Le Financial Times lie une enquête sur un meurtre aux États-Unis à un groupe minier kazakh basé à Luxembourg

L'encombrant frontalier

La communauté d'affaires luxembourgeoise à Astana en 2017
Photo: Ministère de l'Économie
d'Lëtzebuerger Land du 11.09.2020

Real life thriller « FBI investigates deaths of mining executives in UK corruption probe », titre le très respecté, et très lu, Financial Times ce 2 septembre. Le journaliste Tom Burgis revient sur les décès de James Bethel, 44 ans, et Gerrit Strydom, 45, intervenus en mai 2015. Les deux hommes ont été retrouvés morts dans leur chambre d’hôtel à Springfield, dans le Missouri. Ces deux bikers parcouraient la route 66. Ils ont été fauchés en leur motel dans des circonstances inexpliquées, malgré l’autopsie… si bien que le dossier est resté ouvert auprès des autorités. Le FBI est dorénavant saisi de l’enquête, informe le FT, qui complète : James Bethel et Gerrit Strydom, originaires d’Afrique du Sud, venaient de quitter leur poste haut placés dans la hiérarchie africaine d’Eurasian Natural Resources Corporation, un groupe d’extraction minière. Ils devaient être entendus comme témoin dans une enquête (officiellement) ouverte en avril 2013 par le Serious Fraud Office. L’agence du gouvernement britannique spécialisée dans les grandes infractions financières internationales travaille sur des soupçons de fraudes et de corruption dans l’acquisition de mines au Congo. Le groupe a déménagé de Londres vers le Luxembourg dans les mois qui ont suivi. Le registre de commerce atteste de l’arrivée de la société au Grand-Duché dès mai 2013, alors qu’elle faisait encore partie des plus grosses cotations à la Bourse londonienne, d’abord sous le nom Eleanor Investments puis sous l’identité Eurasian Resources Group. ERG, sigle gardé par l’entreprise ensuite, est née aux Kazakhstan à la chute du bloc soviétique et le gouvernement luxembourgeois va, assez étonnamment, étaler sa relation avec le régime autoritaire d’Asie centrale, membre de la Communauté des États indépendants. En 2015, quelques mois après son investiture et quelques jours après son mariage, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) se présente à Astana. Au Forum économique, il livre une allocution et participe, par son statut de leader de l’Union européenne (dont il assurera la présidence dans cinq semaines) à légitimer l’État-propriété (richissime en minerais et en gaz) de Noursoultan Nazarbaïev, au pouvoir depuis l’indépendance en 1990. En marge du sommet, Xavier Bettel pose tout sourire en compagnie du président de l’Université de Tel Aviv, de l’Ambassadeur du Luxembourg en Russie et dans la région, Pierre Ferring (qui deviendra rapidement son conseiller diplomatique), et Alexander Machkevitch, l’un des trois fondateurs d’ERG, ce jour-là ordonné membre du conseil d’administration de ladite université. L’intéressé vit à Tel Aviv, mais à des intérêts, beaucoup d’intérêts, au Grand-Duché et dans les environs.

En 2017, Le Soir et Mediapart évaluent à 13,5 milliards d’euros, le magot entassé au Luxembourg par le « trio kazakh » à la tête d’ERG. Alexander Machkevitch a.k.a Sasha, 66 ans, et ses filles règnent sur la galaxie de structures luxembourgeoises ALM au sein de laquelle le patrimoine familial (comme des propriétés en Floride ou les actions ERG) est logé. Alijan Ibragimov, 67 ans, possède comme ses comparses autour de vingt pour cent d’ERG, lui via Silverfjord et Westfjord. Patokh Chodiev, 67 ans aussi, détient les parts par deux structures baptisées Eleanore I et II. Les soixante pour cent restants appartiennent au « Committee of the state property and privatisation of the ministry of Finance of the Republic of Kazakhstan ». Les associés font preuve d’une remarquable transparence. Les comptes sont relativement clairs. On retrouve d’ailleurs dans la documentation des exotismes liés à la nature quelque peu cleptocratique du régime kazakh (on devrait dire kazakhstanais pour ne pas limiter la désignation à la seule ethnie kazakh, soixante pour cent de la population), pourtant d’obédience socialiste. Les coûts de consultance incluent ceux pour une société détenue par le directeur général (quelques centaines de milliers d’euros) Benedikt Sobotka et ceux pour les deux représentants du gouvernement kazakh, deux ministres : quatre millions d’euros (soit deux millions chacun tous les ans).

De räichsten Areler Autre spécificité relevée par les médias belge et français sur base d’un document produit par la Sûreté de l’État, Patokh Chodiev (il est né en Ouzbékistan en 1953, alors sous l’URSS) est citoyen belge depuis les années 1990 (résident déclaré de Waterloo) et son « clan » (entre dix et vingt membres de sa famille) a élu domicile à Arlon (Land, 22.09.2017), pour se rapprocher, comprennent les journalistes de la fortune familiale, évaluée à plusieurs milliards et logée au Grand-Duché. La presse du Royaume voisin identifie en 2017, Patokh Chodiev comme la deuxième fortune de Belgique derrière Albert Frère. Difficile de dire si l’oligarque est passé en tête du classement depuis le décès de l’illustre homme d’affaires en 2018. Il est en tout cas certainement le plus riche des frontaliers, si tel est vraiment son statut. Car Patokh Chodiev indique sur les documents officiels une résidence en Suisse, à Wilen, comme son camarade Ibragimov. Pas facile non plus de suivre les fondateurs d’ERG. Leurs apparitions publiques sont limitées. La faute à un nombre de casseroles… qui (à notre connaissance) n’ont toutefois jamais mené à des condamnations.

Une recherche dans la revue de presse du SIP avec le mot clé Chodiev génère 124 résultats. Le Kazakhgate alimente la chronique depuis 1996. Le fournisseur d’énergie Tractebel attaque alors le marché kazakh. L’opérateur passe devant Enron et Gaz de France pour l’octroi d’une concession de transport de gaz. Le trio kazakh, proche du pouvoir, hérite de 55 millions d’euros de commission pour « consultance », l’État kazakh trente millions. Le Premier ministre d’alors tombe en disgrâce et est accusé de corruption. En Belgique en 2001, où l’oligarque a investi et s’est fait naturalisé, Patokh Chodiev est inculpé pour faux, association de malfaiteurs et blanchiment dans le cadre de transactions immobilières. Il sera blanchi en 2011 à la faveur d’une loi belge rendant possible les transactions financières (c’est-à-dire la possibilité de transiger moyennant paiement) en matière pénale. En l’espèce, Patokh Chodiev paiera 23 millions d’euros. La genèse de cette loi donne lieu au deuxième Kazakhgate. Selon Le Canard enchaîné en 2012, le président français Nicolas Sarkozy, qui veut vendre 45 hélicoptères au Kazakhstan, a poussé auprès de sénateurs belges l’amendement qui permettra au proche du président Noursoultan Nazarbaïev d’échapper à une condamnation quelques semaines après le vote. Des commissions ont circulé, révèlent les enquêtes médiatiques, entre différents intermédiaires. Mediapart et Le Monde soulèvent notamment (entre autres structures offshore) en 2014 l’existence d’une société luxembourgeoise, Omgadi, créée puis radiée sur la période, douze mois, durant laquelle les versements pour les hélicoptères et frais connexes, évalués à deux milliards d’euros, ont été réalisés.

Too shady for Mossack not for BIL Puis il y a les enquêtes médiatiques internationales : Offshore Leaks, Panama Papers et même Football Leaks. Les fondateurs d’ERG sont épinglés. L’on découvre via les premières révélations que le trio kazakh a acquis en avril 1998 une banque aux Îles Cook, International Financial Bank Limited. Une banque dans une juridiction peu regardante, c’est l’outil rêvé pour blanchir l’argent sale. Dans le cas d’ERG, les capitaux proviennent principalement de l’extraction minière pour la sidérurgie et l’industrie. Dans son ouvrage Kleptopia qui détaille le « système » d’accaparement des richesses naturelles du Kazakhstan par un happy few (ERG emploie 36 000 personnes, 28 sont payées depuis le Grand-Duché), le journaliste Tom Burgis (correspondant du Financial Times donc) détaille comment Chodiev, Ibragimov et Machkevitch se sont alliés à Noursoultan Nazarbaïev pour mettre la main sur les mines et gisements à vil prix lors de l’effondrement du bloc soviétique. Ont succédé des acquisitions dans des pays où la corruption est prégnante, en Afrique ou en Amérique du Sud. Puis le groupe aux 2,2 milliards d’euros annuels de chiffre d’affaires ne déclare pas tout. Tom Burgis parle de Russian Trading Scheme. Les minerais extraits des mines kazakhs ou les alliages sortis des fonderies sont vendus au-delà des frontières via une chaîne de sociétés écrans. « ENRC would get paid - but only a third of the profits. The rest was siphoned off as cash payments for the benefits of Sasha and his partners Chodiev and Ibragimov », écrit l’auteur. Les Football leaks lèvent le voile sur les réseaux des trois fondateurs. Les connexions directes ou indirectes avec des personnalités comme Donald Trump ou Recep Tayip Erdogan sont présentées dans un schéma faisant référence à un fâcheux épisode du trio. En septembre 2010, tous ses membres et d’autres partenaires d’affaires sont arraisonnées dans les eaux turques sur l’ancien yacht de Mustafa Kemal Ataturk, le Savarona, en compagnie de prostituées de 18 ans dans le cadre d’une enquête de mœurs (proxénétisme).

Last but not least, dans les Panama Papers, les journalistes du consortium international ICIJ mettent la main sur un email envoyé par un fournisseur de services de Guernesey, St Peters Trust Co Ltd, au cabinet Mossack Fonseca. Son client, Patokh Chodiev, cherche un nouveau gestionnaire paravent pour ses sociétés offshore dont les détails figurent déjà dans la correspondance en pièces jointes. Apparaissent des structures détenant des jets privés, mais aussi et surtout une société, Opus Ltd, qui, pour payer l’intermédiaire de Guernesey a recours à un compte ouvert auprès de Banque internationale à Luxembourg. De quoi éclaircir le mystère de l’amende de 4,6 millions d’euros prononcée par la CSSF en mars et publiée au mois d’août ? Celle-ci ont visé des dispositifs anti-blanchiment lors de contrôles en 2017 et 2018 sur un « périmètre restreint de sa clientèle ». Dans sa communication, la banque évoque des clients de la Communauté des États indépendants. « Aucune activité de blanchiment de capitaux n’a été identifiée », insiste la direction qui laisse comprendre qu’il s’agirait de contrôles un peu light sur l’origine de fonds… parfois difficilement traçables dans ces régions. Contactée pour vérifier le lien entre la sanction du régulateur et les fondateurs d’ERG, la BIL ne livre pas de commentaire. La présence du responsable de l’établissement pour le développement de la clientèle fortunée, notamment dans la CEI, à la droite du Premier ministre lors de la photo de groupe à l’exposition internationale d’Astana en 2017 témoigne en tout cas d’un lien entretenu. (La banque gère aujourd’hui de plus en plus les clients de la région (comme de Chine ou du Moyen-Orient) depuis la Suisse où elle a son centre de compétences.)

Líder Massimov L’exécutif et notamment Xavier Bettel travaille la relation avec le Kazakhstan (pays dont l’UE se rapproche concomitamment) et ERG avec un certain zèle. Le Grand-Duché envoie ainsi en 2017 à l’Exposition internationale d’Astana deux ministres de premier plan (le Premier et son second à l’Économie Etienne Schneider). Outre le soutien apporté par Arendt & Medernach, cabinet russophile, le pavillon luxembourgeois est largement financé par ERG et l’entreprise devient partenaire de l’aventure Space Resources. Xavier Bettel multiplie les rendez-vous avec les représentants du Kazakhstan, dont Amnesty et les Nations unies regrettent encore aujourd’hui qu’on puisse y interner les personnes handicapées ou pratiquer sur elles des interventions médicales sans leur consentement « libre et éclairé ». Rencontres en 2015 à Astana, puis à New York. En 2016 à Davos. En 2017 à Astana donc, notamment pour un jogging pépouze avec l’ancien chef de l’exécutif Karim Massimov, « my friend » signe XB dans un tweet, photos à l’appui.

Xavier Bettel participe ensuite en mai 2019 à la célébration des cinq années de business d’ERG au Grand-Duché. Le Premier ministre pose entre l’ambassadrice du Kazakhstan au Belux, Benedikt Sobotka (fraîchement nommé consul honoraire au Luxembourg) et… Alexander Machkevitch. Avant sa bromance avec le Premier ministre, l’oligarque avait noué le contact avec le Grand-Duché via l’ambassade de Russie et les relations de Jeannot Krecké. Le banquier de Poutine German Gref (Sberbank), ami de l’ancien ministre socialiste luxembourgeois (Land, 6.12.2019) , avait refinancé ENRC et ainsi permis le déménagement à Luxembourg. Aujourd’hui, aucun des fondateurs du groupe n’est condamné, mais Patokh Chodiev est inculpé en France pour blanchiment de fraude fiscale selon les médias belges. Contacté, le parquet affirme n’avoir aucune référence à ERG ou à l’intéressé dans les commissions rogatoires internationales.

Pierre Sorlut
© 2023 d’Lëtzebuerger Land