivalent à Pilsen, en République tchèque

Sébastien Moreau
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