Un entretien avec le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration Jean Asselborn (LSAP)

L’Europe, les frontières et un virus

d'Lëtzebuerger Land du 28.08.2020

d’Land : Pour faire face à l’arrivée du coronavirus en Europe et en freiner la propagation, le Luxembourg a décrété l’état d’urgence dès le 16 mars et confiné la population durant presque deux mois, jusqu’à la mi-mai. C’était alors une action sinon coordonnée, au moins parallèle avec nos pays-voisins. Mais contrairement à la France, la Belgique et, surtout, l’Allemagne, le Luxembourg n’a jamais fermé ses frontières. Pourquoi ?

Jean Asselborn : La réponse est aussi simple que pragmatique : Parce que nous aurions étouffé alors… Il serait utopique de croire que nous pourrions habiter dans nos seuls 2 500 kilomètres carrés. Vous savez, vers 1900, le Luxembourg comptait en tout et pour tout 200 000 habitants, alors qu’aujourd’hui, 200 000 travailleurs traversent tous les jours nos frontières. Si on les avait fermées, ils n’auraient plus pu venir travailler dans nos maisons de soins, nos hôpitaux, nos commerces. Le 17 mars, l’Union européenne a décidé la fermeture de ses frontières extérieures, et au début, j’en étais rassuré en me disant que cela impliquait que les frontières intra-européennes allaient rester ouvertes. Eh bien, pas du tout. Je me souviens des soirées passées ici jusqu’à tard, avec mon équipe, pour mettre en place un système de laisser-passer pour les frontaliers, pour qu’ils puissent continuer à travailler.

Alors que Bruxelles et Paris restreignaient la liberté de circuler de leur population sur tout leur territoire, l’Allemagne a carrément réinstauré des contrôles à ses frontières. Cette restriction de la liberté de circuler, et la facilité avec laquelle cela a pu se faire, a choqué les habitants des deux côtés des frontières, qui se sont rappelées les heures sombres d’il y a 80 ans. Vous avez toujours mis en garde devant la rupture symbolique de cette fermeture. Combien d’efforts diplomatiques ont été nécessaires pour rétablir la libre-circulation ?

J’ai été touché par les récits des habitants de certains villages sur la frontière, notamment le long de la Sûre, dont la vie se déroule normalement dans les deux pays, et qui a été brutalement interrompue d’un jour à l’autre. En temps normal, on a 19 passages de frontière avec l’Allemagne, et là, soudain, il n’y en avait plus que cinq ou six. Au-delà d’Echternach, tout était carrément fermé. Ce qui impliquait que tous les Allemands de la région de l’Eifel devaient faire des détours de cinquante ou soixante kilomètres pour venir travailler. Par mes interventions à tous les niveaux, on a réussi à faire rouvrir quelques points frontières supplémentaires, comme à Dasbourg. Ce que les Allemands ont fait était complètement irrationnel. Je peux comprendre qu’on restreigne les vols, parce que des gens venant de régions où le virus est très présent pouvaient l’importer. Mais dans une région, entre deux pays, cela ne fait aucun sens : on n’arrête pas un virus avec des mitraillettes ! On a alors connu une Europe où les médicaments ne circulaient plus, où le transit de vivres a même été freiné par d’énormes files aux frontières et où de nombreux Européens étaient bloqués à l’étranger ou dans des zones de transit. En mars-avril, l’Europe était à terre et l’Union a mal réagi.

Fin mai, début juin, tout semblait peu à peu se normaliser jusqu’à ce que le Robert Koch Institut (RKI) mette le Luxembourg sur sa liste rouge des « pays à risques » à la mi-juillet. Il redevenait alors plus difficile de traverser la frontière durant plus d’un mois (risque de quarantaine etc). Et vous avez à nouveau eu recours à tous les ressorts de la diplomatie – citation de l’ambassadeur allemand au ministère, interviews, interventions à Berlin – pour que cela cesse (le 20 août). Une fois les chiffres de nouvelles infections baissées, le RKI a retiré son alerte… Pour combien de temps ?

Les mesures qui ont été prises à ce moment-là, à savoir des obligations de tests ou de quarantaines pour ceux qui voyagent, sont certainement beaucoup plus efficaces pour lutter contre la propagation du virus que des contrôles aux frontières. Mais on nous a alors rapporté des cas de malades dont des opérations étaient prévues à Hombourg ou à Trèves, et qui ont carrément été annulées. C’est inacceptable. Nous savions que le RKI avait ce critère de cinquante nouvelles infections sur 100 000 habitants pour lancer l’alerte pour une région ou un pays, mais ce que nous contestons, c’est le lien mécanique entre ce seul critère et la mise en place de mesures si drastiques. Les Allemands ne regardent que ce chiffre, alors qu’il faudrait considérer aussi d’autres données : le fait que nous testions beaucoup par exemple : nous atteignons désormais parfois 10 000 tests par jour, contre 800 en Allemagne ou 4 000 au Danemark. C’est exactement ce que préconise l’ECDC (European Centre for Disease Prevention), qui vient de féliciter officiellement le Luxembourg pour son approche. Je suis intervenu auprès du président allemand Frank-Walter Steinmeier et auprès de mon homologue Heiko Maas pour leur expliquer la particularité du Luxembourg et l’importance du travail frontalier et je les ai suppliés de considérer aussi le contexte et les rapports de causalité. Mais les chiffres des nouvelles infections sont à nouveau en train de remonter en ce moment, avec les retours de vacances, alors il se pourrait tout à fait que nous nous retrouvions sur la liste rouge.

Ces revirements permanents interpellent : quelle est encore la place de la politique, alors que la science semble dicter la marche à suivre ? Si l’épidémiologie a pour mission de sauver des vies, la mission de la politique serait de faire société, de concevoir le vivre ensemble. Est-ce qu’elle est encore à même de le faire ?

Effectivement : appliquer rigoureusement une norme scientifique, qui implique mécaniquement certaines conséquences, c’est une chose. Ce que je reproche à l’Allemagne, c’est le geste politique de fermer les frontières, ce qu’elle fait de facto. Nous avons désormais fait plus de tests au Covid-19 de ressortissants de la Sarre que la Sarre n’en a fait sur tout son territoire ! J’ai appris le 19 août que le RKI allait nous retirer de sa liste rouge le lendemain, mais la Sarre et la Rhénanie-Palatinat ont néanmoins continué à demander tests et quarantaines pour ceux qui venaient du Luxembourg. Je suis reconnaissant à ma collègue Malu Dreyer (ministre-présidente de Rhénanie-Palatinat) pour les efforts qu’elle a faits pour débloquer la situation. Toute l’attitude allemande est injuste et illogique. La France par contre nous a traités avec beaucoup plus de délicatesse et de diplomatie et je leur en sais gré – il n’y pas eu la même crispation qu’avec Berlin. Et les Belges ont fait un mélange des deux : ils ont bien un conseil scientifique qui a ses critères, mais ils n’oublient jamais le facteur humain.

En même temps, l’Europe a fermé ses frontières extérieures, cimentant l’idée de la « forteresse Europe ». Quand est-ce que ces frontières vont définitivement rouvrir ?

Nous en discutons chaque semaine, et la liste des pays tiers dont les ressortissants peuvent entrer dans l’Union européenne est constamment adaptée. Au Luxembourg, nous devons le faire par règlement grand-ducal, la dernière adaptation date du 21 août. Il y a désormais onze pays dont les ressortissants n’ont pas besoin de tests, du Canada à la Thaïlande, en passant par le Ruanda ou la Géorgie (les USA n’en font toujours pas partie, ndlr.). Pour les autres pays, il y a une obligation de prouver par un test qui n’a pas plus de 72 heures que le voyageur n’importe pas le virus. En dernier, nous avons dû fermer l’Algérie. Et c’est bien-sûr aussi toujours un geste politique. Quand l’Espagne doit interdire l’immigration aux Marocains, leurs voisins directs, c’est violent. Mais lorsqu’un voyageur malade d’un pays tiers foule du pied un pays de l’UE, il peut ensuite se déplacer librement dans tout l’espace Schengen, ce qui rend ces limitations à l’immigration indispensables. Toutefois, le Luxembourg, qui n’a guère de frontière extérieure à part le Findel, ne prend pas une part prépondérante à ces discussions.

Ces restrictions sont particulièrement douloureuses pour les migrants et ceux qui voudraient demander l’asile politique ici. En tant que ministre de l’Immigration, vous avez vu les nouvelles arrivées de demandeurs de protection internationale (DPI) baisser à quelques dizaines seulement en avril, mai ou juin. Que va-t-il advenir de ceux qui restent bloqués dans les camps en Grèce ou en Italie ?

Dès la mi-mars, nous avons inclus une exception dans le règlement grand-ducal décrétant l’état d’urgence pour les DPI, qui impliquait qu’ils pouvaient toujours déposer une nouvelle demande. Mais l’effet en était limité, vu que les frontières extérieures étaient fermées. Néanmoins, quelque 14 000 personnes sont arrivées de Libye via la mer en Italie et à Malte cette année et les camps sont pleins. Au Luxembourg, le problème actuel est surtout que nous n’arrivons plus à évacuer les gens des foyers ou des zones de transit comme le centre de rétention, même si leur demande est infondée ou l’asile leur est refusé. Le Lëtzebuerger Flüchtlingsrot demande désormais que nous traitions les cas qui tomberaient sous les critères de Dublin au Luxembourg, comme s’ils avaient déposé leur première demande ici, mais nous ne pouvons pas faire ça. Il y a des règles européennes à appliquer. Néanmoins, en plein confinement et pour montrer l’exemple, nous étions les premiers en Europe à faire venir chez nous des migrants mineurs en provenance des camps en Grèce et nous sommes toujours parmi ceux qui acceptent d’accueillir des migrants sauvés en mer par des bateaux humanitaires. Récemment, on avait un autre blocage à l’Immigration parce que le système Eurodac ne fonctionnait pas et que donc aucune empreinte ne pouvait être prise et vérifiée – ce qui est un préalable à un dépôt de demande – mais cela devrait être réparé à l’heure où nous parlons (mercredi après-midi, ndlr.).

Le coronavirus semble avoir cimenté l’idée de Sartre que « l’enfer, c’est les autres » : chacun pouvant potentiellement être porteur du virus… Comment surmonter cela ?

Il faut comprendre que le port du masque est un geste de solidarité : on ne se protège pas seulement soi-même, on le porte surtout pour protéger les autres. Il faudrait une approche plus uniforme dans toute l’Europe, avec des règles de distanciation sociale et des gestes barrières qui soient les mêmes partout. Je reviens de mon Tour de France à vélo où j’ai pu constater que le port du masque est rigoureusement appliqué en France, alors qu’en Allemagne, pas du tout. Je suis persuadé qu’on peut lutter contre le virus sans forcément détruire tous les acquis européens. Si nous démontons l’Europe maintenant, elle ne s’en remettra pas. Schengen est blessé, mais pas mort. L’Europe des citoyens et de la libre-circulation sont des valeurs beaucoup plus fondamentales que l’euro.

josée hansen
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