Arno J Mayer (1926-2023)

Le dissident

d'Lëtzebuerger Land du 22.12.2023

L’éditeur Verso Books a annoncé ce mardi la mort d’Arno J Mayer. L’historien émérite de Princeton, spécialiste de l’Europe moderne et contemporaine, était âgé de 97 ans. La nouvelle a trouvé très peu d’écho médiatique au Luxembourg, pays qui a vu naître et grandir Arno Mayer. Il passait pourtant régulièrement au Grand-Duché où ses parents étaient retournés en 1959, après leur exil new-yorkais. En 2004, Mayer était invité par le Grand-Duc à une audience privée, une reconnaissance officielle qui l’avait touché, presque malgré lui. « There is no doubt that his Luxembourgish origins pushed him to think historically beyond national patterns and political borders », écrit l’historien Enzo Traverso dans un portrait paru en février dans le New Statesman. Arno Mayer estimait qu’« être issu d’une petite nation vous force à regarder ailleurs ». Dans une interview-fleuve parue en 2002 dans Genèses, il ajoutait qu’« écrire une histoire nationale du Luxembourg est absurde, quand on pense à la manière dont ce pays a été façonné et dont il se nourrit culturellement. »

Arno Mayer naît en 1926 dans une Stater famille de la classe moyenne. « Juifs luxembourgeois entièrement émancipés », comme il l’écrit dans la préface à l’édition française de Why Did the Heavens Not Darken. Sa mère, Ida Lieben, a grandi dans le quartier de la Gare, son père, Frantz Mayer (Frank Mayer après la guerre), travaille comme négociant en gros. Mais dans la cour de récré de l’école Aldringen, le jeune Arno se voit confronté à l’antijudaïsme catholique inculqué à ses camarades dans les cours de catéchisme. « Quand on jouait au foot, et que je taclais quelqu’un […], je n’étais plus, comme avant, le ‘houeren Drecksak’, j’étais devenu le ‘houere Judd’ », se rappellera-t-il dans une interview accordée en 2013 à Forum. Et d’ajouter : « Je ne pense pas que cet antijudaïsme tout seul aurait emmené des millions de personnes dans les camps de concentration et d’extermination ».

Dans la nuit du 10 mai 1940, Frantz Mayer embarque ses enfants Arno et Ruth, son épouse et son père dans sa Chevrolet deux-portes. À cinq, ils fuient le Luxembourg, « avec quelques minutes d’avance sur la Wehrmacht ». Arno Mayer est alors âgé de quatorze ans. Sur son dernier bulletin scolaire de l’Athénée, qu’il récupérera des décennies plus tard, quelqu’un note : « Parti pour raisons inconnues ». La fuite durera huit mois, et passe par Verdun, Troyes, Cannes, Marseille, Oran, Oujda, Rabat, Casablanca, Tanger et enfin Lisbonne où la famille prend un paquebot direction New York. Elle arrive en janvier 1941. Les grands-parents maternels d’Arno Mayer avaient refusé de quitter le Grand-Duché. Ils sont internés à Cinqfontaines en 1941, déportés à Theresienstadt en 1943. Le grand-père y meurt de malnutrition en décembre de la même année, la grand-mère survit et témoignera « par bribes, sans emphase et sans révolte », comme l’écrira son petit-fils.

Arno Mayer s’inscrit à la George Washington High School, le même lycée fréquenté alors par un autre réfugié nommé Henry Kissinger. En 1944, Arno Mayer adopte la nationalité américaine et rejoint l’armée. Commence alors le chapitre le plus bizarre de sa biographie, dont il n’a longtemps pas eu le droit de parler. Le néo-Américain est posté en Virginie, dans une base militaire qui, officiellement, n’existait pas, ou alors uniquement sous un nom de code : « PO Box 1142 ». Les services secrets américains y tenaient prisonniers des hauts gradés militaires et scientifiques nazis (dont Wernher von Braun), et ceci dans des conditions totalement surréalistes : court de tennis, swimming pool, soirées de cinéma et sorties de shopping.

Il pensait partir en guerre « to beat the shit out of the Germans », il se retrouve à garder des nazis en Virginie, affublé du titre fantaisiste de « moral officer » : « Mes ordres étaient ‘to keep them happy’. Je m’occupais de tout : Je leur apportais des journaux, de l’alcool… Quand on me demandait ce que je faisais, je répondais : Je prépare la Troisième Guerre mondiale. […] Comme vous pouvez vous l’imaginer, pour un petit Juif du Luxembourg, c’était bizarre ! », racontera-t-il en 2013 à Forum. Netflix a consacré un court documentaire à ce programme, sous le titre de Camp Confidential – America’s Secret Nazis (2021). Arno Mayer y apparaît comme un des principaux témoins. Il parle de la haine que lui inspiraient ces prisonniers VIP : « As far as I’m concerned, they were sons of bitches, and I wanted them dead. »

Le GI-Bill permet à Arno Mayer de s’inscrire à l’université. Il passe une thèse en sciences politiques (avec une spécialisation en relations internationales) à Yale, et se lie d’amitié avec Herbert Marcuse, un support qui lui permettra de tenir dans l’atmosphère « lourde » de la guerre froide et du maccarthysme. Il enseignera à Brandeis, Harvard puis, à partir de 1961, à Princeton, où il passera le reste de sa carrière. Arno Mayer se décrit comme « un dissident de gauche », un marxiste hétérodoxe influencé par Gramsci, Bloch et Marcuse. Dans les années 1970, il suit ses étudiants dans des actes de désobéissance civile contre la guerre au Vietnam. Après les attentats du 11 septembre 2001, il sera un des premiers à mettre en garde contre « la tentation de la guerre » et son manichéisme : « Les temps vont être une fois encore sombres pour les êtres pensants et, comme toujours, pour les damnés de la terre », écrit-il dans un article intitulé « réflexions intempestives », publié par Le Monde le 27 septembre.

Arno Mayer a travaillé sur une grande variété de sujets, déclinés pour la plupart à l’échelle européenne : l’histoire de la diplomatie, la révolution et « l’anti-révolution », la Shoah, le sionisme. Dans la préface à son dernier livre, il se classe « parmi les ‘lumpers’, les rassembleurs, plus que parmi les ‘splitters’, les diviseurs ». Le livre Why Did the Heavens Not Darken, paru en 1988, lui vaut un (très) mauvais procès. À l’origine de celui-ci, un court passage : « Les sources dont nous disposons pour étudier les chambres à gaz sont à la fois rares et peu sûres » (page 406 dans l’édition française). La phrase sera totalement sortie de son contexte par les négationnistes qui tenteront de se l’approprier. Or, elle est suivie par « […] les agents SS effacèrent consciencieusement les traces de leurs activités meurtrières et en détruisirent les instruments » et introduit un alinéa où Mayer décrit la destruction systématique par les nazis des traces de leurs crimes. Le manuscrit avait été relu par Raul Hilberg, Hans Mommsen et Pierre Vidal-Naquet, mais une citation tronquée aura suffi à provoquer le scandale.

La Persistance de l’Ancien Régime restera comme son magnum opus, de l’appréciation même de son auteur. Le livre aurait été partiellement inspiré par ses observations au « PO Box 1142 », disait-il à Forum, expériences qui lui auraient « ouvert les yeux sur la complicité entre l’Ancien Régime et le régime nazi ». (Il put ainsi suivre de très près les interactions entre les généraux de la Wehrmacht et les commandants Waffen-SS.) Paru en 1981 et dédié à Herbert Marcuse, le livre traite des élites aristocratiques et de leur domination politique tout au long du XIXe siècle, jusqu’en 1914, le début de ce que Mayer désigne par « nouvelle guerre de Trente Ans ». Le livre avance une thèse hardie : Malgré l’ébranlement politique de 1789, « l’élément féodal » aurait réussi à garder le contrôle sur la société européenne.

Ce n’est que tardivement qu’Arno Mayer se met à publier sur Israël. Cette retenue lui était peut-être dictée par le respect pour son père. Frank Mayer était consul général honoraire d’Israël de 1971 jusqu’à sa mort en 1976. Il avait été l’un des fondateurs du mouvement sioniste au Luxembourg et avait compté parmi les initiateurs de la ferme pédagogique à Altwies, où des Juifs préparaient leur alyah dans les années 30. Frantz Mayer était entré en contact avec le sionisme (de gauche et laïque) durant ses années d’études à Heidelberg, où il s’était lié d’amitié avec Judah Magnes et Ernst Simon, qui plaidaient tous les deux pour un État binational juif-arabe en Palestine. (Proche du philosophe Martin Buber, Simon restera un ami de la famille, et Arno Mayer le rencontrera régulièrement en Israël.)

La « visite » d’Ariel Sharon sur le Mont du Temple en septembre 2000, et la Deuxième Intifada qu’elle provoque, poussent Arno Mayer à rédiger une tribune libre qui sera finalement publiée dans Le Monde : « Si Israël ne veut pas continuer à gaspiller ce qui lui reste de capital diplomatique et moral, il lui faut préparer le terrain à la liquidation de toutes les implantations et au rapatriement de tous les colons », écrit le professeur émérite de Princeton.

Son dernier livre, Plowshares into Swords – From Sionism to Israel, est éditée en 2008 par Verso, la maison d’édition de la New Left Review (la version française est parue chez Fayard). Dans la préface de cette histoire « critique » et « désenchantée » du sionisme, Arno Mayer se décrit comme « un Juif non juif » (une expression empruntée à Isaac Deutscher), « un sioniste non sioniste » et « un membre invétéré de la diaspora ». Il note aussi qu’« en tant que natif du Luxembourg, qui est sans doute le plus petit État pleinement souverain du monde, je suis profondément perturbé par le refus d’Israël d’admettre que son avenir ne réside ni dans son Dieu ni dans son glaive, mais dans le concert des puissances mondiales et régionales ».

Bernard Thomas
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