Une ribambelle de rapports éclaire sur les enjeux de l’après pandémie en matière de télétravail et de productivité

Le temps des questionsEmplois de bureaux

d'Lëtzebuerger Land du 02.07.2021

À la faveur de la crise sanitaire, le télétravail a connu une accélération sans précédent, touchant même des secteurs où il était très limité et créant une situation difficilement réversible au sortir de la pandémie. Les économistes s’interrogent depuis plusieurs années sur l’impact de cette pratique sur la productivité du travail mais aussi sur ses effets dans d’autres domaines comme l’immobilier. L’étude de référence reste l’article académique, riche de 54 pages, publié en mars 2015 par des chercheurs de l’université de Stanford en Californie (« Does Working from Home Work ? Evidence from a Chinese Experiment »). Elle a été menée sur un échantillon de mille personnes travaillant chez Ctrip, une grande agence de voyages en ligne chinoise (16 000 salariés). Les employés des centres d’appels qui se sont portés volontaires étaient assignés au hasard, soit à travailler à domicile pendant quatre jours par semaine, soit à venir au bureau, pendant une durée de neuf mois.

Le travail à domicile a entraîné une augmentation de treize pour cent de la productivité, à hauteur de 70 pour cent comme conséquence d’une diminution des pauses et des jours d’arrêt-maladie et de trente pour cent en raison d’un plus grand nombre d’appels traités par minute, permis par un environnement de travail plus silencieux et plus pratique. Les travailleurs à domicile ont également signalé une amélioration de la satisfaction au travail et leur turnover a été réduit de moitié. En raison du succès de l’expérience, Ctrip a élargi l’option à l’ensemble de l’entreprise : la moitié des employés ont choisi le travail à domicile, et leur productivité a alors augmenté de 22 pour cent ! 

En juillet 2016 le cabinet français de ressources humaines Kronos est arrivé à un résultat identique, 22 pour cent étant « le gain moyen en productivité en télétravail grâce à une réduction de l’absentéisme, à une meilleure efficacité et à des gains de temps ». En mars 2021, un an après le début de la pandémie et la généralisation du télétravail, l’institut Sapiens, un think tank français, parvenait à une estimation de plus 23 pour cent en productivité, pour des raisons multiples. Parmi elles, la réduction des « distractions et perturbations » telles que les pauses-café, les déjeuners à rallonge ou le bruit. Les économies de temps de trajet domicile-bureau n’ont pas seulement été « investies » en heures de travail supplémentaires : elles ont permis aux salariés de dormir un peu plus, donc d’être en meilleure forme et d’avoir davantage de vie de famille. Autres éléments positifs : le travail à distance permettrait d’augmenter la motivation et la responsabilisation des salariés tout en résolvant « les nombreux dysfonctionnements managériaux », souvent sources de conflits ou d’absentéisme.

Mais d’autres études récentes sont venues doucher l’enthousiasme des salariés et des employeurs. C’est notamment le cas de celle publiée en mai 2021 par l’université de Chicago à laquelle des magazines comme The Economist au Royaume-Uni et Challenges en France ont donné un large écho. Comme celle de Stanford, l’étude « Work from Home & Productivity : Evidence from Personnel & Analytics Data on IT Professionals » a porté sur une entreprise asiatique (dans la technologie cette fois), mais avec un échantillon beaucoup plus grand, plus de 10 000 salariés ayant été observés. Le premier constat est plutôt positif : les salariés restés chez eux ont travaillé, en termes de temps, trente pour cent de plus qu’en présentiel avant la pandémie. Mais ces heures additionnelles ne se sont pas révélées très productives, tout au contraire. Les auteurs distinguent en effet deux catégories d’heures. Celles de « concentration » qui correspondent à un travail effectif, et celles de « collaboration » qui mesurent le temps passé en réunions diverses.

Les calculs montrent que, conformément aux travaux déjà connus, la productivité a effectivement augmenté pendant les « heures de concentration ». Mais celles-ci ont diminué, par rapport à ce qu’elles étaient en présentiel, au profit des « heures de collaboration » peu efficaces, qui ont absorbé presque tout le temps supplémentaire. Au final « la production n’a pas changé de manière significative », ce qui fait que la productivité horaire -prenant en compte la totalité du temps de travail- a diminué de vingt pour cent ! L’augmentation du nombre de réunions s’expliquerait par la difficulté à organiser et à coordonner le travail d’équipe quand les gens sont géographiquement dispersés. Paradoxalement les « réunions inutiles et chronophages qui nuisent à la productivité » dénoncées en présentiel (selon l’étude Sapiens) se sont retrouvées, avec le même résultat, en télétravail. Les auteurs estiment que le simple fait de les limiter aurait un effet très positif sur la productivité.

De plus ils considèrent que, contrairement aux centres d’appel étudiés par Stanford en 2015, où les tâches étaient simples et faciles à transposer du présentiel au télétravail, les fonctions qu’ils ont observées étaient plus variées et plus complexes, avec un processus d’adaptation au télétravail plus difficile et plus long à mener. L’étude de Chicago ayant été interrompue en août 2020, il est vraisemblable les salariés concernés ont pu mieux s’organiser depuis. Une confirmation a été apportée par d’autres observations, comme celle menée au sein d’un institut de recherche japonais qui a basculé subitement en télétravail en mars 2020. La productivité aurait alors baissé d’environ quarante pour cent par manque de préparation, inadéquation des moyens techniques, absence d’échanges entre collègues et inadaptation du lieu de télétravail, notamment à cause de la présence de jeunes enfants.

Dans l‘étude « Télétravail : quels effets sur la productivité ? » publiée par la Banque de France le 4 juin 2021, les économistes Antonin Bergeaud et Gilbert Cette dessinent une « courbe des rendements décroissants » de la productivité en fonction de l’importance du télétravail. Ils montrent que jusqu’à un certain point (environ cinquante pour cent de la durée travaillée) la productivité augmente mais elle décroît ensuite fortement. Ces études, malgré leurs limites (elles sont souvent conduites dans un seul pays ou dans des secteurs peu représentatifs), apportent de l’eau au moulin des employeurs qui souhaitent revenir, au moins en partie, sur le télétravail.

Le secteur bancaire, qui s’est pourtant révélé un terrain d’élection pour le télétravail, sans dommages apparents, est à la pointe du mouvement. Les établissements européens organisent un retour progressif au bureau (en France par exemple, ils s’attendent à une présence des employés sur site de deux à trois jours par semaine). Aux Etats-Unis, où les grandes banques n’ont jamais été très favorables au travail à distance, jugé peu compatible avec les enjeux de l’activité et la culture d’entreprise, on est plus direct. « Si vous pouvez aller au restaurant à New York, vous pouvez aussi retourner au bureau. Nous avons besoin que vous reveniez », déclarait récemment James Gorman, le patron de Morgan Stanley, dont les bureaux ne seront cependant accessibles, à partir du 12 juillet, qu’aux seules personnes vaccinées, une mesure qui s’appliquera aux salariés comme aux clients.

Certains salariés ne demandent qu’à retrouver un environnement de travail « normal ». Ils ont pu éprouver les inconvénients du télétravail sur le plan personnel (risque de solitude, d’addiction aux écrans, de stress voire de troubles psychiques) et au niveau professionnel : l’étude de 2015 avait déjà montré que malgré une performance supérieure ils avaient moins de chances d’être promus. C’est pourquoi un de ses principaux auteurs, Nicholas Bloom, un professeur de Stanford souvent présenté comme le « gourou académique du télétravail », a déclaré être « un grand partisan du télétravail, mais deux ou trois jours par semaine, pas à temps plein ». C’est probablement l’opinion dominante aujourd’hui.

La pénétration du télétravail est très variable selon les secteurs. Elle est très importante (65 à 80 pour cent) dans le secteur de l’information et de la communication, élevé (50 à 65 pour cent) dans la banque et les assurances, mais culmine à quinze pour cent dans les transports en étant marginale (moins de cinq pour cent) dans l’hôtellerie-restauration. Selon une étude menée par The Economist, la part des emplois ne pouvant pas être effectués à distance en Europe allait de 56 pour cent (Royaume-Uni) à 69 pour cent (Italie), l’Allemagne et la France se situant à un niveau intermédiaire (respectivement 63 et 62 pour cent). Le télétravail concerne surtout les emplois de bureaux, quel que soit leur niveau. Son maintien à un niveau bien plus élevé qu’avant la crise sanitaire pourrait entrainer des transformations importantes sur l’immobilier d’entreprise. « La demande d’espaces de bureau dans des centres urbains très denses et dont les prix au mètre carré sont déjà très élevés devrait baisser en entrainant une baisse de ces prix, infléchissant une tendance observée depuis les années 1980 », selon une étude publiée en France en janvier 2021.

Mais la baisse de la demande de bureaux à l’issue de la crise n’est pas certaine : une étude américaine menée auprès d’un panel de dirigeants a montré que le recours au télétravail pourrait être contrebalancé par une augmentation de l’activité des entreprises « survivantes » à la sortie de la crise. Une perspective optimiste qui ne semble pas se rencontrer ailleurs, notamment en Europe où les investisseurs en immobilier d’entreprise se détournent des surfaces commerciales et de bureaux au profit des entrepôts.

Georges Canto
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