Serge a acheté un tableau. Son ami Marc le décrit : « C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. » Le début de la pièce Art de Yasmina Reza pose d’emblée les enjeux. C’est un questionnement sur l’art contemporain, sa valeur et sa place dans la société. C’est aussi une radiographie drôle et féroce des rapports amicaux et d’une certaine bourgeoisie.
Créée en 1994 par Pierre Vaneck, Fabrice Luchini et Pierre Arditi, la pièce Art de Yasmina Reza a été traduite dans plus de trente langues et est sans doute la pièce française la plus jouée dans le monde. C’est un classique contemporain, qui a obtenu d’innombrables prix prestigieux (« Molières », « Tony Award »), une pièce qui semble un must dans la carrière d’un comédien. Rien qu’en France, on a vu des pointures comme Jean-Louis Trintignant, Jean Rochefort, Charles Berling ou Jean-Pierre Darroussin dans les rôles de Marc, Serge ou Yvan.
Au Luxembourg, Frank Hoffman a monté la version allemande, Kunst, dans le hall du Mudam en 2022. Art sera à l’affiche du Théâtre du Centaure, dans une mise en scène de Myriam Muller avec Olivier Foubert, Valéry Plancke et Jules Werner à partir du 17 octobre. Hasard des calendriers et des programmations, la pièce sera aussi jouée en février 2025 au Escher Theater par Olivier Broche, François Morel et Olivier Saladin, les anciens de la troupe des Deschiens. C’est dire que, trente ans après sa création, le propos est toujours valable. « En la relisant, ça a été un choc ! Le choc de découvrir combien cette pièce m’était incontournable. Combien elle n’avait pas perdu de son actualité et combien elle ne voulait pas passer de mode », explique Myriam Muller.
La pièce commence donc lorsque Serge, un dermatologue, achète un tableau entièrement blanc pour une somme considérable. Il estime que la réputation de l’artiste – « un Antrios, des années soixante-dix » – justifie largement ce prix. Ses amis Marc et Yvan ont des réactions très différentes face à cet achat. Marc méprise l’œuvre, ne voyant en elle aucune valeur artistique : « Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ? ». Yvan est plus conciliant. Il ne pense pas grand-chose du tableau : « Si ça lui fait plaisir… Il gagne bien sa vie ». Ce tableau blanc devient alors le catalyseur d’un débat acharné entre les trois amis. Ils se déchirent à propos de ce tableau blanc en débattant de la valeur de l’art contemporain, du bon goût, de ce que signifie « être de son temps ». Myriam Muller ajoute : « S’il était question du prix d’une voiture ou d’une villa, ce serait beaucoup moins fort »
Les didascalies précisent que l’action se déroule dans trois espaces identiques, les appartements des trois personnages. Le mobilier est le même, la différenciation se fait par les peintures accrochées aux murs : le fameux Antrios, chez Serge, « un tableau figuratif représentant un paysage de Carcassonne vu d’une fenêtre » chez Marc, et une « croûte » chez Yvan. L’art sert donc à qualifier les personnages. Comme dans bien des comédies, de Molière à Labiche, le « goût des autres » reste un ressort dramatique des plus efficace.
L’affrontement entre Marc et Serge, avec Yvan comme arbitre, dépasse la seule question de l’art et ne laisse personne indemne. Les quatre vérités leur explosent à la gueule, menaçant le mariage d’Yvan et leur amitié pourtant ancienne. Parallèlement à celle de l’art, la pièce pose donc la question de la valeur de l’amitié, en particulier celle des mecs qui jouent du paraître, quand l’argent a perverti leurs relations. « C’est une autopsie cruelle de la bourgeoisie et de la masculinité », pointe la metteuse en scène. Elle dit aussi reconnaître parfois « mon frère, mon cousin ou mon voisin » dans les personnages.
En trente ans, le marché de l’art a évolué pour valoriser toujours plus certains artistes « bankable », il a connu de nouveaux modèles de financement avec les cryptomonnaies. Des structures de diffusion inédites sont apparues avec les réseaux sociaux. Les artistes ont développé de nouvelles pratiques à travers liées au numérique, ou retrouvé d’autres comme les collectifs ou les performances. Les questions d’écologie, d’inclusion, de décolonisation ont bouleversé la conception des musées et de leurs collections. Et pourtant, la manière dont l’art est interrogé dans la pièce reste tout à fait actuel. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Est-ce que l’art a une valeur et comment la quantifier ? Qui décide qu’un monochrome blanc est plus « moderne » qu’un paysage flamand ? Et finalement : Qu’y a-t-il de tellement sacré dans l’œuvre d’art qu’on ne puisse supporter que « l’autre » ne partage pas le même goût ?