Le postulat de Sigma, troisième roman de Julia Deck, est aussi simple qu’il est provocateur : afin de réduire le potentiel subversif de l’œuvre d’un peintre, une association secrète concourt à la rendre anodine, quelconque, inintéressante. Pour y arriver, elle cherche à muséaliser l’artiste. Car quel meilleur moyen de banaliser l’œuvre d’un artiste que de la cloîtrer dans un espace qui n’est accessible qu’à une élite bourgeoise, quelques happy fews qui peuvent se permettre des déambulations oisives dans ces temples consacrés à la création, papotant sur l’art lors d’un vernissage en ingurgitant coupes et canapés puis rentrant dans la rutilance de leurs bagnoles.
Il est cependant assez rare, dans la littérature contemporaine, qu’on assigne une place aussi cynique aux musées, qu’on commente leur mercantilisation contre laquelle un certain Enrico Lunghi luttait, à l’époque, et qui en a payé le cher tarif de qui ose contrecarrer la marche en avant du capital avec un très grand c.
Souvent en effet, le musée devient caisse de résonance de la vie intérieure de l’artiste. Le lien entre musée et littérature est fort au point que les éditions Stock ont créé la collection Ma nuit au musée, dont le postulat est qu’un écrivain s’enferme, le temps d’une nuit, dans le musée de son choix, cela afin de produire par la suite un livre qui la relate, cette nuit. Près de vingt auteurs et autrices se sont déjà consacrés à l’exercice, qui commence à prendre des allures oulipiennes tant l’exercice est formellement fascinant : une nuit, un auteur, un espace.
Ce qui se lit, d’un récit à l’autre, d’un lit de camp installé au milieu des œuvres à l’autre, d’une insomnie à l’autre aussi, c’est que l’espace muséal renvoie presque toujours l’auteur ou l’autrice à son propre vécu, à son identité, un retour à ses racines, récit de l’intimité où se tisse, entre l’auteur et le musée, un lien particulier. Comme Lola Lafon qui, passant sa nuit dans la maison Anne Frank, s’interroge sur ses origines juives, sur le passé migratoire de sa famille, qui escamotait sa judéité afin de se fondre dans la masse par peur des remontrances antisémites.
Ou comme Diane Mazloum, qui choisit le Musée national de Beyrouth en dépit du fait qu’il soit fermé ; on lui a d’ailleurs interdit d’y passer la nuit, trop dangereux. Cela aura donc été une nuit factice – mais vu la situation au Liban, l’autrice n’a hélas aucune peine à parler de nuit allégorique, qui en profite pour retracer l’histoire de son pays aimé et ravagé, pendant longtemps à la croisée des cultures occidentale et orientale, tout en commentant le concept même de musée national : « entièrement tourné vers le lointain […], notre musée national est aussi un musée de la nostalgie dans lequel les querelles du présent n’ont eu de cesse de s’engouffrer sans l’épargner ».
Souvent, les auteurs de la série tardent à entrer dans le vif du sujet, comme s’ils approchaient cette nuit de façon concentrique, à pas feutrés, évoquant bien souvent aussi des musées qu’ils ont fini par éliminer de leur liste comme pour souligner la nécessité de celui qu’ils ont investi. Ananda Devi, née à l’Île Maurice et dont le trauma familial vient bien plutôt de l’esclavagisme, questionne d’abord sa propre légitimité à passer sa nuit à Montluc, parmi les fantômes de résistants et de nazis incarcérés – c’est là qu’a été brièvement incarcéré Klaus Barbie avant son processus, au lieu même où il torturait.
Ce qu’on peut retenir de toutes ces apparitions de l’espace muséal en littérature, c’est que le musée devient souvent un espace de projection, de divagation, de déambulation, de prétexte à autre chose. Parfois, il est simple coulisse, déclencheur de digressions les plus diverses.
Entre colonialisme et extinction
Et parfois au contraire, c’est ce qu’il expose qui devient sujet à débat, comme dans l’excellent King Kasaï de Christophe Boltanski, qui passe sa nuit dans l’ancien « musée du Congo belge », rebaptisé en « Africa Museum » et décolonisé pour l’occasion. Au cours de son récit, Boltanski s’intéresse notamment à ce caveau « transformé en débarras, à mi-chemin entre la déchetterie et la vitrine », où gît l’inconscient colonial de tout un pays : « Depuis le début des travaux [de restauration], les responsables du musée ne savent pas comment s’en débarrasser. Ces statues célèbrent tout ce contre quoi ils prétendent dorénavant lutter. À défaut de les déplacer, ils ont d’abord cru pouvoir les neutraliser. Comment ? Par des ajouts. C’est un moyen comme un autre pour se débarrasser de ce qui gêne. Quand on ne peut pas écarter un importun, on le noie dans la masse. »
Car comment transformer ce passé colonial sans le nier, que faire d’un musée construit sur un domaine de chasse du roi Léopold II, qui, parce qu’il n’est jamais allé lui-même au Congo, a fini par y installer une « sorte de dépliant géant », de « Congo miniature » avec trois « villages nègres » où 267 hommes, femmes et enfants devaient mimer leur quotidien ? Comment faire pour mettre en scène la honte tout en s’en distanciant, comment préserver les preuves des crimes de la colonisation sans verser dans un reenactment mimétiquement dangereux ?
Autre musée de la honte, du moins dans l’esprit du toujours incisif Éric Chevillard, le Muséum de l’histoire naturelle, où l’auteur passe sa nuit au beau milieu d’animaux naturalisés et d’espèces éteintes, lançant un pastiche d’enquête policière pour trouver le responsable de ces extinctions massives : « Je tiens le responsable. Il est dans mes souliers. Je l’ai solidement lié avec mes paires de lacets. L’exterminateur, le pollueur, le forestier pyromane. L’homme qui ne sait plus nommer le monde. L’homme qui le débaptise. La sixième extinction massive, nous le savons, est celle dite de l’anthropocène, l’ère de l’homme. Triomphe de notre ingéniosité, nous sommes devenus égaux, en termes de dévastation, au plus contondant astéroïde, à la plus réfrigérante glaciation, aux plus violents cataclysmes ! »
Parlant de nuit au musée : quelques années avant le lancement de la collection d’Alina Gurdiel, dans le cadre de la célébration des dix ans du Mudam, le collectif ILL avait lancé un appel à un cadavre exquis littéraire, cadavre qui fut collectivement exposé par les auteurs impliqués (donc je fis modestement partie) pendant un marathon-lecture de douze heures, qui commença en début de soirée et finit au petit matin. De sorte qu’il ne serait que logique qu’un éditeur importe un jour au Luxembourg ce projet d’une nuit au musée, histoire de boucler la boucle.
Des aveuglements
Parfois aussi, et même particulièrement souvent, sur la scène romanesque, le musée devient le lieu où se perd la vue. Dans son Syndrome de l’Orangerie publié à la rentrée littéraire, le toujours prolifique et digressif Grégoire Bouillier nous rappelle notamment que Monet a peint ses innombrables nymphéas alors qu’il était quasiment aveugle, inventant, comme le dit l’auteur, non seulement son sujet, mais aussi la peinture abstraite et sérielle – ce serait son obstination face à un sujet qui se dérobe qui l’aurait poussé à peindre encore et encore un seul et même motif, car on ne peint jamais que la peinture tout comme ce dont on parle avant tout dans les livres, c’est de littérature.
Grégoire Bouillier n’est pas le premier à s’être interrogé sur l’obsession de l’artiste à voir voulu peindre, pendant des années et des années, des nymphéas. Pour Alessandro Baricco, qui ne consacre à l’énigme qu’une vingtaine de pages de son roman City (Bouillier, lui, arrive à 430), Monet peignait le vide, pour Bouillier, il peint la mort – car si Bouillier lie le projet des nymphéas au décès de son épouse Camille, morte d’un cancer des ovaires, l’auteur se rend compte qu’avec Camille, c’est aussi son sujet qui meurt.
Ce n’est plus le peintre, mais son observateur qui devient aveugle dans le récit de Daniele Del Guidice, dont le personnage principal, Barnaba, fait le tour de plusieurs musées pour y voir un dernier tableau avant qu’il ne perde la vue définitivement. Au musée de Reims, alors qu’il cherche à voir le Marat assassiné – Marat était d’ailleurs un médecin spécialisé dans le soin des aveugles –il fait la connaissance d’Anne, qui lui décrira ce que lui ne voit déjà plus très bien : « Quelle importance cela peut-il avoir si je me souviens de ces tableaux tels qu’ils sont, ou comme j’ai essayé de les voir, ou comme elle me les a décrits ? ». Les yeux de Mona de Thomas Schlesser repose sur des prémisses très similaires, sauf qu’ici c’est un grand-père qui montre à sa petite-fille les grands chefs-d’œuvre de l’art avant qu’elle ne perde (peut-être) la vue. On voit que l’idée du roman est très proche du récit de Del Giudice, même si les deux textes ne pourraient être plus différents dans la tonalité, ampoulée et pédagogique au possible chez Schlesser, discret et mélancolique chez Del Guidice.
Tout se passe comme si on voulait dire qu’entre le réel et le tableau, et entre le tableau et son observateur, il y a un aveuglement. Une incompatibilité. Une impossibilité de voir ce qu’il y a à voir. Une manière de passer à côté, de mal comprendre. Une invention de tous les côtés, l’artiste inventant son sujet plus qu’il ne le peint, et le spectateur inventant à son tour le tableau. Pour paraphraser Pierre Bayard parlant de la syllepse comme manière de parler de livres – s’il y a bien une seule œuvre réelle au sens ontologique du terme, le discours qui tourne autour est aussi multiple que le regard des spectateurs. « Il paraît qu’il existe plus de cent cinquante portraits du visage de Marat, et pas deux qui se ressemblent », dira Anne à Barnaba.
Entre Bouillier et Del Giuidice, entre Monet et Barnaba, entre l’Orangerie et le musée de Reims, se pose la question du regard : qui regarde quoi, dans quel contexte, selon quel parcours personnel. Monet peint ses nymphéas, Barnaba regarde Marat, tous deux aveugles ou presque : comme si l’art et le musée avaient affaire avec l’effacement, avec la peur de mal voir, de ne plus voir, de perdre le sens et la compréhension des œuvres et, par-là, du monde. Car comme écrivait Beckett : « dès que l’on parle de peinture, on fait de l’esthétique générale, on fait de l’anecdote, on fait des catalogues raisonnés, ou alors on se livre franchement à un bavardage désagréable et confus. »