La galerie Modulab dévoile de somptueux dessins de Jean-Louis Micha réalisés dans un cadre de temps contraint

De quelques formes du silence

d'Lëtzebuerger Land vom 26.09.2025

Après un détour estival par le Salon international du dessin de Marseille, la galerie Modulab emmenée par Aurélie Amiot est de retour à Metz avec J’hésite pour les tulipes, une exposition qui met à l’honneur la production graphique de Jean-Louis Micha. Soit l’occasion de découvrir l’œuvre rare de l’artiste liégeois, qui sera présent avec la galerie messine à la prochaine Luxembourg Art Week aux côtés d’Irma Kalt, Luc Doerflinger, Pierrick Naud et Estelle Chrétien.

À l’heure où des « clairs-obscurs » idéologiques polarisent l’espace public, il s’avère d’autant plus nécessaire d’œuvrer à des passages plastiques. Ce à quoi parvient Jean-Louis Micha au moyen de valeurs de gris obtenues à l’encre ou à la pointe graphite. L’artiste, qui a étudié à l’Académie royale des Beaux-arts de Liège, a quitté la peinture et ses couleurs fastueuses il y a une quinzaine d’années pour se vouer exclusivement à l’art du dessin et à ses multiples nuances. Jamais noirs et rarement parés de blanc, les papiers métis de Micha convoquent tour à tour le silence, la solitude, le retrait de l’atelier où s’élabore en secret un travail de deuil sur le bruit et la fureur du monde. Dans ce qui s’apparente à une sorte de recueillement, il y a le compagnonnage intime des fleurs dont la représentation convoque la nature morte, un genre longtemps méprisé dans lequel ont excellé les Flamands. Ainsi transparaît dans une forêt de gris un magnifique bouquet réalisé sur voile et fibre de verre (Les Heures, 2023), un support qui introduit au contact de l’encre une part d’aléa dans le rendu final.

Ailleurs, on entrevoit le fourbi de l’artiste, telle cette paire de godasses dans son atelier, allusion à Van Gogh et hommage à l’anecdotique, à l’ordinaire, à la tranche de vie qui se mire dans ses plis familiers (At Studio, 2024). Lorsque le dessin est mis au service de l’écrit, l’artiste privilégie la légèreté et l’autodérision en s’adressant des private jokes : « STOP SMOKING DRAWINGS / No (more) Smoking drawings / Less smoking drawings / Just a little bit smoking drawings » (Smoking / No smoking, 2025). La bonne intention fléchit, en même temps que l’inscription s’achemine vers son effacement. D’autres énoncés se tiennent sur le registre de la confidence existentielle (« Too emotionnally involved » ; « I’m too small for anxiety »). Cette approche de l’intime trouve sans doute sa plus belle manifestation dans Considération(s) domestique(s) / un paysage (2025), où 28 feuillets mis ensemble donnent à voir un froissement de drap comme une vaste étendue de dunes. Voici l’œil du regardeur suspendu à une hésitation perceptive, entre la scène d’intérieur et l’émergence d’un dehors. On songe, par analogie, à certaines visions métaphysiques et poétiques d’Andreï Tarkovski, à sa façon de charrier les échelles de temps et de lieu, dans Stalker (1979) et Le Sacrifice (1985). Une référence assumée, puisque Micha s’est déjà inspiré du cinéaste russe dans un dessin de 2021 (After Tarkovski).

À l’exception de Les Heures, les œuvres réunies à Modulab ont en commun d’être assujetties à une contrainte de temps. « Toutes les pièces ici répondent à un protocole que je me suis imposé il y a deux ans : une pièce doit absolument être terminée le jour où elle a été démarrée pour ne pas être dans le sur-dessin ou l’endimanchement », confie l’artiste belge. Et d’ajouter : « Je considère la forme du dessin en temps de vie, et la vie étant relativement comptée, j’estime que le dessin ne doit pas devenir un labeur qui vient contredire la vie, mais plutôt suivre celle-ci. » Une limitation de durée qui est aussi refus de la virtuosité, que les salons ne cessent selon lui d’encourager. Poreux aux traditions picturales, l’art de Micha l’est aussi aux mœurs de son temps. Certaines de ses figures évanescentes et mélancoliques proviennent du flux des mass media ou des archives Prelinger dont le plasticien est un inconditionnel. Dans un ensemble de quatre dessins dont l’intitulé reprend le premier vers de The Star-Spangled Banner, l’hymne américain (By the dawn’s early Light, 2024), le domestique entre en collision avec le politique.

Deux images relatives à l’ascèse de l’artiste (une nature morte ; le dessin écrit Smoking / No smoking) interfèrent avec des images du pouvoir : d’un côté le portrait d’un rapace, un faucon, qui désigne métaphoriquement l’état-major américain ; de l’autre, le beau visage d’une fille, bouche ouverte, que le peintre a isolé de son contexte initial, la cérémonie d’investiture de Donald Trump où exerçait la jeune choriste de la Royal Navy. « C’est une image à la fois familière, intime, qui a l’air de proférer quelque chose, et en même temps c’est une image qui est très loin de moi », remarque Micha. « Il y a un choc entre l’information objectivable et en même temps, c’est un portrait de jeune femme. On voit une tension entre une certaine idée de la domesticité de l’image, qui serait de l’ordre de la peinture de cabinet, et quelque chose qui nous déborde. » Autre façon de mettre en rapport le règne animal et l’arène politique, le recours à la figure du roitelet qui apparaît en filigrane dans Politics (2025). L’opacité de la représentation requiert de la part du spectateur un peu de temps pour qu’apparaissent au moins trois exemplaires de l’oiseau. « C’est une figure, l’oiseau, qui revient souvent dans mon travail, notamment en tant que lieu du pouvoir. Dans l’histoire de la peinture, l’oiseau est en bonne place sur le podium de la figure du mal la plus représentée comme incarnation du pouvoir, mais aussi incarnation de la fragilité et de la vanité dans le cas de l’oiseau mort », précise l’artiste.

À l’autre extrémité, c’est la transparence de la représentation qui joue à plein régime, en tant que leurre, à travers ce cygne gisant au sol sur le dos, ailes déployées, que l’on prend en affection (Die Verlockung, 2025) ; il s’avère que le modèle de cette vanité est un appât pour chien de chasse vendu en ligne aux États-Unis… Jeu avec les signes, les écarts d’échelles, les procédés de décontextualisation qui restituent l’image à des configurations signifiantes renouvelées, font de l’instabilité du visible la matière même du travail de Jean-Louis Micha. Quant aux tulipes mentionnées dans le titre de l’exposition, il n’y en a guère. Ne subsistent alors que le plaisir et l’humour de convoquer une absence… rendue présente par le simple d’être désignée. Les puissances du langage sont infinies.

Exposition

Loïc Millot
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